Bien que les politiques locales en matière de prostitution soient largement abolitionnistes, Anvers s’est dotée depuis 2008 d’un plan de gestion radical, qui s’est traduit par le réaménagement de son quartier chaud et le refoulement de nombreuses prostituées dans la clandestinité. Les vitrines homologuées de la fameuse Villa Tinto sont l’illustration la plus frappante de cette volonté de rendre la prostitution « gérable et contrôlable » par les autorités. Mais de leur propre aveu, cette politique ne résout pas tout.
Le Schipperskwartier (quartier des Mariniers) a l’allure d’un district qui monte. L’horeca et l’immobilier y sont florissants… et, un peu à l’écart, les vitrines rouges en enfilade semblent ne jamais désemplir et les chalands affluer. Dix ans plus tôt, les bagarres, le trafic incessant et les dégradations en tout genre faisaient fuir les riverains, jusqu’à ce que les autorités locales se décident à intervenir. Les investissements publics et privés se chiffrent en dizaines de millions d’euros, le quartier historique des Mariniers fait peau neuve, à coup de bistouri. La prostitution aussi, au point de changer de visage. Officiellement, elle continue à être exercée là où elle l’a toujours été mais, en dehors de l’îlot du Schipperskwartier, la tolérance zéro est de mise partout ailleurs1.
Paradoxalement, la prostitution est légale, mais tout ce qui rend cette activité possible est interdit par la Loi (même si les maisons closes sont tolérées). « Juridiquement, nous nous trouvions, en tant qu’administration communale, dans une zone grise », explique Hans Willems, fonctionnaire détaché à la prostitution2. La Ville a donc emprunté une voie détournée pour être compétente légalement. Elle s’occupe ainsi de « la répression de la délinquance et la fourniture de meilleurs soins de santé pour les travailleurs du sexe ». Et de fait, le quartier chaud a été rendu de nouveau vivable et les conditions de travail y ont été sensiblement améliorées, mais des zones d’ombre persistent.
Revalorisation urbaine…
Vu la taille des enjeux sociopolitiques, l’administration communale consulte la police locale, les assistants sociaux, les services d’urbanisme et les bailleurs de fonds… Les enjeux économiques sont tels que le plan de réaménagement suscite entre autres l’intérêt de la société anonyme Q-Invest, qui obtient le feu vert pour faire du projet d’établissement « hôtelier » Villa Tinto le nerf commercial du quartier des Mariniers. Cette initiative privée présente, aux yeux de la Ville, un certain nombre d’avantages. Les prostituées dont les papiers sont en règle bénéficient de la location flexible des carrés, d’un loyer facturé, d’une sécurité accrue, de l’absence de proxénète et de conditions hygiéniques et sanitaires optimales. La Ville mise également sur un retour sur investissement en béton : la réduction des nuisances publiques, l’amélioration de l’image du quartier en général et la libération de (coûteux) terrains à bâtir et de maisons à rénover près du centre-ville attire en peu de temps une nouvelle vague de riverains issus de la classe moyenne, pour le plus grand bonheur des… promoteurs immobiliers.
… et refoulement social ?
Au grand dam des associations d’aide, la revalorisation du Schipperskwartier a résolu, jusqu’à présent, moins de problèmes qu’elle n’en a créés. Comment le redéploiement de la zone de tolérance sur seulement quelques pâtés de maisons (et 273 vitrines) peut-il permettre à tous les travailleurs du sexe d’exercer leur activité ? Et dans l’anonymat ? Si certains sont moins exposés aux abus des clients et des proxénètes, quid des autres ? Le déplacement de la prostitution vers la précarisation socioéconomique et les sphères moins visibles n’a pas tardé à être établi dans un rapport commandité par les autorités communales et l’asbl Gh@pro3. La criminologue et sociologue Marion Van San4 y décrit, entre autres, comment la politique de contrôle instaurée par la Ville rejette surtout dans la spirale de la marginalité les prostituées en situation illégale : « Dans la zone de tolérance du Schipperskwartier, tout à l’air normal, mais chaque semaine, des femmes de toutes origines et visiblement victimes de la traite d’êtres humains sont arrêtées. » Le code de police anversois prévoit l’identification des travailleuses en vitrine et la verbalisation du racolage sur la voie publique. La mission des policiers consistant surtout à « limiter les nuisances » et à « mener une action essentiellement préventive » dans la rue, les cafés et les salons de massage.
