Que s’est-il passé? En 2020, les citadins se ruaient dans les fermes pour acheter leurs poireaux. Les magasins spécialisés dans les produits en vrac voyaient leur chiffre d’affaires exploser. En 2018, il y avait 150 magasins de ce type en Wallonie. En 2021, on était passé à 241. Aujourd’hui, de plus en plus d’enseignes ferment.
Le consommateur est-il à ce point volage, comme l’ont déploré plusieurs producteurs qui ont cessé de voir leurs nouveaux clients dès l’été 2021 et la fin du second confinement? Plusieurs maraîchers ont arrêté récemment leurs activités. Certains avaient vu leur clientèle se multiplier par quatre entre mai et juin 2020, mais dès juillet quand les barrières sanitaires se sont levées, les «nouveaux mangeurs bio» se sont évaporés comme neige au soleil. Pour Alexis Descampe, administrateur délégué de la coopérative Färm, qui dispose de 17 enseignes à Bruxelles et en Wallonie, le problème est plus ancien: «On avait vu la consommation se tasser fin 2019. Pendant le confinement, on a cru à un changement dans les comportements, mais la hausse était liée à des événements exceptionnels: le télétravail, l’impossibilité d’aller manger à l’extérieur… Nous avons vite compris que l’augmentation durable de la consommation bio était un leurre. Notre chiffre d’affaires pour 2021 est le même que celui de 2019, sans une once de croissance. Et le budget prévisionnel pour 2022 montre une baisse de 5%, c’est énorme. On ne voudrait pas se séparer de nos collaborateurs, mais il faudra trouver une solution structurelle». Dix jours après cette interview, Färm fusionnait avec le grossiste néerlandais Biotope.
Les explications à cette stagnation voire à la baisse de la consommation, sont les mêmes partout: en premier lieu, c’est la baisse du pouvoir d’achat qui fait du produit bio un «luxe». Mais les acteurs de terrain citent aussi le développement du commerce en ligne, le trop grand nombre d’opérateurs sur le marché, la concurrence de la grande distribution.
Les explications à cette stagnation, voire à la baisse de la consommation, sont les mêmes partout: en premier lieu, c’est la baisse du pouvoir d’achat qui fait du produit bio un «luxe». Mais les acteurs de terrain citent aussi le développement du commerce en ligne, le trop grand nombre d’opérateurs sur le marché, la concurrence de la grande distribution. Et la dilution du message. Bio, local, durable? Trois termes synonymes pour certains consommateurs. Fabian Daniel, producteur de céréales bio en Hesbaye, parle de «soupe» communicationnelle dans laquelle le consommateur se perd. «Il veut soutenir le fermier du coin et achète des produits qui sont parfois une catastrophe sur le plan environnemental.» Le patron de «Färm» ne dit pas autre chose. «Les produits locaux ne sont pas nécessairement des produits bio. Les grandes surfaces, les industriels entretiennent la confusion entre les termes et leur marketing est efficace. La grande distribution communique beaucoup sur le caractère durable de leurs produits. Alors pourquoi le consommateur irait-il acheter dans des magasins spécialisés ce qu’il peut trouver chez Delhaize ou Carrefour? Bien sûr, le produit est importé parfois de l’autre bout du monde, mais c’est ‘bio’ et le consommateur ne fait pas la différence.»
La croissance de 2020, c’est fini
Quelle est l’ampleur du recul des ventes? Elle varie selon le producteur ou le vendeur auquel on s’adresse. «Depuis quelques mois, nous constatons une baisse de la fréquentation, explique Emmanuelle, gérante du magasin indépendant «La Biosphère» à Dion-Valmont. Le bio a un prix plus élevé, c’est indéniable. Nous rémunérons de manière juste nos producteurs et nous expliquons cela à nos clients. C’est essentiel de dynamiser nos liens avec eux. Nous venons d’ailleurs de lancer une infolettre, car nous avons constaté qu’une partie des consommateurs s’est tournée vers l’e-commerce et comme nous n’avons pas de plateforme de commande en ligne, cela peut jouer en notre défaveur.» «Chez nous, on n’accuse pas trop le coup, explique Bertrand Delvaux pour la coopérative «Paysans-Artisans», qui regroupe une centaine de producteurs et consommateurs à Floreffe (lire le Focales qui leur est consacré dans notre numéro 499, décembre 2021, et en ligne). Sans doute parce nous sensibilisons le consommateur au rôle qu’il joue pour soutenir nos producteurs, en organisant des débats, des visites.»
