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Regard critique · Justice sociale

Vu d'Europe

Après le séisme, la réplique des citoyens

Un an après le tremblement de terre qui a frappé la Turquie et la Syrie, les habitants du Hatay, région turque la plus durement touchée, font face aux carences de l’État avec solidarité et résilience.

Tiphaine Counali et Layam Robert 20-03-2024 Alter Échos n° 516
C Layam Robert

Un an après le tremblement de terre, la vie à Antakya reprend son cours au milieu des décombres. Le bazar du centre-ville a retrouvé son agitation. L’avenue principale est bordée d’orangers. En cette journée de janvier, les fruits mûrs roulent sur la chaussée et explosent sous les roues des voitures qui passent par centaines. Dans une rue adjacente, quatre adolescents déchargent des caisses de bières dans une cour totalement rénovée. Le Rosinante est le premier restaurant à se réinstaller dans la vieille ville. Depuis l’ouverture, deux jours plus tôt, les employés ne chôment pas. Nettoyage des vitres, balayage, mise en place de la table pour le DJ. Chaque soir, c’est l’effervescence. Des dizaines de jeunes d’Antakya se rejoignent pour discuter, boire et danser. Doğuş, le copropriétaire de l’établissement, est fier de son tour de force. «Beaucoup de gens ont vu la vidéo de la première soirée sur Instagram. Personne ne pensait que ça se passait dans le centre d’Antakya.»

Le 6 février 2023, un séisme majeur et plusieurs répliques frappent la Turquie et la Syrie. Des onze provinces touchées, Hatay est celle qui a subi les plus lourdes pertes. Sur plus de 56.000 décès, 22.000 sont recensés dans la région. La province doit reconstruire plus de la moitié de ses bâtiments. Antakya, la préfecture, est presque détruite. Un an après, d’immenses tractopelles s’affairent encore à détruire les centaines d’immeubles endommagés par le séisme. Plus de 140.000 personnes ont fui vers d’autres régions. Doğuş, lui, est resté. Après le séisme, il a reconstruit son établissement en six mois sur fonds propres. Pour lui, inutile d’attendre une aide nationale. «Si le gouvernement voulait nous soutenir, pourquoi est-ce qu’il ne nous a pas aidés à effacer notre dette?», s’interroge-t-il. Avant le séisme, le jeune homme avait contracté un prêt pour se constituer un stock de bouteilles. Elles ont toutes été cassées ou volées, mais l’emprunt, lui, est toujours intact. «Certaines personnes ont été aidées, mais je ne sais pas comment.»

Depuis le tremblement de terre, le gouvernement turc a mis en place trois aides financières pour les particuliers: un programme de reconstruction qui comprend un don de 23.000 € et un crédit sur dix ans avec deux ans de gel de paiement et deux dons de 15.000 livres turques (437 €) d’aide au déménagement et de 10.000 livres turques (293 €) pour chaque logement détruit. En théorie, les subventions sont distribuées selon le niveau de revenu et de destruction du logement, mais le fonctionnement partisan et clientéliste des institutions publiques locales complique la situation. Pour le géographe social et turcologue Jean-François Pérouse, maître de conférences à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès, le système d’aide vise avant tout à «créer des redevables, en échange d’une allégeance à l’AKP», le parti islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, le président turc. Ceux qui refusent de se plier au jeu partisan seraient alors marginalisés. Cette réalité politique et sociale expliquerait le développement d’une culture d’entraide particulière en Turquie, et notamment dans la province du Hatay où une multitude d’initiatives solidaires ont vu le jour depuis février 2023.

Petite entraide, grande exclusion

Avec ses populations arabes, chrétiennes, alaouites, la région possède de «très fortes identités communautaires locales», souligne Jean-François Pérouse. La culture turque de l’entraide repose sur des réseaux d’appartenance culturels, ethniques, religieux et politiques. Dans le Hatay, cette solidarité «est renforcée par la marginalisation étatique et le refus de la politique de l’AKP. Dans un pays où l’État est corrompu, aux mains des partis et des clans, la population a besoin de l’entraide communautaire pour survivre», analyse le maître de conférences. La province héberge des minorités exclues par la politique de Recep Tayip Erdoğan qui privilégie l’islam sunnite et la turcité comme base électorale. Elle compte donc de nombreuses organisations de gauche et d’extrême gauche, qui se recoupent avec des groupes alaouites, chrétiens et arabophones.

C’est sur ce terreau que des actions allant du partage d’abri ou de nourriture entre habitants du même village ou quartier, à des initiatives collectives de distribution de biens de première nécessité ou de financement ont vu le jour. Doğuş, à son échelle, participe à cette mobilisation. Le restaurateur s’est donné pour mission de «réveiller» sa communauté. «C’était notre responsabilité de réinstaller le restaurant, de dire: ‘On est là, tout ira bien, Antakya renaîtra.’» Son objectif: faire du Rosinante une «safe place sociale et culturelle», où les habitants peuvent participer gratuitement à des ateliers de céramique, de cinéma ou de production de bière. Dans une région où les demandes d’allocation chômage explosent, il met un point d’honneur à former et employer des jeunes du coin. «J’essaie d’encourager les commerçants et les gens à commencer à rebâtir la ville.»

«Dans un pays où l’État est corrompu, aux mains des partis et des clans, la population a besoin de l’entraide communautaire pour survivre.»

