Ce n’est pas encore le tocsin mais les signaux d’alarme retentissent aux oreilles des prochains gouvernements régionaux : gérer l’hébergement des plus âgés coûtera cher. S’en tenir à la seule construction de maisons de repos est irréaliste. Il va falloir être plus imaginatif et dynamique.
La photo est sympa mais classique. Ils ont 70 ans ou plus. Ils font une croisière sur la mer Egée. Ils sont pensionnés, ils ont le temps, ils sont en pleine forme. L’autre photo est moins agréable à regarder mais tout aussi répandue. Il a 75 ans et ne se déplace plus qu’en fauteuil roulant. Il ne reconnaît plus personne, il est touché par la maladie d’Alzheimer.
Entre ces deux clichés, il y a toute la réalité bien plus nuancée des personnes âgées, avec des situations sociales très différentes. «On parle beaucoup du vieillissement et du problème de société que cela entraîne mais, paradoxalement, il existe très peu d’études sur les besoins des personnes âgées à domicile ou en maison de repos», constate Philippe Defeyt, président du CPAS de Namur. Qui s’interroge d’abord sur ce qu’on appelle les besoins spécifiques des seniors. «Le logement, l’adéquation de celui-ci à la mobilité, la précarité énergétique, la solitude ne sont pas spécifiques aux personnes âgées. Ce qui l’est, c’est la grande dépendance. Avec l’espérance de vie accrue, le nombre de personnes en grande dépendance va aussi augmenter. Où et comment les accueillir?»
Jusqu’ici, la réponse classique était la maison de repos. Premier constat : le manque de lits est criant. D’ici à 2024, pour la Wallonie, il faudrait construire près de six mille lits… alors que l’on n’a ouvert que 1 300 lits supplémentaires au cours des dix dernières années écoulées. Irréaliste, estime Philippe Andrianne, secrétaire politique du mouvement social des aînés Énéo (Mutualité chrétienne). Un défi d’envergure pour les deux prochaines législatures, analyse Philippe Defeyt.
Le deuxième constat complique encore le premier : les personnes âgées entrent de plus en plus tard dans les maisons de repos, au moment où les problèmes de grande dépendance apparaissent. «L’image de la maison de repos où on tape la carte ensemble, où l’on partage les infrastructures communes, c’est fini», assène Philippe Defeyt. Philippe Andrianne est d’accord : «La maison de repos devient et deviendra de plus en plus une maison de soins, un hôpital gériatrique. La moyenne d’âge dans les maisons de repos tourne autour de 85 ans. Un résident sur trois est atteint par la maladie d’Alzheimer.»
Cette maison de repos (et de soins) n’est par ailleurs pas accessible à tous. «Les prix moyens tournent autour de 1 300, 1 400 euros par mois alors que la pension moyenne légale est d’environ 1 100 euros, constate Philippe Andrianne. Aujourd’hui, des personnes âgées disposant de petites pensions se privent déjà de biens et de services essentiels, comme les soins de santé parce qu’elles épargnent pour le jour où elles devront entrer en maison de repos.» Le secrétaire d’Énéo s’inquiète aussi de la dualisation qui apparaît dans ce secteur. «Les maisons de repos sont un investissement lucratif. On voit de grands groupes racheter les petites infrastructures familiales, former des ensembles plus importants pour faire des économies d’échelle sur la gestion du personnel. Ce qui n’est pas sans conséquence sur la qualité de vie des pensionnaires.»
Philippe Defeyt constate aussi la dualisation du secteur mais nuance : «Au cours de ces cinq dernières années, les aides apportées par les CPAS pour payer la totalité des frais de séjour dans les maisons de repos diminuent. Parce que les générations ne sont plus les mêmes. Celles qui arrivent à l’âge de la pension aujourd’hui ont des revenus plus élevés que les générations précédentes. Notamment parce qu’elles ont cotisé via des fonds de pension. Mais est-ce que cela va durer? Aujourd’hui, on voit aussi arriver à la pension des gens qui n’ont pas et auront de moins en moins une pension complète.»
Le coût financier et humain du maintien à domicile
L’accompagnement à domicile est-il la solution alternative à la maison de repos? «On trouve dans les maisons des personnes qui ne devraient pas y être, constate Philippe Defeyt. Parce qu’elles sont seules notamment. La grande majorité des personnes âgées veulent rester chez elles le plus longtemps possible.» Encourager ce maintien à domicile pour faire reculer le moment d’entrée dans les maisons de repos et de soins est aussi la politique sociale privilégiée par le CPAS de Namur. Mais c’est un accompagnement qui dépend de la capacité à mobiliser l’entourage et les services de proximité. «Cela peut être très difficile à assumer et pas spécialement “bon marché”, surtout quand la personne âgée est malade ou handicapée», analyse Philippe Defeyt. Il faut aménager le logement pour rencontrer les problèmes de mobilité, faire appel à des aides familiales. Cela peut peser lourd dans le budget de la personne âgée et de sa famille. Heureusement, de nouveaux dispositifs technologiques commencent à être opérationnels et ils peuvent sérieusement améliorer la vie quotidienne. Comme les distributeurs de pilules automatiques qui avertissent le médecin si la personne ne les prend pas. Ou des systèmes de télévigilance qui détectent la chute de la personne ou qui coupent le gaz dans une cuisine quand aucune présence humaine n’est perçue. «L’avenir passe par ces technologies mais aussi par davantage de services d’accompagnement car l’enjeu n’est pas seulement que les gens restent dans leur domicile mais aussi qu’ils en sortent, relève le président du CPAS de Namur. Pour faire des courses, aller chez le coiffeur, voir la famille, un spectacle. C’est une question de qualité de vie. Malheureusement, il y a déjà maintenant un terrible manque d’aides-soignantes.»
