«Et nous alors, on a droit à quoi?» Dans les jours qui ont suivi le début de l’épidémie de Covid-19, alors qu’une bonne partie de la société belge se mettait à l’arrêt, c’est à cette question que se sont trouvés confrontés les travailleurs des différentes antennes bruxelloises de la CSC. En face d’eux, des artistes, mais aussi des free-lances. Leur point commun: travailler le plus souvent «au projet» via des contrats courts, précaires. «Nous avons reçu beaucoup de questions et de témoignages de la part d’artistes ou de free-lances qui se demandaient s’ils allaient pouvoir bénéficier du chômage temporaire qui se mettait en place», témoigne Tom Meremans, de «l’équipe mouvement» – en charge de la mise en place d’actions – de la CSC Bruxelles.
En plein chaos de mi-mars, le gouvernement fédéral a en effet paré au plus pressé, quitte à se limiter aux bons vieux fondamentaux: on prévoit un chômage temporaire adapté pour les employés, un droit passerelle pour les indépendants. Mais pour les «oubliés des débats», comme les appelle Tom Meremans, tous ceux qui avaient glané des contrats courts censés commencer après le début de la crise du Covid-19 et qui ont été annulés à cause d’elle, rien n’est vraiment prévu. «Beaucoup de gens, avec qui nous ne travaillions pas d’ordinaire, cherchaient des informations et finissaient par s’adresser à nous», illustre François-Xavier Kernkamp, account manager chez Amplo, un bureau social pour artistes.
Quand on parle de travailleurs au projet, c’est aux artistes que l’on pense le plus souvent. Et pas à tous ces intermittents qui, depuis quelques années, travaillent eux aussi à coup de CDD courts dans toutes sortes de domaines comme le copywriting, le journalisme, le graphisme.
Comme souvent avec le Covid-19, cette situation est venue souligner deux problèmes préexistants. Un: la réalité des travailleurs au projet reste méconnue, même de la part des élus, ce qui explique en partie qu’ils aient pu être «oubliés» en début de crise. Deux: quand on parle de travailleurs au projet, c’est aux artistes que l’on pense le plus souvent. Et pas à tous ces intermittents qui, depuis quelques années, travaillent eux aussi à coups de CDD courts dans toutes sortes de domaines comme le copywriting, le journalisme, le graphisme… Une preuve? Depuis quelques semaines, l’Onem a adapté son dispositif à plusieurs reprises sous l’impulsion de Nathalie Muylle (CD&V), la ministre fédérale de l’Emploi. Des tortillements qui n’ont pas aidé à rendre la situation plus claire, mais qui devraient permettre aux artistes et techniciens qui auraient dû travailler en contrats courts pour «des festivals et autres événements» annulés suite au Covid-19 d’être couverts par le chômage temporaire. Pour les travailleurs aux projets non artistiques, dont le contrat ne dépendait pas d’un événement annulé suite au Covid-19, mais a tout de même été suspendu à cause de la crise, la situation ne s’est par contre toujours pas éclaircie. Un point important alors que, à la suite des problèmes sociaux générés par l’épidémie, on parle à nouveau de réformer le fameux statut d’artiste. Un statut que certains aimeraient voir élargi à tous les types d’intermittents…
Artistes vs intermittents?
Depuis le début du confinement, l’Onem a mis à jour ses règles concernant le chômage temporaire pour cause de Covid-19 à douze reprises. Et il a fallu attendre la septième d’entre elles, soit près de trois semaines, pour que l’Office commence à évoquer l’accès au chômage temporaire pour des personnes dont le contrat aurait dû débuter après le début de la crise, un cas de figure que connaissent particulièrement les artistes qui avaient signé des contrats pour un événement, une pièce, un festival… L’Onem a d’abord ouvert la porte très timidement. Avant de lâcher la bride progressivement, notamment sous l’influence de Nathalie Muylle. «Au début de la crise, j’ai interpellé Nathalie Muylle à plusieurs reprises en commission des affaires sociales de la Chambre, se souvient Julie Chanson (Écolo), députée fédérale. Je recevais des réponses floues, parfois on ne me répondait même pas. Mais la ministre a fini par entendre ce qui se passait et s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas laisser le secteur de la culture dans cette situation.»
