Au cours de cette législature, la Wallonie et Bruxelles ont reconnu ce modèle original d’accès à la propriété dans leur code du logement. Le système a été inventé aux États-Unis il y a une trentaine d’années. Reportage à Great Barrington, dans le Massachussetts, où s’est développé le tout premier prototype.
Avant de devenir agricultrice à Alford, un hameau de 500 habitants niché dans la montagne, à 200 km au nord de New York, Billie Best a eu une autre vie. Hewlett Packard, Citibank, Pepsi, Nintendo : longtemps, cette élégante quinquagénaire aux yeux clairs a été consultante marketing pour de grosses boîtes. Jusqu’à ce que tout bascule, au tournant du nouveau millénaire. « J’ai eu une illumination post-11 septembre », raconte cette femme pleine d’humour qui s’est retrouvée au chômage suite aux attentats. En 2003, des vaches, des chèvres, des moutons se mettent à paître autour de sa maison, une ravissante bâtisse rouge qui retrouve ainsi sa fonction agricole initiale. Billie baptise sa ferme « crazy wife » (femme folle).
Onze ans plus tard, par une fraîche soirée de fin d’hiver, la voilà dans une salle paroissiale de Great Barrington, la principale ville du coin. Mettre ses mains dans la terre l’a éveillée à de nouvelles idées. Billie, qui milite aujourd’hui pour les circuits courts, l’étiquetage des OGM ou pour dénoncer l’accaparement des terres agricoles par Wall Street, est devenue présidente d’une association locale : le Community land trust in the Southern Berkshires, du nom de la chaîne de montagnes qui traversent la région. Ce soir, c’est l’assemblée générale annuelle de cette organisation qui défend un modèle alternatif d’accès à la propriété. « Le principe du Community land trust, c’est que la terre appartient à la communauté, tandis que tout ce qu’il y a dessus – les maisons, les granges, les barrières, les cultures, les commerces – appartient à des individus, rappelle Billie. Le but est de mettre la terre à l’abri des jeux spéculatifs, et de garantir que l’achat d’un logement, d’une exploitation agricole ou d’un petit commerce reste abordable. »
L’association possède plusieurs terrains dans les environs, qui hébergent un centre de recherche sur l’économie communautaire, des logements pour 22 familles et une ferme bio qui a initié le premier groupe d’achat collectif des États-Unis, au début des années 80. En tout, près de 20 hectares, gérés par une structure participative et démocratique, le trust. « Le trust est ouvert à tous, la condition impérative pour devenir membre étant d’avoir sa résidence principale dans la région. Les personnes doivent être impliquées dans la vie locale », explique Billie. Elle insiste : « C’est un vrai outil démocratique ! Devenir membre, c’est une manière de participer activement aux décisions qui concernent l’avenir de notre communauté. »
Billie juge ce système d’autant plus incontournable que dans la région, le prix des terrains et des maisons a explosé les dix dernières années. Les paysages pittoresques des Berkshires ont en effet séduit beaucoup de riches citadins, qui peuvent rallier New York en deux heures de voiture. Nombre de coquettes fermettes en bois rouge ont été converties en luxueuses maisons de campagne. « Il devient difficile pour les petits et moyens revenus d’accéder à la propriété. Or, ça fait partie du rêve américain ; acheter un bien, c’est investir pour son avenir, sa retraite, quand on n’a plus de boulot. Nous n’avons presque plus de familles qui viennent s’installer ici et nos écoles se vident peu à peu ! » Billie s’inquiète aussi de la sécurité alimentaire de la région. « Les fermes ne produisent plus rien, et le prix des terres agricoles est si élevé que cela devient quasi impossible pour un jeune de se lancer. » Pour elle, le Community land trust est l’antidote. Elle s’est mise en quête de nouvelles terres, espérant un geste de généreux donateurs, car « il n’est plus possible d’acheter ». Elle fait aussi la chasse aux nouveaux membres, en particulier les jeunes. « Pour l’instant, nous avons en majorité des gens de plus de 40 ans, ce qui reflète la démographie de la région. Notre objectif est d’essayer d’attirer plus de 20-40 ans. Avoir beaucoup de membres, c’est important, car cela nous permet d’être représentatifs de la communauté.»
