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Déchétarien, ah bon ?

Depuis des années, Alain Fauvage récolte de la nourriture invendue pour ensuite la redistribuer aux plus démunis. Pragmatique et pas empreint de fausse « coolitude » pour un sou, l’homme ne la ramène pas. Il se contente de conduire sa camionnette.

14-09-2012 Alter Échos n° 344

Depuis des années, Alain Fauvage récolte de la nourriture invendue pour ensuite la redistribuer aux plus démunis. Pragmatique et pas empreint de fausse « coolitude » pour un sou, l’homme ne la ramène pas. Il se contente de conduire sa camionnette.

Alain Fauvage est ce qu’on peut appeler un « déchétarien », même si l’évocation de ce qualificatif ne lui arrache pas plus qu’un haussement d’épaules et un « Ah bon ? » un peu interloqué. Normal, finalement, puisque cet homme âgé d’une soixantaine d’années qui nous attend vers les 9 h devant son domicile schaerbeekois récupère de la nourriture depuis bien longtemps, avant même que cette tendance de plus en plus à la mode ne fasse la une des journaux alternatifs. Aux commandes de sa camionnette, dans laquelle il nous invite à monter,  Alain Fauvage rend visite depuis quinze ans à certains supermarchés et autres commerces afin de récupérer des invendus qui sans cela finiraient au container. « J’ai été chauffeur de poids lourd jusqu’en 1996, explique-t-il en donnant un coup de volant. C’était la belle vie, tu voyages, tu vois du pays. Et puis j’ai perdu mon boulot, avec quatre enfants à charge. »  

Quatre enfants qui ont faim et qui poussent notre homme à chercher des solutions pas trop coûteuses. En 1997, il commence ainsi à collecter des invendus pour la société Saint-Vincent de Paul en tant que bénévole. Un bon plan, qui lui donne accès à de la nourriture. « Beaucoup de bénévoles sont volontaires parce qu’ils ont des besoins eux-mêmes, continue-t-il tout en devisant à propos de la vie sur la route. Certains sont sans revenus et collectent de la ferraille pour payer le loyer. Sans ça, ils seraient à la rue. » Alain Fauvage, lui, décide de s’investir un peu plus dans la collecte de nourriture, en mettant sa conduite souple au service de Saint-Vincent de Paul pour trois jours par semaine, de 9 h à 17 h. « Comme je m’emmerdais, je me suis dit “Autant être utile”. » Et utile, il l’est tellement qu’il finit par aider au lancement d’une conférence (antenne) de Saint-Vincent, à Schaerbeek (conférence Saint-Vincent de Paul, paroisse Saint-Albert1), en 2007. Mal partie, celle-ci en est « réduite » à cette époque à acheter des denrées pour faire face à la demande de nourriture des plus démunis. Fauvage met donc son expérience au service de la cause, ouvre son « carnet d’adresses », et ça marche : aujourd’hui, « l’entraide Saint-Albert » (nom plus officieux de la structure) collecte 500 kilos d’invendus par jour, 10 tonnes par mois. De la nourriture qui est redistribuée à 300 familles (en plus de sans-papiers) qui s’acquitteront de deux euros pour un caddie de nourriture, plus des sacs.

« On fait tourner le système »
D’où vient-elle, cette nourriture ? Si nous nous garderons de citer des noms, il nous sera donné lors de la tournée à laquelle nous avons participé, de rendre visite à deux grandes enseignes. La camionnette de notre nouvel ami fait son premier stop devant l’une d’elles après 15 minutes de route. A peine arrivés, il faut se rendre directement dans les frigos où ont été stockés les aliments que les vendeurs ont sélectionnés et dont la date de péremption est grosso modo deux jours plus tard. Mais avant ça, Alain Fauvage nous prévient : « Tu ne dis rien à personne. Nous ne sommes pas des marchands, on ne vient ici que parce qu’on nous accepte… » Néanmoins, ne rien dire n’empêche pas d’ouvrir des yeux gros comme des boules de billard devant la quantité de nourriture qui s’entasse devant nous : gâteaux, fruits, plats préparés, pains ou encore yaourts de première qualité attendent ainsi au frais, avant d’être précieusement empilés dans la camionnette en un quart de tour. « Chouette, non ?, dit l’ex-chauffeur de poids lourds alors qu’il avale une petite fraise issue d’un des lots collectés. C’est bon pour le foie, ça… Dans ce qu’on reçoit, il y a des trucs dont je ne connaissais même pas l’existence. C’est ça aussi, ce boulot, on découvre des choses », sourit-il en remettant le contact, direction le deuxième supermarché où, si les produits sont différents, la quantité reste impressionnante. Viande, fromages, yaourts, pâtes, il y a de quoi se faire un repas de famille bien élargie.