Le 8 mai, Nathalie Muylle propose finalement que les travailleurs occasionnels ou les artistes qui auraient dû travailler du 1er mai au 31 août pour un ou plusieurs jours dans le cadre d’un festival ou autre événement annulé en raison de l’interdiction de rassemblement de spectateurs et de participants puissent bénéficier du chômage temporaire. Pour cela, ils devront apporter la preuve d’une promesse de contrat de travail. Comment expliquer un tel retard au démarrage de la part du gouvernement? Pour Pierre Dherte, de l’Union des artistes – qui se présente comme la plus ancienne association culturelle dans le domaine du spectacle en Belgique et dont la mission est de «défendre les intérêts professionnels des artistes belges (et d’ailleurs) qui adhèrent à son organisation» –, l’explication est simple: «Il y a une véritable méconnaissance des réalités dans lesquelles travaillent les artistes. Nous n’existons pas», s’indigne-t-il.
«Dans l’esprit de certains au fédéral, il y a cette idée que le fédéral paie, via le chômage et le statut d’artiste qui sont de sa compétence, pour la culture qui est une politique communautaire.» Philippe Schoonbrood, CGSP culture de l’Interrégionale wallonne.
Il faut dire que la manière dont le secteur est structuré n’aide pas à y voir clair. Divisée en une foule de fédérations, caractérisée par des réalités différentes d’un métier à un autre, des statuts de mise à l’emploi qui vont de l’indépendant au travailleur qui passe par Smart, la «culture» ne brille pas par son unité. D’autant plus que même les syndicats s’y mettent. À la FGTB, il n’y a pas un, mais deux interlocuteurs qui s’occupent de la culture: le Setca et la CGSP. Et ils ne s’entendent guère. «La rupture date d’il y a douze ans», souligne José Granado, secrétaire régional de la CGSP Bruxelles Culture et Média, qui note aussi que les syndicats maîtrisent parfois mal tout ce qui touche au secteur de la culture. Pierre Dherte, lui, n’hésite pas à balancer. «On entend très peu les syndicats. Du coup, ce sont les fédérations qui sont consultées, un peu au ‘vogelpik’.»
Pour Julie Chanson, cette situation a eu une influence sur les lenteurs au démarrage du fédéral. «Il est clair que l’on manque de responsables clairement identifiables, admet-elle. Quand on parle de l’Horeca, il y a une fédération. Pour la culture, c’est plus compliqué, c’est tentaculaire. Peut-être faudrait-il une sorte de guichet unique qui rassemblerait l’ensemble du secteur.»
Cela tombe bien: un tel guichet, réunissant notamment les fédérations et les syndicats, a existé de 2013 à 2016, au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais d’après Didier Gilquin, responsable général culture à la CSC Transcom, «certaines fédérations en son sein ont fini par tenter de tirer la couverture à elles plutôt que de la remonter pour tout le monde», ce qui a sonné sa fin. Résultat des courses, c’est également en ordre dispersé que le secteur de la culture a fait part de son mécontentement en cette période de Covid-19. Ces dernières semaines, les cartes blanches et lettres diverses se sont multipliées dans la presse. Mais pour Philippe Schoonbrood, de la CGSP culture de l’Interrégionale wallonne, «il existe également un jeu du chat et de la souris entre le fédéral et les Communautés, qui se renvoient la balle à ce sujet. Dans l’esprit de certains au fédéral, il y a cette idée que le fédéral paie, via le chômage et le statut d’artiste qui sont de sa compétence, pour la culture qui est une politique communautaire»… Julie Chanson, elle, confirme cette situation, qui pourrait également avoir eu une influence sur la réaction du fédéral. «J’ai l’impression que l’on y assimile souvent le statut des artistes ou le chômage pour les artistes à quelque chose qui dépend des Communautés, constate-t-elle. Alors qu’en fait il s’agit d’emploi, qui dépend du fédéral. On touche à quelque chose de sensible.»