Biowallonie a tenté d’objectiver les faits. L’association est financée par la Région wallonne pour accompagner les producteurs et les filières bio (distributeurs, transformateurs, vendeurs). Pour Ariane Baudelot, coordinatrice du pôle Développement de filières, «l’année 2020 a été exceptionnelle, au niveau des ventes en magasins comme dans le circuit court. Difficile donc de comparer avec ce qui se passe aujourd’hui». Ariane Baudelot a envoyé un questionnaire à tous les distributeurs pour connaître l’évolution de leur chiffre d’affaires entre novembre 2019 et novembre 2021. La grande distribution n’a pas réagi même si on parle aussi d’un recul des ventes dans ce secteur depuis fin 2021. Pour les autres, «15% constataient une baisse, pour 9% d’entre eux, il n’y avait pas de différence, pour les autres le chiffre d’affaires était meilleur. Par contre, on constate une réelle diminution de la consommation dans le dernier quadrimestre de 2021. Tout le secteur est inquiet et est conscient qu’il n’y aura plus de croissance comme en 2020. La raison principale, c’est la baisse du pouvoir d’achat qui touche toutes les dépenses alimentaires». Biowallonie table sur un recul de la consommation bio de 1 ou 2% pour 2022. La France, gros producteur de bio, connaît des chiffres plus catastrophiques. On parle, selon les produits, d’un recul des ventes qui atteint 30% depuis fin 2021.
Pour les industriels, c’est aussi la désillusion. Le géant laitier Lactalis a dû déclasser sa production de lait bio vers le conventionnel. Un signal désastreux pour le secteur et qui pose bien des questions au moment où l’Union européenne s’est donné pour objectif de consacrer, d’ici à 2030, au moins 25% des terres agricoles à l’agriculture biologique (contre 4,5% actuellement). La Wallonie vise plus haut encore avec 30% de terres consacrées au bio (un peu plus de 13% actuellement) et plus de 4.700 exploitations «bio». Un objectif tenable quand on constate déjà une surproduction dans certains secteurs comme celui de la viande? Aujourd’hui, 80% de la viande bio est déclassée et se vend dans le conventionnel, faute d’acheteurs et faute de maillons intermédiaires comme les abattoirs ou les bouchers certifiés bio. Alors que l’enjeu est d’encourager la conversion des agriculteurs conventionnels vers le bio, «le problème aujourd’hui est surtout de protéger les revenus des 1.977 producteurs bio actifs en Wallonie», reconnaît Ariane Baudelot. Certains producteurs n’y croient plus. Comme Fabian Daniel. Un tiers de terres «bio» en 2030? «Ça n’ira pas, prévient-il. Le petit agriculteur qui se convertit en bio aujourd’hui se ramasse une claque.»
Les géants du bio se partagent le marché
La baisse de la consommation, même si elle reste limitée, entraîne déjà un petit tsunami dans le secteur de la distribution, en Belgique francophone du moins. La Flandre dispose de très peu de magasins spécialisés en bio et la grande majorité des consommateurs achètent chez Bio-Planet, la filiale de Colruyt. Le bio, c’est d’ailleurs une affaire wallonne. Les disparités entre les deux régions sont énormes à tous les niveaux, production, vente, consommation. En Wallonie, on compte deux fois plus de magasins et de chaînes spécialisées. Mais les choses bougent. Bio-Planet a annoncé fin 2021 vouloir ouvrir une cinquantaine de nouveaux magasins, dont une majorité en Wallonie où la filiale de Colruyt est moins présente. La concurrence est féroce, entre enseignes spécialisées et avec Bio-Planet. Fatalement, dans le secteur des enseignes «bio», on accuse le coup. Fin février, la coopérative Färm a racheté les magasins Biostory avant de fusionner avec Biotope, un groupe néerlandais qui possède plusieurs chaînes, comme les magasins Ekoplaza présents en Flandre et un peu à Bruxelles. Biotope détient aussi les deux principaux grossistes du Benelux, Udea et Biofresh. «Ce n’est pas une bonne nouvelle, reconnaît Ariane Baudelot pour Biowallonie. Cette concentration, c’est une première dans le secteur bio. Les producteurs wallons arriveront-ils encore à vendre à cette chaîne néerlandaise? Jusqu’ici, les magasins bio étaient encore assez indépendants pour s’approvisionner en circuit court.»
La coopérative Paysans-Artisans a réagi très négativement à la fusion de Färm avec Biotope. Mais Fabian Daniel, lui, n’est pas tendre avec les chaînes bio. «La toute grande majorité vend des légumes, des fruits bio qui n’ont rien à voir avec une production proche des producteurs locaux. Pour moi, ces enseignes trompent sur la marchandise. Bi-Ok, Sequoi, Färm et les autres vendent aussi du bio industriel au même titre que Bio-Planet. Elles se fournissent chez le même grossiste.» «Acheter chez Bi-Ok peut paraître plus vertueux que d’aller en grande surface, enchaîne Bertrand Delvaux pour la coopérative, mais ce qui compte, c’est d’animer une filière de production. Chez nous, les gens voient sur les étiquettes les noms des producteurs.»