Ici aussi, tout est embarqué dans la camionnette, dont les amortisseurs commencent à souffrir. En redémarrant, Alain Fauvage, devant notre air impressionné, devise à propos de cette manne alimentaire : « Les supermarchés n’ont pas vraiment le choix. La date de péremption est trop proche. Tu achèterais des yaourts dont la date expire dans deux jours toi ? Mais pour nous, c’est intéressant, cette nourriture sera redistribuée, toujours dans les limites des dates de péremption. Ce qui n’est plus bon n’est pas distribué, nous prenons un risque zéro. »

Pas distribué, certes, mais pas jeté pour autant. La viande douteuse sera donnée à des asbl s’occupant de chiens abandonnés, alors que les légumes par trop flétris finiront dans le bec des poules. « On ne jette rien, et quelque part notre démarche arrange bien les supermarchés aussi, puisque s’ils devaient se débarrasser de cette nourriture, cela leur coûterait de l’argent », explique Alain Fauvage, qui souligne cependant la démarche positive des enseignes ayant décidé de participer au projet, contrairement à d’autres. « Certains supermarchés ne veulent pas donner leur nourriture parce qu’ils ont peur qu’elle soit mauvaise et que cela n’engage leur responsabilité en cas de problème, ce qui n’est d’ailleurs jamais arrivé depuis quinze années que je fais cela. D’autres disent aussi que les gens ne viendront plus acheter de denrées et ont peur de perdre de l’argent. Mais c’est faux. Les pauvres ne mettent pas d’argent de côté, il n’y a que les riches qui font ça. Si un pauvre reçoit quelque chose, il dépensera son peu d’argent dans une autre chose dont il a besoin. Donc, avec nos collectes, on fait en quelque sorte tourner le système, même si on peut se dire parfois que ce serait bien qu’il se casse la gueule », plaisante-t-il en se dirigeant vers la dernière étape de son périple : la banque alimentaire de Bruxelles-Brabant2.

Du jambon en guise de rubis
Ce passage par Anderlecht, où se trouve le siège de la banque, permet à Alain Fauvage de collecter encore un peu de nourriture supplémentaire, dont beaucoup de légumes. Ici aussi, il s’agit d’invendus issus de la grande distribution. Mais les dates de péremption sont beaucoup plus éloignées que dans les supermarchés. Et pour cause : les raisons de la non-commercialisation de ces denrées sont autres. Erreurs dans la prise de commande ou mise en production avec une mauvaise étiquette amènent ces aliments par palettes entières dans les hangars de la banque alimentaire où ils sont redistribués par lots aux structures inscrites, le tout dans un joyeux foutoir au sein duquel un employé tente de remettre de l’ordre en appelant chacune d’elle à se servir lorsqu’il énonce son nom.

On se charrie, on se taquine, tout le monde ici se connaît et affiche une mine presque émerveillée lorsque vient le moment de découvrir ce que chaque lot contient. L’ambiance a des airs de caverne d’Ali Baba, sauf qu’ici, les tranches de jambon ont remplacé les rubis… Chargé de ce trésor complémentaire, Alain Fauvage prend la direction de l’entraide Saint-Albert où une série de bénévoles l’attend de pied ferme auprès de quinze frigos censés accueillir son chargement. C’est que des personnes viennent déjà chercher de la nourriture et qu’avant cela, il faut la trier, sélectionner ce qui est consommable ou pas avant de la mettre au frais. Un boulot énorme auquel ne prendra pas part notre compagnon qui en a fini avec sa partie du travail. Assis sur un tabouret, il contemple la collecte du jour et laisse échapper un soupir. « On vit quand-même dans une société de culs bénis. Quand il y a profusion, les gens font les difficiles… », lâche-t-il, avant d’enchaîner : « Il y a tellement de nourriture que nous ne sommes pas assez pour prendre tout ce qu’il y a sur Bruxelles. Avec ce qu’on jette en Belgique, on pourrait nourrir le Congo.  »

En attendant le Congo, les aliments collectés rempliront un bon paquet d’estomacs bruxellois qui, sans Alain Fauvage et ses comparses, se trouveraient sans doute un peu plus vides. Ce qui n’empêchera pas notre homme de « prendre sa retraite » tout bientôt. La collecte de nourriture, pour lui, c’est fini (ou du moins de manière régulière), il a d’ailleurs déjà trouvé quelqu’un parmi les habitants du quartier pour le remplacer. Fatigué de Bruxelles, Fauvage part s’installer à la campagne, près de ses enfants. « C’est clair que je vais manquer à certains, explique-t-il, en précisant qu’il redistribuait aussi une partie de la nourriture collectée à certains voisins dans le besoin. Mais allez, ils se débrouilleront bien sans moi. C’est bien, la campagne, tu sors de chez toi et c’est les champs. C’est calme, c’est tranquille… »