Malgré cela, Philippe Schoonbrood note que les mesures pour le chômage temporaire des artistes mises sur la table par Nathalie Muylle vont dans le bon sens. «Cela correspond à ce que nous demandions», affirme-t-il. De nombreux soucis subsistent pourtant. Pour Pierre Dherte, il y a tout d’abord la limitation dans le temps des mesures prévues par Nathalie Muylle. «Les événements concernés sont ceux qui auraient dû avoir lieu jusqu’au 31 août. Et après? On sait que la crise va être longue. Il faudrait qu’on nous laisse tranquilles pour un an, comme en France – en étendant notamment dans le temps les mesures de chômage temporaire, NDLR», lâche-t-il. Autre problème: dans un secteur où on a l’habitude de signer les contrats le jour même sur un coin de table, il sera difficile pour certains de prouver qu’une prestation était bien prévue. Enfin, «certains vont peut-être récupérer quelques jours de chômage temporaire, mais, globalement, avec la fermeture du secteur, ils n’ont plus les moyens de gagner leur vie. Nous sommes confrontés tous les jours à des gens qui ne peuvent plus payer leurs factures», témoigne François-Xavier Kernkamp. Avant de souligner que rien n’est sur la table «pour ceux qui fonctionnent avec des moyens de rémunération alternatifs, comme les RPI – régime des petites indemnités, NDLR – ou les droits d’auteurs».
«La culture a beaucoup communiqué, alors on lui a donné quelque chose. Mais on n’a pas pris en compte les travailleurs qui fonctionnent de la même manière que les artistes, sans en être.» Martin Willems, responsable national de la CSC-United freelancers
Et puis il y a les autres, tous les autres. Ceux qui ne sont pas des artistes ou des travailleurs/travailleuses actifs dans le secteur créatif – comme les techniciens ou les maquilleuses, NDLR –, mais plutôt – outre les copywriters et consorts –, des guides de musées, des présentateurs ou encore des professeurs d’art qui, comme les artistes, travaillent à coups de petits CDD, de projets, dans un statut d’intermittent. Pour eux, rien… Un constat qui désole Martin Willems, responsable national de la CSC-United freelancers, un projet lancé en 2019 par le syndicat chrétien et dont le but est de «défendre les intérêts des travailleurs autonomes». «La culture a beaucoup communiqué, alors on lui a donné quelque chose. Mais on n’a pas pris en compte les travailleurs qui fonctionnent de la même manière que les artistes, sans en être», se désole-t-il. À ce propos, Maxime Dechesne, co-administrateur délégué chez Smart, s’étonne «que l’on accole toujours la culture à ce débat. C’est ignorer le fait que l’intermittence est quelque chose que l’on rencontre dans plus d’un secteur. Que va faire par exemple un journaliste dont la mission de quelques jours en Italie a été annulée?»
Un statut pour tout le monde?
