Après un arrêt sanitaire forcé, notre fine équipe s’est réduite à peau de chagrin pour ce retour aux affaires.
Pas d’illustration donc, et une chronique placée sous le signe de la morosité, atmosphérique et rhétorique.
Face à moi, huit carrés vitrés, les toilettes à 50 centimes, le wi-fi gratuit et l’affiche tendance du moment, «Comment se protéger et protéger les autres», qui a pris un sérieux coup dans l’aile. À l’intérieur, peinture rose, miroirs, bar latéral et expo de scènes de films avec Marylin Monroe.
À l’extérieur, sur la terrasse, Moustachu 1, et sa voix tonitruante, apostrophe Moustachu 2 en évoquant une habituée, au ventre arrondi, qui prétendait dernièrement qu’on lui avait fauché son téléphone.
«Celle-là était enceinte depuis onze mois, dis. Elle a accouché de quoi, d’un éléphant?»
C’est aujourd’hui dimanche, et sous mes yeux embués de pluie et d’émotion, une tablée animée, pleine de bagout, vient de se former progressivement. La base: un vieux monsieur, réplique parfaite du commandant Cousteau, en tête-à-tête avec sa copine assez mal équipée – singlet et sandales –, compte tenu des circonstances. S’invite dans leur conversation une dame à crinière blonde, lunettes de soleil, survêtement camouflage, longs ongles manucurés orange fluo, sosie d’Amanda Lear, elle-même accompagnée de son mini-chien en sweat à capuche bleu, Kenzo, confortablement installé sur une chaise à côté de sa maîtresse. Pour parfaire l’ensemble, le duo de moustachus entre dans la danse avec leur savoureux accent bruxellois pour une discussion fort réjouissante, axée sur les soins de santé et la fin de vie. Tous les ingrédients d’une bonne analyse sont fin prêts.
«Ma mère, elle était coquette, hein.»
«Combien elle demandait la pédicure?»
«25 euros.»
«25 euros, c’est cher?»
«Ben ça tu sais le faire toi-même», qu’elle dit Amanda Lear, qui sait visiblement de quoi elle cause.
«Ils lui donnaient une douche quand même?»
«Elle avait Alzheimer un peu?»
La maman de Moustachu 1 n’est plus de ce monde. Elle pensait avoir des bosses, mais c’étaient des tumeurs. Elle s’est éteinte en soins palliatifs récemment. En l’évoquant, il lance sans le vouloir un groupe de parole.
«Moi, j’ai été victime d’une erreur médicale. Je suis allé voir mon médecin parce que ça tirait sur le côté. Il m’a dit, c’est rien ça va passer. On me fait un scanner, j’ai une masse sur les reins. Et là on me dit ‘On va être franc, c’est le cancer’. Je rentre à l’hôpital. Le stût, c’est qu’on me fait les examens le matin et qu’aucune salle d’op n’est disponible. Donc je rentre chez moi. On ne m’a opéré qu’après un mois. On m’a enlevé le rein. Mais c’était pas nécessaire en fait.»
«Mon père, il est mort en gériatrie. C’était pas terrible.»
Comme en écho à cette conversation tristounette, la pluie reprend de plus belle. Les témoignages affluent.
«Ben moi, j’arrive chez le docteur et je lui dis ‘j’ai mal entre les jambes’. ‘Mais Madame, vous avez deux hernies inguinales’ qu’il me répond.»
«Bordet, c’est cher. C’est là qu’ils m’ont retiré ma glande thyroïde.»
«À Sainte-Élisabeth, ’y a pas de raison de se plaindre.»
Moustachu 2 plaisante de cette conversation thématique avec un sosie d’Eddy Mitchell, banane noire, bagues et collier tête de mort, qui vient fumer sa cigarette à côté de leur table.
«Ici, Manneke, c’est fort médecine. C’est un peu ‘Doctor House’.»