Enrayer le gaspillage ?
Face à l’importance du gaspillage alimentaire, les deux Régions ont mis (ou vont mettre) en place certaines initiatives.
À Bruxelles, Bruxelles Environnement3 participe, depuis 2010, au projet Greencook financé par le Feder (Fonds européen de développement régional) dans le cadre du projet Interreg IVB Europe du Nord-Ouest. Cette initiative met en présence des partenaires issus des Pays-Bas, de France, d’Allemagne et du Royaume-Uni qui se rencontrent régulièrement. Greencook vise à réduire le gaspillage alimentaire en menant un travail de fond sur le rapport du consommateur à la nourriture et en optimisant l’offre. Quatre publics cibles sont visés : les ménages, les restaurateurs, les cantines scolaires et les acteurs de la chaîne alimentaire. Au niveau bruxellois, un premier volet du travail s’est centré sur 23 cantines qui officient en milieu scolaire, dans des crèches, des administrations publiques, des maisons de repos ou encore des entreprises privées. Des formations théoriques et pratiques, étalées sur un an et demi, ont été dispensées au personnel de ces cantines. « Il peut s’agir de beaucoup de choses, comme certaines techniques pour utiliser toutes les parties d’un produit ou réapprendre à travailler un produit frais », explique Elisabeth Taupinart, du département consommation durable et éco-comportement de Bruxelles Environnement.

Notons que les ménages ont également été visés par une campagne de prévention en avril dernier (qui devrait être renouvelée au printemps prochain) et que le secteur de la restauration est actuellement consulté afin d’identifier ce qui pourrait lui être utile. Pour ce qui est de la grande distribution, Elisabeth Taupinart souligne que le sujet est plus « polémique, mais porteur ». « Le problème réside dans le fait que nous fonctionnons au niveau régional alors que la distribution est organisée à un niveau national. Point plus positif : tout le monde est d’accord pour réduire le gaspillage. On doit donc pouvoir faire quelque chose. » Notons que le projet Greencook doit durer jusque début 2014.

En Wallonie, le cabinet du ministre de l’Environnement prépare un programme de prévention des déchets ménagers qui devrait être déposé en octobre, après les élections communales. « Ce programme est une des actions d’un « Plan déchets » wallon plus large, incluant d’autres volets en plus de celui de la prévention, que nous espérons voir aboutir avant la fin de la législature », nous dit-on au cabinet. Si ce dernier déclare qu’il est encore un peu tôt pour dévoiler le contenu du programme de prévention, il précise néanmoins qu’il devrait travailler sur différentes filières (organique, papier/carton, électronique, etc.) et sur différentes cibles (collectivités, entreprises, distribution).

Notons enfin pour l’anecdote une initiative dont les médias ont beaucoup parlé cet été : la Ville de Herstal a imposé à un grand magasin, par le biais d’un permis d’environnement, d’offrir ses invendus aux plus démunis via au moins une association affiliée à la fédération des banques alimentaires. Une initiative qui pourrait faire tache d’huile lors de demandes de renouvellement du permis d’environnement pour d’autres moyennes ou grandes surfaces.

Quelques chiffres
Au niveau mondial, un quart des denrées alimentaires est perdu. Détail important : dans les pays en développement, la majorité de la perte est due aux problèmes de transport, stockage et conservation. Dans les pays riches, le gaspillage a plutôt lieu en fin de chaîne, dans la distribution et chez les consommateurs.
• Le gaspillage alimentaire au sein de l’Union européenne est estimé à près de 89 millions de tonnes par an, soit 179 kilos par habitant. L’origine de ce gaspillage est imputable pour 42 % aux ménages, pour 39 % à l’industrie agroalimentaire, pour 14 % au secteur de la restauration et pour 5 % aux détaillants.
• En Belgique, nous jetons en moyenne chaque année par ménage 174 euros de nourriture à la poubelle. Le déficit budgétaire global belge lié au gaspillage alimentaire est évalué à 1,4 milliards d’euros par an.
• En Wallonie, chaque citoyen gaspille entre 15 et 20 kilos de denrées alimentaires par an. A Bruxelles, ce chiffre est de 15 kilos. Le gaspillage alimentaire représente 16 % de la poubelle ménagère wallonne et 12 % de la bruxelloise.
• Outre le problème éthique posé par ce gaspillage, la question de l’impact écologique est aussi régulièrement soulevée : on estime en effet que, au-delà des questions environnementales liées à l’élimination des « déchets », la production alimentaire représente un tiers de notre impact sur l’environnement et de 20 à 30 % de nos émissions de CO2.
NB : Ces chiffres sont à prendre avec précaution lorsqu’on tente de les comparer, pour des questions de différence de nomenclature. Notons également que pour certains d’entre eux, il s’agit d’estimations.

1. Conférence Saint-Vincent de Paul, paroisse Saint-Albert :
– adresse : rue Rasson, 50 à 1030 Bruxelles
– tél. : 02 733 53 74
– courriel : svp111@vincentdepaul.be
2. Banque alimentaire Bruxelles-Brabant :
– adresse : rue de Glasgow, 16 à 1070 Bruxelles
– tél. : 02 522 97 00
– site: http://www.foodbank-brabant.be
3. Bruxelles Environnement :
– adresse : rue Gulledelle, 100 à 1200 Bruxelles
– tél. : 02 775 75 75
– site : http://www.bruxellesenvironnement.be

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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