Jean-François Pérouse, Université de Toulouse-Jean Jaurès

Au sud-ouest du Hatay, dans la ville de Samandağ, le «Samandağ Collectif» annonce de son côté vouloir «vivre et reconstruire collectivement et sans compromis». Verda Kimyonok, qui vit entre Paris et cette ville du sud-ouest du Hatay, a fondé ce collectif avec son amie Marguerite Teulade à la suite du séisme. Toutes deux sont Françaises et doctorantes en anthropologie et sociologie. Dès février 2023, le duo de militantes est choqué par la rapidité avec laquelle les médias occidentaux passent à autre chose, «alors que sur place, la situation est toujours catastrophique», détaille Marguerite. Pour Verda, participer à la reconstruction de la ville est aussi une question personnelle. «J’ai de la famille ici et nous avons perdu beaucoup de gens pendant le séisme.»

Le collectif s’efforce aujourd’hui de répondre aux besoins immédiats et à long terme des habitants. «On a financé des lampes pour apporter de la sécurité et du confort dans les camps et la fabrication de tables dans une école. On a donné de l’argent à des familles vulnérables et récolté des mandarines pour les camps de personnes sans logements», énumère Verda. Avec une vingtaine de membres entre Samandağ et Paris, le groupe organise concerts, repas solidaires ou expositions dans la capitale pour sensibiliser et collecter des fonds. Le collectif privilégie un dialogue direct avec la communauté, «pas au travers des associations qui ont des financements conditionnés à certains secteurs ou projets». Le Samandağ Collectif est l’un des nombreux groupes actifs dans la région. Bien qu’il soit difficile d’évaluer précisément leur impact, ces organisations ont joué un rôle significatif dans l’aide d’urgence et la reconstruction du Hatay. Jean-François Pérouse cite l’exemple du collectif Karaçay Koordination. Composé à majorité d’alaouites, le groupe mobilise des ressources à l’échelle locale, nationale et internationale pour soutenir les besoins éducatifs des enfants sur place. «Il est assez extraordinaire de voir tous ces volontaires qui ont afflué et qui essaient d’améliorer le quotidien des victimes.»

Des gravats au parquet

D’autres groupes citoyens pensent l’après: les chambres professionnelles. Dans tout le pays, les chambres d’architectes, de planificateurs urbains, d’ingénieurs ou les barreaux mettent leur expertise au service de la population. Les organisations professionnelles des ingénieurs en environnement et des médecins se sont par exemple jointes pour souligner les risques sanitaires liés à l’amiante dans les zones touchées. Les barreaux, eux, aident les citoyens sur le plan juridique. Beaucoup d’habitants ne connaissent pas leurs droits, et comme l’explique Jean-François Perouse: «Le système officiel définit les ayants droit sur des critères qui sont extrêmement douteux.»

«C’était notre responsabilité de réinstaller le restaurant, de dire : ‘On est là, tout ira bien, Antakya renaîtra.’»

Doğuş, copropriétaire du restaurant «Le Rosinante»

 

Le barreau d’Antakya a été particulièrement actif depuis le séisme. Le collectif a perdu 57 avocats dans la nuit du 6 février. Pour soutenir ses représentants et offrir une aide juridique gratuite à la population, il est revenu dans la région. Le président de l’association se félicite d’avoir rendu le bureau opérationnel seulement dix jours après le séisme. «Nous travaillons bénévolement», explique à l’AFP Ahmet Kandemir, avocat dans le Hatay. Ces avocats bénévoles sont donc indispensables pour lever le brouillard administratif qui s’est posé sur la zone sinistrée depuis février 2023. Leurs actions ne s’arrêtent pas à l’aide juridique. «L’association du barreau a reçu des dizaines d’appels de familles de victimes à qui l’on avait dit que leur bâtiment était à l’épreuve des tremblements de terre» alors qu’il s’est effondré, raconte Ahmet Kandemir. Une partie du barreau s’affaire depuis un an dans les gravats. «Nous prenons des photos des bâtiments, des matériaux utilisés et nous les transférons au siège de l’Ordre pour qu’elles soient archivées.» Le bureau compile des preuves pour enquêter sur des malfaçons dans la construction de bâtiments. Ces éléments constituent des preuves essentielles lors des procédures judiciaires, et permettront, à terme, aux victimes d’être dédommagées.

En Belgique

Depuis la Belgique, des volontaires, issus des diasporas de Turquie et du Hatay œuvrent également. «Tout de suite après le séisme, une équipe a été créée au pied levé», explique Cem Özden, le président du centre culturel Alévi de Charleroi. Trois membres se rendent sur place et travaillent avec des associations locales d’Alévis pour «vraiment cibler les besoins vitaux, voire secondaires, des personnes touchées». Actif depuis 25 ans, le centre est affilié à la fédération belge et européenne des Alévis. Rapidement, leur aide se porte sur le Hatay, délaissé selon eux par le gouvernement. «On a organisé un brunch à Bruxelles, qui a réuni 450 personnes. On l’a répété à plus petite échelle à Charleroi.» Avec ses événements de collecte, la fédération belge réunit rapidement 100.000 euros. La cagnotte est dépensée dans des biens de première nécessité, des conteneurs qu’elle installe sur place et une aide financière aux personnes vulnérables. L’association réfléchit aussi à mettre en place des projets permanents comme une maison d’accueil, un centre culturel, éducatif et artistique, des bourses étudiantes ou une école de la paix pour «regrouper toutes les communautés sans distinction.»

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