Le métier d’animateur n’est pas toujours une sinécure. Ses responsabilités sont, au contraire, énormes : jouer la « courroie de transmission entre lemonde et les jeunes »1 ne devrait pas s’improviser. Éducateur spécialisé et animateur, Carmelo Mammo a douté, s’est remis en question, ainterrogé ses pratiques et leurs finalités pour nourrir une réflexion plus globale sur le métier.
Il n’est pas rare d’entendre des anciens jeunes, jurer, la main sur le cœur que « la MJ » leur a « sauvé la vie ». Et des nouveaux jeunes, commeBilal, 17 ans, gouailler « c’est notre QG ! Quand la MJ est fermée, on est comme des clodos à la rue ». Moins formelles que l’école – et, surtout,moins obligatoires – mais plus « cadrantes » que la rue, les 144 maisons de jeunes agréées en Communauté française constituent des points derepère essentiels pour des milliers d’ados en quête de sens, de projets, d’écoute, de rencontres. Des lieux où ils peuvent grandir, s’exprimer etapprendre des savoirs qui ne se distillent pas forcément en classe ou dans la cellule familiale. Qui visent à « favoriser la citoyenneté active, critique et responsable desjeunes et à lutter contre toute forme d’exclusion », précise la FMJ (Fédération des maisons de jeunes)2.
Des lieux qui ont parfois du mal à trouver leur juste place dans le merveilleux secteur de la Jeunesse : derrière le vernis des belles ambitions citoyennes ne s’agit-il pasplus prosaïquement de canaliser les jeunes, de leur proposer des activités pour qu’ils ne traînent pas sur le bitume ? Le risque de glissement sémantique n’estpas nul. C’est parce qu’il y a été confronté et parce qu’il a une foi sans borne dans son métier que Carmelo Mammo interroge la fonctiond’animateur de maison de jeunes depuis des années. Il a couché ses doutes sur le papier lorsqu’il était sur le point de renoncer. Son livre « Espace en chantier»3 se lit comme le carnet de bord d’un animateur en déroute, qui retrouve peu à peu des raisons d’espérer et de construire.
Sortir du chaos
Éducateur spécialisé, animateur et à présent, coordinateur à la MJ du Thier-à-Liège4, Carmelo a pour ainsi dire passé savie en MJ… puisqu’il fréquentait déjà cette maison, qui est devenue son lieu de travail, il y a une vingtaine d’années. « De quatorze àvingt ans ! J’y ai passé des instants fabuleux qui ont contribué à la vocation », précise-t-il. La vision sans doute un peu idéalisée qu’ilavait de ces moments a probablement rendu la déception encore plus douloureuse lorsque les premières tensions ont commencé à pourrir l’ambiance de la MJ. C’estalors qu’il s’est décidé à suivre une formation Bagic (Brevet d’aptitude à la gestion des institutions culturelles) et qu’il « comprendl’importance qu’il y a à se former, à consolider par des acquis méthodologiques ou théoriques, la pratique de terrain. »
De projets concrets, la MJ du Thier n’en manque pas : les jeunes du quartier ont ainsi pu monter un atelier de rap et un de percussions orientales, enregistrer leur créationdans un studio de musique professionnel, créer un journal, s’initier à l’Internet, mettre sur pied un tournoi de mini-foot, organiser des soirées débats ouciné-club, faire de la radio, apprendre les techniques de la vidéo, de la danse, du graff, découvrir l’escalade et la plongée sous-marine… Au menuégalement, la rencontre de « l’autre », qu’il soit jeune intellectuel universitaire ou jeune en situation de handicap, et l’apprentissage de la participation. Etc’est précisément sur ce dernier point que les choses ont commencé à déraper. Les relations entre adultes et jeunes, au sein de la MJ ont pris le tourd’un duel pour le « pouvoir », à l’instigation de quelques fortes personnalités. Ce qui devait permettre l’apprentissage de l’autonomie et de laparticipation tourne bientôt à l’anarchie. Pour retrouver de la sérénité, les animateurs ne doivent plus seulement être dans l’agir mais aussi dansla réflexion. Mais comment se donner le temps de réfléchir aux comment et pourquoi lorsqu’on est submergé par les coups de gueule quotidiens et lesdégradations, d’un côté, et les impératifs purement administratifs, de l’autre ? La crise a atteint un tel niveau que Carmelo présente sadémission… « La recrudescence des actes violents avait transformé la salle d’accueil en champs de bataille », reconnaît l’éducateur. Il senoie. Il est urgent, vital, de répondre à la perte de sens dans laquelle la MJ s’enlise.