Puis il embraie sur une expérience toute personnelle.
«Je me réveille de l’opération, anesthésie totale, et je crève de mal. Pas d’antidouleur, j’ai souffert en silence. Ils te donnent un Dafalgan et un paracétamol, dis. Ça ou rien. Puis après quand même, ils me donnent un truc à mettre sous la langue. Ça, ça marche, mais pour quelques heures seulement. Après, l’infirmière revient et me demande comment ça me fait mal sur une échelle de 1 à 10. J’ai menti, j’ai dit 8 parce que quand tu fais le malin ils ne te donnent rien.»
Pour détendre l’atmosphère avant son départ annoncé pour l’Union saint-gilloise, Moustachu 1 tente une première blague un peu bancale que nous vous épargnerons, ponctuée d’un cri du cœur.
«Quel temps de merde, dis, il va être beau le terrain.»
Amanda Lear fait une pause pipi et confie son petit chien à la Madame Singlet. Il panique un peu sous sa cagoule bleue.
«Moh, il est beau comme tout. Maman va arriver, sais-tu. Reste là petit chou. Oh, il tremble.»
«Oui, il a peur. C’est fragile, ces petites bêtes.»
Deuxième tentative de blague.
«Quand tu manges un chien comme ça, après tu chies wawa.»
Un ange passe…
Profitant de l’arrivée opportune d’un tram, il s’éclipse en un clin d’œil avec son binôme à moustache.
Le vent me fouette et m’arrose, j’ai la goutte au nez, je ne sens plus mes doigts de pied. Mon emplacement devient difficilement tenable. Je prends du recul par rapport à la scène. Ça cause revenus et pensions. Amanda Lear expose sa première théorie sur la Sécu:
«La moitié des personnes qui étaient dans les homes sont mortes. Comme ça, ils ne paient plus les pensions. Alors, qui va payer nos pensions maintenant? Les étrangers? Ils sont au CPAS.»
En guise de réaction, le commandant Cousteau s’esclaffe. Comme souvent, à contretemps et sans raison apparente. Il n’y a certainement pas de quoi se réjouir.
Kenzo, le petit chien, se rebiffe. Il a retiré sa capuche et maman n’est pas contente.
«Non, tu gardes ton manteau!»
Madame Singlet a repris un café allongé et annonce pour la dixième fois au moins: «Bon après, moi, je vais y aller.»
J’aime son expressivité, sa gestuelle et cette capacité de parler de tout et de rien avec emphase et conviction.
«Primark, c’est pour la poubelle, c’est de la merde.»
Amanda dégaine une nouvelle théorie raciste et complotiste:
«Ce sont les Arabes qui vont diriger le monde. Regarde, ici, ils prennent le CPAS alors qu’ils ont des résidences secondaires. Mais c’est bientôt fini tout ça, il va y avoir une demande de transparence.»
Sur cette dernière saillie, elle paie et s’enfuit. Un bus est arrivé et la pluie redouble. Le déluge. La fête à la grenouille. Retour à la configuration de départ: Cousteau et la dame se réfugient à l’intérieur. Je leur emboîte le pas. Il y fait bon, ça sent le Dettol.
«Mais qu’est-ce que je vais faire? Il faut que j’y aille», répète-t-elle comme un mantra, après avoir re-commandé une eau pétillante. «Je ne suis pas une dame de café, moi. On n’est pas des gens pour boire, nous. L’autre, tu as vu ça comme elle buvait des bières, pour une femme? Celle-là, elle sait boire!»
Instant médisance et retour de karma pour Amanda.
Je souris. La pluie s’arrête. Cousteau se retourne vers moi avec clin d’œil et pouce en l’air. Il m’envoie un baiser volant.
La dame se décide enfin à y aller et pose sa monnaie sur le comptoir.
«Voilà.»
Voilà, fin du suspense. La boucle est bouclée.
Tout le monde au chaud et les masques seront bien gardés.