Depuis 2010, la réforme 107 s’attache à fermer une partie des lits psychiatriques au profit de nouvelles équipes mobiles œuvrant dans le milieu de vie. Cette réforme est-t-elle en train de métamorphoser la politique de santé mentale en Belgique? Pour Olivier Croufer, du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie, ce n’est pas le cas.
Alter Échos: Le Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie se mobilise depuis de nombreuses années pour une transformation des approches en santé mentale. Comment avez-vous accueilli l’arrivée de la réforme 107 il y a quatre ans?
Olivier Croufer: Dans les médias, on parle de «la grande réforme». J’ai commencé à travailler en nonante, j’allais déjà à des grands colloques sur la réforme… Il y a en Belgique un processus de réforme en marche depuis 1990: les habitations protégées, les maisons de soins psychiatriques, puis les projets thérapeutiques ont fait partie de ce processus. Dès les années nonante, on a aussi institué les plates-formes de santé mentale. Pour nous, la réforme 107 est une phase d’un processus qui cherche à faire en sorte qu’il y ait des institutions pour prendre soin des gens dans le milieu de vie. C’est intéressant. Mais la transformation, par rapport à ce qui pourrait être fait, reste assez faible. Il y a toujours une dominance énorme de l’hôpital psychiatrique. Pratiquement tous les moyens financiers, et donc humains, sont mis de ce côté là. Cela irradie vers les manières de faire et de penser, pas seulement au niveau des professionnels de la santé mentale, mais aussi au niveau du public. Après vingt-cinq ans de réforme, les choses n’ont pas basculé.
A.É.: Concrètement, la psychiatrie dans le milieu de vie, qu’est-ce que cela veut dire?
O.C.: Ce qui est important, pour nous, de c’est de voir quels sont les aspects complexes, multiples, qui sont difficiles pour une personne en souffrance. Cela peut être «je n’arrive plus à vivre avec ma famille», «je n’arrive plus à vivre tout seul», «quelles sont les interactions que je peux avoir quand je sors de chez moi, quand je vois mes voisins et que cela devient problématique parce que j’entends des voix…» C’est dans les situations de vie qu’on arrive à comprendre et à déplier un problème. Quand on parle avec les gens, c’est dans ces contextes-là qu’ils pensent leurs problèmes. L’hôpital est une structure intéressante parce que, parfois, il faut mettre une certaine distance. C’est une prise en charge qui peut être très soulageante pour une personne et pour son entourage. Mais cela ne doit pas être l’institution, la perspective de travail dominante.
A.É.: La réforme 107 a pour premier objectif la transformation d’une partie de l’offre de soins résidentielle en une offre communautaire. Or la Belgique a toujours un des taux les plus élevés de lits psychiatriques par habitant au monde…
O.C.: Il y a grosso modo une dizaine de pour cent des moyens des lits qui sont impliqués dans la réforme actuelle à travers le 107. Ces moyens ont été convertis afin de mettre sur pied des équipes mobiles. Mais la majeure partie des moyens de la santé mentale restent affectés à l’hospitalier. Il faut inverser cette tendance. La question n’est pas d’augmenter les moyens généraux en santé mentale. Mais il faut répartir ces moyens différemment.
A.É.: Des équipes mobiles ont donc été créées pour intervenir dans le milieu de vie. Le modèle mis en place est-il pertinent?
O.C.: Cette mobilité, c’est ce qui permet d’aller sur le lieu, de travailler avec les personnes qui sont impliquées dans la vie des personnes: les familles, les médecins traitants… C’est intéressant. Mais cette mobilité, pour des problèmes de base, d’urgence, de crise, ou de long terme parce qu’il y a des problèmes qui restent chroniques, c’est normalement une mission des services de santé mentale. C’est le service de base de première ligne, la première porte d’entrée. Mais ces services sont aujourd’hui saturés, ils n’ont pas toujours les moyens de faire ce travail.
Autre chose, la plupart des équipes mobiles sont organisées à partir de l’hôpital, sur base de territoires beaucoup plus larges que ceux des services de santé mentale. Le projet 107 couvre souvent plusieurs centaines de milliers d’habitants. Alors que les services de santé mentale travaillent sur un territoire de 50.000 habitants. Ils connaissent beaucoup mieux les ressources locales: les médecins traitants, les maisons médicales, les services d’aide familiale, les espaces culturels, les associations…
A.É.: Second objectif du 107: intégrer les équipes mobiles dans les dispositifs existants et les coordonner. Autrement dit, travailler en réseau. Ces réseaux répondent-ils à un besoin?
O.C.: L’injonction de l’État dans la réforme, c’est de dire «faites réseau», «essayez de travailler ensemble en vous adaptant au mieux aux besoins des personnes». Mais parfois ça tourne un peu à vide. Par exemple à Liège, le réseau fonctionne depuis longtemps, les gens se connaissent bien. Le travail en réseau est encouragé depuis la mise en place des plates-formes de santé mentale dans les années nonante. Avec la réforme 107, on renforce ces manières de travailler ensemble. Mais se centre-t-on plus sur les besoins? Cela ne repose pas seulement sur le réseau, mais plutôt sur l’action des services de santé mentale, qui n’ont pas plus de moyens et qui sont submergés de demandes. Donc cette réforme reste insuffisante.
Et, encore une fois, les projets 107 sont organisés sur des territoires trop grands. On ne peut pas avoir une pensée de réseau opérante pour la situation concrète d’une personne si on ne s’adapte pas au territoire des usagers. Ça n’a pas de sens qu’un professionnel de terrain connaisse le réseau de Liège, Visée, Aywaille, Huy, Waremme. Cela devient abstrait.
A.É.: Qu’est-ce qui fait que l’impulsion ne soit pas donnée au niveau politique, alors que la plupart des pays européens ont passé le pas de la désinstitutionnalisation?
O.C.: Culturellement, institutionnellement, c’est toujours difficile de transformer des appareils existants. Dans le système belge, une partie des politiques est décidée à travers un processus de concertation, notamment à travers l’Inami, où les institutions sont parties prenantes. Ce qui diffère d’autres systèmes complètement publics comme en Angleterre, ou très étatisés comme en France. Ici ce sont les institutions elles-mêmes qui font les politiques en quelque sorte.
Un deuxième élément spécifiquement belge c’est qu’on a dissocié, dans les années septante, les soins dans le milieu de vie et les soins hospitaliers. Les premiers ont été régionalisés tandis que les seconds sont restés au niveau fédéral. Cet éclatement n’a aucun sens. Transformer l’hôpital pour le mettre dans une dynamique de proximité, cela implique un transfert de compétences…
On a donc d’un côté une concertation Inami avec les institutions de soins hospitalières et de l’autre une tout autre manière de penser la politique santé mentale au niveau régional. Vingt-cinq ans de réformes, ce sont de longues concertations permanentes au sein de l’Inami, du SPF Santé publique, des conférences interministérielles de santé. Des concertations très compliquées, desquelles les acteurs de terrain sont très éloignés. Les changements sont pratiquement impossibles. La machine est trop compliquée, même pour les politiques.