Gwenaël du Bus gère la ferme du Peuplier à Bossut. Ses vendeurs sont présents sur une dizaine de marchés à Bruxelles et en Brabant wallon. Et s’il a constaté un certain tassement des ventes au cours des derniers mois de 2021, son chiffre d’affaires reste supérieur à 2019. Est-ce encore rentable de se convertir en bio pour un agriculteur? Gwenaël est nuancé: «Il y a dix ans, il y avait une forte plus-value à produire en bio. Ce n’est plus le cas sauf si on se lance dans des marchés de ‘niche’ comme la production de patates douces, mais pour les produits classiques, fruits, légumes, le marché commence à saturer.»
En 2021, 76 producteurs sont passés au bio. C’est moins que les autres années. Il est vrai que le prix de vente du bio se rapproche de plus en plus de ceux du secteur conventionnel. Mais cela pourrait changer avec notamment la guerre en Ukraine. Les céréales comme le blé sont cotées en Bourse, ce n’est pas le cas des produits bio. Le bio reste donc un marché plus stable pour les producteurs. «Mais le bio s’inscrit dans un marché européen, rappelle Ariane Baudelot pour Biowallonie. Nous sommes entourés de trois gros producteurs: l’Allemagne, les Pays-Bas et la France, et la concurrence est forte. En France, il y a eu l’année dernière une surproduction de lait et d’œufs bio, cela a cassé les prix chez nous. La pression sur les prix est surtout vraie pour la grande distribution. Si les prix des légumes sont plus bas en Espagne, les supermarchés iront les chercher là-bas. Un producteur bio va mieux s’en sortir avec le circuit court».
«Le bio a un prix plus élevé, c’est indéniable. Nous rémunérons de manière juste nos producteurs et nous expliquons cela à nos clients. C’est essentiel de dynamiser nos liens avec eux.» Emmanuelle, gérante du magasin indépendant «La Biosphère» à Dion-Valmont
Gwenaël du Bus confirme: pour un producteur, le prix qu’il peut demander pour ses produits dépend de la filière de vente. «Il n’y a rien à attendre des grandes surfaces. Seule la traçabilité de nos produits permet de justifier une différence de prix.» La traçabilité, explique-t-il, «c’est pouvoir remonter à la source, prouver que les critères sociaux et environnementaux ont été respectés, que la main-d’œuvre a été correctement payée, que la régénération du sol est assurée. C’est ce que mes clients, mes vendeurs et moi-même nous exigeons.» C’est une démarche qui peut aller très loin. Et de citer le cas des «Petits Producteurs» dans la région liégeoise. «Leur philosophie, c’est de n’accepter dans leur magasin aucun produit dont ils ne connaissent pas le producteur. Cela va jusqu’à refuser un fromage s’ils ne connaissent pas l’origine des herbes qui sont dessus!» Pour le gérant de la ferme du Peuplier, la traçabilité exige un contact direct avec le producteur («pas par mail ni par téléphone») et c’est donc aussi un exercice de communication, voire de marketing. «C’est ce qui permettra aux producteurs et vendeurs bio de se démarquer… Il faut clarifier les termes», insiste Gwenaël du Bus. Le bio à grande échelle n’est pas nécessairement écologique. «En Espagne, ils font des olives bio, mais ils coupent les arbres après huit ans.»
Des producteurs floués
Tout dépend donc de ce que souhaite le consommateur. Veut-il des produits bio parce qu’ils sont meilleurs pour la santé sans être trop chers pour autant? La grande distribution répond à cette demande. «Leurs produits ont le label bio. Mais label ce n’est pas traçabilité. Le problème est de savoir d’où viennent les produits.» Et Gwenaël du Bus de donner l’exemple des avocats. «Nous avons rencontré une coopérative de producteurs d’avocats bio en Espagne. Ils peuvent répondre à une demande de cinq palettes d’avocats. Mais si un opérateur comme Delhaize en demande 40 en 24 heures, il est obligé de passer par une centrale d’achats qui rassemble les produits des grossistes. Cela suppose parfois six intermédiaires et in fine Delhaize ne peut pas dire d’où viennent ses avocats, dans quelles conditions ils ont été produits, s’il n’y a pas de fraude ni même si le producteur a été payé.» Dans le secteur bio, les arnaques sont devenues fréquentes avec des centrales d’achat qui disparaissent dans la nature sans avoir payé les agriculteurs. «Une partie des produits bio qui se retrouvent sur le marché n’a jamais été payée, affirme Gwenaël du Bus. «C’est compliqué de travailler avec les grandes surfaces, confirme Ariane Baudelot. Les acheteurs changent tout le temps. Tous les deux ans en moyenne et c’est fait pour ne pas avoir de contrat stable avec le producteur.» Pour la coordinatrice de Biowallonie, il faudrait davantage de contrôles sur la communication des grandes surfaces. «Quand certaines affirment ‘nos producteurs ont du talent’ alors que les produits ont été achetés par des grossistes dans différents pays européens, c’est de la ‘pub mensongère’ que le SPF Économie devrait sanctionner.»