« On essaie juste de se faire entendre »
« J’ai eu besoin de me ressourcer, de confronter ma pratique à d’autres pratiques et à des théories », explique-t-il. Il s’accroche etl’équipe parvient à dépasser la crise. Au terme de sa formation, il se rend compte que son expérience peut aussi servir à d’autres : comment, audépart de son parcours singulier, transmettre des techniques, des méthodes ? « J’ai dû m’interroger sur la manière de réagir face àcertaines difficultés, à des comportements particuliers. Si l’on veut former les jeunes à la citoyenneté, au respect, les former à la prise deresponsabilités, ça demande une énergie énorme, des nerfs solides… et des moyens humains. Il faut donc donner des moyens pour former de bons animateurs et valoriserce métier qui est un vrai métier. J’ai eu la chance de suivre la formation Bagic, mais il faut déjà être dans le secteur pour y avoir accès. Pourquoi nepas reconnaître ce type de formation dans le cadre de la promotion sociale ? » À un certain niveau de réflexion sur le métier et les méthodes, il s’estdemandé comment, à son niveau, « passer du militantisme verbal, à un travail concret sur le terrain » où, le plus souvent, « chacun se débrouilleavec ce qu’il a. » Carmelo est à mille lieues du discours sécuritaire mais il constate que le public jeune n’est pas toujours facile à appréhender.« À l’adolescence, on a besoin de se confronter aux adultes et au monde. C’est dans la norme. Pour autant, les MJ ne sont pas là pour canaliser les jeunes, mais bienpour leur donner un lieu d’expression, les ouvrir aux autres et à l’émancipation. La nuance est de taille ! »
Ce n’est pas Bilal
qui le contredira, lui qui avoue avoir appris le break dance et les percu orientales à la MJ du Thier-à-Liège. « Aujourd’hui, jedonne des petits concerts et j’ai déjà enregistré deux CD dans les studios de la MJ. Les meilleurs rappeurs de Belgique sont passés par ici… Le rap, cen’est pas la haine ou la rage, pas que ça en tout cas. Les jeunes comme nous, on ne les écoute pas. Avec la musique, on essaie juste de se faire entendre. Tu sais, il y avait desjeunes délinquants, ils vont même au théâtre maintenant… ». Son pote Ersin confirme. « Il y en a qui ont tellement la haine, qu’ils cassenttout… Ce qui est génial, c’est que c’est ouvert à tout le monde, ça nous ouvre des portes, ça nous montre des perspectives. On a même purencontrer un joueur de foot professionnel. Une star. Il nous a dit : « moi, je suis né dans la merde et regarde où j’en suis aujourd’hui ». C’est clair qu’il y atoujours moyen de s’en sortir. »
Cette génération de jeunes-là quittera bientôt la Maison, avec ses projets et ses rêves. Pour Carmelo et ses collègues, le travail continue, de nouveauxchantiers sont lancés. « On entre dans une phase de mutation de la MJ. Nous allons construire de nouvelles infrastructures, mentalement, on repart à zéro », seréjouit-il. « Et puis, maintenant, je vais mettre mon énergie au service de la mixité. Mixité filles-garçons, mixité sociale, urbaine… Lesprojets ne manquent pas ! »
1. « L’animateur : un métier à part entière, une courroie de transmission entre le monde et les jeunes », après-midi de rencontre organisé parla MJ du Thier-à-Liège et la FMJ, le 20 mai dernier, en présence du sociologue Bernard Franck, de Bernard De Vos, délégué général aux droits del’enfant et ancien directeur de SOS Jeunes, et de l’artiste Werner Moron.
2. La Fédération des maisons de jeunes en Belgique francophone asbl :
– adresse : place Saint-Christophe, 8 à 4000 Liège
– tél. : 04 223 64 16
– site: www.fmjbf.org
3. Espace en chantier. Pratiques artistiques et citoyennes en maison de jeunes, un livre de Carmelo Mammo écrit en collaboration avec Eric Debras, Éd. Luc Pire, décembre2008.
4. La Maison de jeunes du Thier-à-Liège :
– adresse : bd Ernest Solvay, 302 à 4000 Liège
– tél./fax : 04 227 56 40.