Si des mesures d’aide ponctuelles liées à la crise sanitaire étaient nécessaires, certains n’hésitent pas à voir dans ces nouveaux débats concernant la précarité des artistes et des travailleurs au projet l’opportunité de mener un débat plus global, centré sur une réforme de ce qu’on appelle le statut d’artiste, qui est en fait un chômage protégé, sans dégressivité. C’est notamment le cas de Nicolas Parent, porte-parole de Bénédicte Linard (Écolo), la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles. «Il existe aujourd’hui une vraie opportunité pour travailler à un vrai statut d’artiste plus social et plus accessible», affirme-t-il, sur un ton presque satisfait. Il faut dire que Nicolas Parent a de quoi être content. Le 12 mai 2020, une conférence interministérielle dédiée à la culture, regroupant les trois ministres de la Culture communautaires – Jan Jambon (N-VA), Bénédicte Linard et Isabelle Weykmans (PFF) – a eu lieu à la demande de Bénédicte Linard. Étaient aussi présents, entre autres: Sophie Wilmès (MR), la Première ministre, et Nathalie Muylle. Un événement. «Cela faisait très longtemps, bien avant la crise, que nous demandions une telle conférence. Mais cela bloquait principalement du côté du nord du pays. Et le fait qu’une ministre de l’Emploi fédérale y assiste est une première», assure Matteo Segers, député Écolo au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Visiblement, la crise semble donc avoir fait bouger les lignes, même si du côté néerlandophone on semble toujours plus prudent sur la nécessité de grands pow-wow de la culture. En cause, notamment: les interrogations déjà évoquées quant au fait de savoir si c’est au fédéral de «payer» pour la culture via le chômage. Et une réalité des secteurs différente des deux côtés de la frontière linguistique.
«Il faut élargir le statut d’artiste. Il faut tenir compte des conditions de travail, et pas de ce que les travailleurs peuvent produire derrière.» Maxime Dechesne, co-administrateur délégué chez Smart
Malgré cela, à l’issue de la conférence du 12 mai qui a entre autres porté sur le déconfinement du secteur de la culture, un communiqué de presse publié par l’ensemble des participants évoquait l’organisation prochaine d’une deuxième «CIM» (conférence interministérielle), dont l’objectif sera notamment «d’aborder d’autres sujets comme la construction d’un véritable statut d’artiste». Pour José Granado, il faudra notamment définir clairement ce qu’est un artiste et uniformiser les règles d’accès au statut, qui sont différentes que l’on soit un artiste ou un technicien. «La seule façon d’aller vers une égalité des droits, c’est d’aller vers l’intermittence. Il faut appeler cela ‘statut d’intermittent’ et non pas ‘statut d’artiste’», souligne-t-il. Ce «statut d’intermittent» devra-t-il donc dès lors inclure aussi les «non-artistes» intermittents, comme les graphistes, copywriters ou, encore, journalistes? Maxime Dechesne n’hésite pas: «Il faut élargir le statut d’artiste, affirme-t-il. Il faut tenir compte des conditions de travail, et pas de ce que les travailleurs peuvent produire derrière.»
José Granado, par contre, se fait plus hésitant, même s’il estime «que ce ne serait pas une hérésie». En cela, il est d’ailleurs à l’unisson d’une bonne partie du secteur de la culture, qui, sans dire «non», se contorsionne un peu sur le sujet. Julie Chanson affirme diplomatiquement «qu’il faudra veiller à étudier le plus de cas possible, n’oublier personne…» Nicolas Parent admet de son côté qu’il n’a «pas de réponse à la question. Même si on se situe plus ici dans une logique d’aide au secteur culturel…» Élargir le statut impliquerait effectivement que l’on trouve des moyens supplémentaires, sans quoi les «artistes» pourraient se retrouver avec moins à se mettre sous la dent. Ce qui peut expliquer les hésitations… «On peut dire ce qu’on veut sur ce statut, mais on ne trouvera de solutions que lorsqu’on aura trouvé des financements», insiste Philippe Schoonbrood. Le fédéral sera-t-il prêt à mettre la main à la poche? Nous avons interrogé le cabinet de Nathalie Muylle à ce sujet, sans obtenir de réponse. Les prochaines semaines permettront d’y voir plus clair. Sur les financements éventuels. Mais aussi sur l’avenir du gouvernement. «Il y a des chances pour que les ministres présents aujourd’hui autour de la table ne soient plus là dans quelque temps. Espérons que les suivants soient également bien disposés sur ce dossier», prévient François-Xavier Kernkamp.
Sans quoi, ce sera alors aux Communautés, mais aussi aux Régions, de se lancer à l’eau. «Mais il est clair que l’élaboration d’un plan alternatif pour pallier le fédéral ne se fera pas en un jour», prévient Nicolas Parent…