Doper la demande
Ce n’est pas la seule manière dont les pouvoirs publics pourraient intervenir si la Wallonie veut atteindre son objectif de 30% de terres bio. Il faut pouvoir aider les producteurs. Laetitia Van Roos, conseillère en stratégie alimentaire au cabinet de la ministre de l’Environnement Céline Tellier, rappelle que la PAC (Politique agricole commune) soutient désormais les maraîchers pour les très petites surfaces avec une aide forfaitaire de 4.000 euros jusqu’à trois hectares. Mais il faut aussi travailler sur la demande et, dit-elle, «on a un plan d’action global pour l’ensemble des filières, un plan qui élargit et diversifie l’offre». Cela passera notamment par le développement de la transformation des produits au travers du projet des «cantines durables» qui font appel à des produits locaux et bio. Jusqu’ici les collectivités (crèches, écoles, maisons de repos) freinaient parce que «c’est trop cher ou que les produits ne sont pas adaptés aux quantités demandées». Et pour le circuit court? «Au niveau des marchés, la marge de progression n’est pas inextensible, estime Gwenaël du Bus. Pour les marchés en plein air, c’est une activité où l’on travaille clairement à perte parfois pendant des années. Nous avons mis dix ans avant d’être rentables! Il faudrait que les pouvoirs publics aident à trouver des marchés couverts où l’on puisse aussi trouver des magasins où l’on peut acheter de tout. Il faudrait aussi soutenir les réseaux citoyens qui organisent la distribution avec les producteurs.»
«La toute grande majorité vend des légumes, des fruits bio qui n’ont rien à voir avec une production proche des producteurs locaux. Pour moi, ces enseignes trompent sur la marchandise. Bi-Ok, Sequoi, Färm et les autres vendent aussi du bio industriel au même titre que Bio-Planet. Elles se fournissent chez le même grossiste.» Fabian Daniel, producteur de céréales bio en Hesbaye
Encourager les réseaux citoyens? Certains se demandent si l’on n’est pas arrivé à un palier dans la consommation bio. «Nos études montrent qu’il y a 20% de consommateurs bio convaincus et qui le resteront, constate Ariane Baudelot. Les autres achètent occasionnellement ou rarement, ceux-là, on est en train de les perdre, car ils ne voient pas la plus-value du bio, surtout en période de perte du pouvoir d’achat.» Une campagne de sensibilisation axée sur cette plus-value est prévue, assure Laetitia Van Roos. «On veut encourager le consommateur à se renseigner sur l’origine de ce qu’il achète pour soutenir la production bio locale.»
Expliquer, garder le contact avec les consommateurs, les mobiliser dans leurs actes d’achat, c’est ce que font et veulent continuer à faire les coopératives de producteurs et les petits magasins bio indépendants. Acheter bio (re)deviendrait un geste éthique, voire politique.
Le résumé
— Si en 2020, les citadins se ruaient dans les fermes pour acheter leurs poireaux, les vendeurs et producteurs font aujourd’hui grise mine. L’augmentation durable de la consommation bio était-elle un leurre?
— On constate une réelle diminution de la consommation dans le dernier quadrimestre de 2021. La raison principale, c’est la baisse du pouvoir d’achat qui touche toutes les dépenses alimentaires, selon Biowallonie.
— Est-ce encore rentable de se convertir en bio pour un agriculteur? Pour contrer la concurrence des voisins européens et la concentration croissante du secteur, les petits producteurs et vendeurs misent sur la traçabilité des produits et la sensibilisation des consommateurs.
«Paysans-Artisans. La coopérative qui fait tourner la terre autrement», Focales, février 2022, Manon Legrand.
«Cette crise a rappelé à quel point le métier d’agriculteur était un métier fondamental, mais surtout en danger», Alter Échos web, 27 octobre 2020, Pierre Jassogne.
«Beaucoup d’incertitudes pour les agriculteurs wallons», Alter Échos web, 1 octobre 2020, Nathalie Cobbaut.
«Cultiver bio, à l’école et dans la différence», Alter Échos n° 470, janvier 2019, Céline Teret.
«Qui osera être agriculteur demain?», Alter Échos n°407-408, août 2015 (dossier).