Prostitution invisible
Marion Van San n’est pas la seule à critiquer le fait que la « tolérance zéro » soit menée « en l’absence de réelles alternatives pour les personnes qui se prostituent », qui n’ont souvent d’autre ressource que de se déplacer davantage et de travailler dans la clandestinité si elles n’ont pas de papier en règle. « A l’image de la mobilité grandissante (et souvent contrainte) des travailleuses du sexe », estime Anne Vercauteren, coordinatrice chez Gh@pro, « le problème des abus est déplacé ailleurs, et les personnes qui en sont victimes deviennent inaccessibles et invisibles pour les associations. » De l’avis d’Eva Mangelschots et de Bart Vandenbroucke, intervenants pour le centre anversois d’aide sociale générale « CAW De Terp »5, « la plupart des prostitué(e)s vivent en marge de la société : dépendance à la drogue, niveau d’éducation peu élevé, statut de résidence précaire, réseau social limité ou inexistant forment leur lot de difficultés, avec des antécédents émotionnels parfois très lourds. C’est pourquoi la prostitution est souvent une stratégie de survie et rarement un choix conscient. »
Censé réduire les comportements à risque pour la santé et la sécurité des travailleurs du sexe, l’encadrement par les autorités a aussi amplifié, par effet secondaire, le problème de la prostitution forcée. Marion Van San estime que « les réseaux prospèrent car la police accorde vraisemblablement peu de priorité au suivi de la prostitution invisible et de la traite des êtres humains. » Dans un secteur constamment en mouvement et fréquemment modifié, les prostitué(e)s utilisent aussi de plus en plus Internet et la téléphonie mobile pour prospecter les clients, « ce qui a pour conséquence d’opacifier la situation pour les intervenants sociaux », souligne Anne Vercauteren.
Sensibilisation et changement de mentalité
Dans son rapport détaillé, Marion Van San recommande entre autres de « concéder une zone trottoir et une politique de tolérance relative à l’égard de la prostitution de rue ». Les autorités communales sont sceptiques : « Pour avoir proposé divers lieux, l’expérience à Anvers nous a montré qu’en fait, personne ne veut d’une zone de racolage derrière chez soi », nuance Hans Willems. Une politique plus pragmatique est, selon lui, d’« augmenter le travail de proximité en ville et sur Internet, et d’étendre les formes d’aide aux prostitué(e)s », comme s’en chargent les asbl anversoises… Il peut sembler paradoxal que cette même politique, d’une part, contrôle et réprime la prostitution sur le trottoir et, d’autre part, investisse ses moyens dans les initiatives d’aide aux personnes qui en vivent. Face aux nombreux hiatus juridiques, la légalisation du statut des travailleurs du sexe (estimés a minima au nombre de 1 716 à Anvers) ne résoudrait pas tout non plus, mais serait une avancée plus prometteuse en termes de reconnaissance et de protection sociale et économique que le recours aux Eros centers.
1. Les vitrines et les bars du Schipperskwartier ne représentent qu’une fraction de la scène anversoise.
2. Conseiller en Santé sexuelle, Prostitutiebeleid, Van Immerseelstraat 11-23 à 2018 Anvers
– tél. : 03 338 36 12 – courriel : hansm.willems@stad.antwerpen.be
3. Gh@pro, « Maison de santé pour la Prostitution à Anvers », Verversrui 3 à 2000 Anvers
– tél. : 03 293 95 91
– courriel : info@ghapro.be
– site : http://www.ghapro.be
4. Schone schijn bedriegt: Over opbloeiende prostitutie in de rafelrand (« Les apparences sont trompeuses : A propos de la prostitution florissante dans la marginalité »), par Marion Van San, Erasmus Universiteit Rotterdam, 2007.
5. CAW De Terp vzw, Lange Lozanastraat 200 à 2018 Anvers
– tél. : 03 293 95 90
– courriel : boysproject@cawdeterp.be
– site : http://www.cawdeterp.be/ – http://www.boysproject.be