La bibliothèque des pionniers
Il existe aujourd’hui environ 250 Community land trust aux États-Unis, mais celui des Berkshires du Sud est unique en son genre : il est le tout premier prototype de ce modèle alternatif d’accès à la propriété. Pour remonter aux sources de son histoire, il faut traverser la zone naturelle de Jug End, à quelques kilomètres de Great Barrington et mettre ses pas dans ceux de Billie, qui a fait ce trajet pour la première fois il y a plus de dix ans. Au sommet d’une colline, surplombant une vallée sauvage, se trouve le Schumacher center for a New Economics, un centre de recherche dédié à la construction d’une économie « écologiquement et socialement responsable ». Ce modeste bâtiment en bois abrite des milliers de livres, dont la collection personnelle de E.F Schumacher, un économiste anglais qui a marqué son époque avec le célèbre ouvrage Small is beautiful. « C’est en faisant du volontariat ici que j’ai forgé ma nouvelle vision du monde », confie Billie qui a dévoré une bonne partie de la bibliothèque.
Construit au milieu de pommiers quasi centenaires, le Schumacher center a été le berceau de plusieurs expériences pionnières sur les monnaies locales et le microcrédit. C’est aussi ici que Bob Swann, un activiste de la paix, a donné corps à une idée qu’il poursuivait depuis longtemps : la propriété collective de la terre. Début des années 80, il se voit offrir cette parcelle de 4 hectares par une famille du coin, dans le but de fonder le premier Community land trust. « Bob et Susan, sa femme, avaient bien conscience d’être des précurseurs et leur intention était de construire un modèle qui pourrait être reproduit ailleurs », raconte Billie autour d’une tasse de thé noir.
Le portrait de Bob Swann, décédé depuis dix ans, trône en bonne place dans la bibliothèque, aux côtés de celui de deux autres figures fondatrices : E.F Schumacher, l’économiste hétérodoxe et Jane Jacobs, une activiste célèbre pour avoir empêché, dans les années 60, que le quartier de Greenwich village, à New York, ne soit défiguré par une autoroute.
Racines pacifistes
Susan Witt, la veuve de Bob Swann, est toujours là pour poursuivre l’œuvre fondatrice. Cette femme douce au visage rond, qui approche de la fin de la soixantaine, dirige le Centre avec la foi et l’énergie de ceux qui veulent construire un monde nouveau. Elle raconte combien l’idée de Community land trust est enracinée dans celle des mouvements pacifistes auxquels son mari a activement participé. « Bob était objecteur de conscience, ce qui lui a valu d’être emprisonné durant la Deuxième Guerre mondiale. Il a ensuite soutenu le mouvement de lutte pour les droits civiques et est parti en Géorgie pour aider à reconstruire des églises afro-américaines qui avaient été détruites. C’est là qu’il a rencontré le cousin de Martin Luther King, Slater King, qui lui a fait prendre conscience du problème d’accès à la terre des fermiers noirs du sud des Etats-Unis. » Les deux hommes cherchent des solutions et trouvent de l’inspiration dans des expériences aussi diverses que l’achat collectif de terres en Palestine par la diaspora juive au début du 20e siècle ou le mouvement de réforme agraire initié par un disciple de Gandhi, Vinova Bhave, dans les années 50. En 1969, ils lancent la première expérience de Community land trust à Albany, en Géorgie, un terrain agricole de 2 000 hectares possédé et géré collectivement. Mais cette première tentative échoue, car le modèle n’est pas complètement au point.
Susan raconte ensuite les années à Boston, où elle rencontre Bob dans l’institution éducative qu’il a créée avec Ralph Borsodi, une figure connue pour ses expériences autour de l’autosuffisance. L’Institute for community economics, fermé depuis cinq ans, était le think tank des Community land trust. « Nous écrivions des articles, donnions des conférences, mais nous rêvions de concrétiser nos principes », se souvient cette ancienne professeure de littérature. Jusqu’à ce que l’occasion se présente et qu’on leur propose de venir dans les Berkshires pour développer le premier prototype. Le projet a alors pris forme, puis s’est envolé ailleurs aux États-Unis, au Canada, en Angleterre et en Belgique, où le Community land trust a récemment été reconnu dans les législations wallonne et bruxelloise du logement.
Aller plus loin
Alter Échos n° 367 du 17.12.2013 : Le Community land trust wallon est né
Alter Échos n° 284 du 16.11.2009 : Community Land Trust, un modèle anglo-saxon pour un problème universel
Alter Échos n° 335 du 01.04.2012 : Un projet de Community Land Trust au Pays des Collines