La progression de l’espérance de vie a des effets inattendus. La prise en charge de personnes très âgées (85 ans et plus) repose désormais sur la génération qui est parfois elle-même déjà pensionnée. «Nous avons, au CPAS de Namur, le cas d’une personne de 95 ans, lucide mais très handicapée qui vit avec son enfant de 70 ans atteint d’Alzheimer. Ou des sexagénaires qui se retrouvent dans la même maison de repos que leur père ou leur mère. Des personnes dont les enfants sont déjà décédés.» Les situations familiales sont aussi plus complexes qu’auparavant : séparations, familles recomposées et dispersées. L’isolement de la personne âgée est plus fort que jamais, ce qui est un obstacle sérieux au maintien à domicile. «Pour que les personnes âgées puissent rester chez elles, il faut pouvoir mobiliser les voisins, le facteur, l’agent de quartier, bref favoriser le volontariat», constate Philippe Defeyt.
Des alternatives balbutiantes
Et les propositions alternatives comme l’habitat Kangourou ou les logements partagés? Cela reste très marginal. Le problème est culturel, estime Philippe Defeyt. Peu de personnes âgées sont prêtes à accueillir un jeune chez elles «mais cela va sans doute évoluer». Pour Philippe Andrianne, les obstacles sont aussi administratifs. «On a lancé en Wallonie l’idée de familles d’accueil pour les personnes âgées, mais seulement trois expériences ont vu le jour. Car on n’a pas réglé les questions fiscales et de sécurité sociale qui y sont liées. Il faut développer les prêts pour l’aménagement du logement. Et sur le plan fiscal, les aménagements faits pour accueillir un jeune couple par exemple ne devraient pas avoir d’impact sur le revenu cadastral aussi longtemps que le propriétaire âgé occupe le logement. Développer ces alternatives demande une politique transversale. C’est la raison pour laquelle Énéo demande l’organisation d’une conférence interministérielle sur la question de la prise en charge des aînés.»
«Billet de relation bienveillante»
Les résidences-services qui proposent des logements individuels tout en bénéficiant des services d’une maison de repos (entretien, loisirs, soins de santé) paraissent une piste idéale car elles offrent à la fois le confort, la sécurité mais aussi du lien social. Mais le prix du séjour les réserve aux plus fortunés (entre 2 500 et 4 000 euros par mois). Le CPAS de Namur lance l’expérience d’une résidence-services sociale. Philippe Defeyt croit en la formule. Les propriétaires âgés, constate-t-il, n’arrivent plus à entretenir leur maison qui vieillit en même temps qu’eux. «Ce n’est pas seulement une question de précarité mais aussi d’énergie. Se lancer dans la réfection d’un toit n’a rien d’évident à 75 ans. On ne peut pas accéder à l’agence immobilière sociale si l’on est propriétaire. Or nous voyons des gens qui demandent au CPAS un petit logement en échange de la location de leur maison. Il faut élargir la vision : permettre à l’AIS d’accueillir les propriétaires âgés. Leur maison est surdimensionnée, difficile et chère à entretenir mais ils n’osent pas vendre leur bien pour aller vers la location qui est trop aléatoire. Quid si leur bail n’est pas reconduit? Par contre, si ces personnes entrent dans une résidence-services, elles ont la certitude d’y rester jusqu’à la fin de leurs jours. Pour moi, la Région wallonne devrait investir massivement dans les résidences-services pour qu’elles soient abordables pour tous. On libère ainsi de grands logements sur le marché locatif public et privé.»
Les besoins des personnes âgées sont diversifiés et changeants en fonction de l’évolution de leur état de santé, de leur âge ou de leur situation sociale. Il faut un «continuum» dans l’offre des services et des infrastructures, conclut Philippe Defeyt : résidences-services, centres de soins de jour, centres communautaires, aides technologiques au domicile… Mais cela suppose aussi de développer les aides fournies par les proches. «On ne pourra pas développer une politique de maintien à domicile et d’accueil de personnes âgées en institutions sans développer des solidarités de proximité et un soutien accru aux aidants.» Le président du CPAS de Namur, qui est aussi en charge de la politique du volontariat de la Ville, est intéressé par une initiative assez étonnante qui touche aujourd’hui 1,8 million de Japonais : le Fureai Kippu («billet de relation bienveillante»), soit une monnaie complémentaire affectée à l’aide aux seniors. Cette monnaie concerne tout ce qui n’est pas couvert par l’assurance-maladie et invalidité : soutien moral, aide à domicile, préparation de nourriture. L’unité de compte est une heure de service aux personnes âgées. Elle peut être gagnée par des aînés qui en aident d’autres ou par des personnes qui les transfèrent à leurs parents (parce qu’ils habitent trop loin) ou qui les conservent pour eux-mêmes, pour quand ils seront âgés. Ces services sont totalement informatisés et ont l’avantage d’instaurer une relation plus personnelle entre les aidants et les aidés. L’objectif est à la fois de créer du lien entre les générations mais aussi de faire face au coût du vieillissement.
Une idée parmi d’autres. Les prochains gouvernements régionaux en auront bien besoin.
Aller plus loin
Alter Échos n° 382-383 du 23.05.2014 : Soins de santé : un marché en or ?