En justice de paix, se défendre seul est monnaie courante. Ça l’est nettement moins en correctionnelle. Or, l’assistance d’un avocat dans le «cirque» très codifié de la justice paraît indispensable.
Justice de paix du 1er canton de Bruxelles. Le 20 août dernier. Les affaires reprennent après les vacances judiciaires. Le juge de paix est installé avec son greffier à sa gauche et l’huissier d’audience. La plupart des plaideurs sont avocats. Ils expliquent rapidement la situation, déposent un petit dossier et le juge annonce sa décision pour une audience ultérieure. Ils représentent, pour la plupart, des propriétaires ou des sociétés de logement social qui demandent une résiliation de bail, un plan de paiement pour des arriérés de loyer ou un report d’audience. Ce matin-là, les affaires sont principalement jugées par défaut, en l’absence des locataires. Pourtant, dans le ballet de toges noires à bavette blanche, une dame se présente seule devant le juge: elle a 1.500 euros de retard de loyer, elle s’est mise d’accord avec le Foyer bruxellois pour un paiement de 50 euros par mois jusqu’à apurement de la dette et vient à l’audience pour que le juge entérine l’accord. Le juge de paix prévient la dame: «Si vous ne payez pas ces arriérés, le bail sera résilié et la totalité des montants, due.» Il ponctue cette phrase par une question: «Vous avez bien compris, Madame?» Elle opine du chef. «Vous êtes d’accord avec cette décision?» «Non, répond-elle tout de go. Mon appartement ne dispose d’aucun système d’aération et les murs sont moisis. J’ai une enfant handicapée dont les problèmes de santé sont aggravés par ce manque de ventilation. Donc, j’ouvre les fenêtres, même en hiver, ce qui fait grimper mes notes de chauffage, d’où mes retards de loyer. J’ai demandé un système d’aération ou une hotte, mais le Foyer ne fait pas le nécessaire.» Le juge réagit, de manière didactique: «Il s’agit d’un trouble de jouissance, il faut mettre en demeure le Foyer bruxellois par lettre recommandée. Il serait peut-être judicieux de consulter un avocat. Vous ne pouvez en tout cas pas suspendre le paiement de vos loyers, sinon vous risquez l’expulsion.»
« Ce matin-là, plusieurs affaires sont remises faute d’avocats. Ce qui semble énerver la magistrate : »Bah, les prévenus peuvent aussi se défendre seuls, non?! »
Autre litige: cette fois, c’est un proprio qui vient plaider son affaire en personne. Sa locataire, elle, est assistée d’un avocat. Il sollicite du juge l’expulsion de ladite locataire. Le proprio, assez véhément, explique: «Elle a déjà fait fuir un locataire et l’actuel, comme le précédent, a déposé une plainte auprès de la police pour harcèlement. Elle ne supporte pas qu’on marche au-dessus de sa tête et son plafond en atteste: il est défoncé par les coups de balai qu’elle assène dès qu’un bruit venant de l’appartement du dessus la dérange. Des coups de couteau ont également été portés sur la porte du voisin. Moi, je n’en peux plus: même si Madame paye ses loyers, je ne peux plus gérer les conflits qu’elle génère. Je vous demande de résilier son bail.» L’avocat de la partie adverse réagit, estimant qu’aucune preuve ne vient appuyer les propos du propriétaire. La locataire parle pour sa part de harcèlement sexuel dans le chef de ses voisins. Le juge de paix confirme l’argument de l’avocat: «Monsieur, il faudrait constituer un dossier avec des preuves, des photos des dégâts pour étayer vos allégations.» Le proprio s’emporte: «Et les P-V de police, ce ne sont pas des preuves?» Le juge de paix continue, placide: «C’est votre parole contre la sienne: j’ai besoin de plus d’éléments pour trancher. Je peux remettre l’affaire à deux mois pour vous permettre de réunir des documents, des photos.» La scène vire un peu grand-guignol quand le propriétaire glapit: «Si vous ne me croyez pas, alors tant pis. C’est que ma parole n’est pas digne de foi…» Puis de se rattraper: «Je viendrai dans deux mois avec les preuves et tant pis si ça tourne mal d’ici là!» Le juge entérine la décision, tout en calmant les esprits, habitué à ces effusions.
« Devant les justices de paix, il est de tradition que des parties viennent se défendre seules »
Si, devant les justices de paix, il est de tradition que des parties viennent se défendre seules, c’est plus délicat devant le tribunal correctionnel où le risque de condamnation à de la prison existe bel et bien. Ce matin, c’est une magistrate qui gère les vacations, soit les audiences durant les vacances judiciaires pour les affaires urgentes. «Urgentes» n’est sans doute pas le bon qualificatif, car plusieurs affaires repassent devant le juge, remises lors d’audiences précédentes, faute d’avocats présents pour plaider les affaires. Ce matin-là, plusieurs affaires devraient à nouveau être reportées pour cette raison. Ce qui semble énerver la magistrate, qui converse avec le substitut à sa droite: «Ils peuvent aussi se défendre tout seuls, non?!» Le prochain sur la liste en fera les frais: M. A. est amené dans la salle d’audience encadré de deux policiers, il est incarcéré à la prison de Forest. Pas d’avocat pour le défendre: pourtant, il y en a bien un qui a été désigné, il a même été voir son client à la prison. Mais ce matin, il n’est pas là, comme à la dernière audience. La juge demande avec insistance au prévenu: «Voulez-vous vous défendre seul?» Il hésite, puis finit par accepter. À la lecture du P-V de police, les choses ne sont pas très claires: trois personnes, dont le prévenu, ont été interceptées dans le métro en plein deal d’héroïne. Chacun se rejette la balle: les deux quidams expliquent qu’ils sont sous méthadone et donc qu’ils ne recherchent pas d’héroïne. Le troisième en fuite est attrapé alors qu’il se débarrasse d’une dose. Qui a acheté? Qui a vendu? Le P-V de police est loin d’être concluant, ce qui pourrait être utilisé par M. A. pour sa défense, car c’est lui qui est poursuivi pour détention et vente de stupéfiants. Aux questions de la magistrate, M. A. répond en aggravant son cas: «Oui, je deale parfois, mais pas beaucoup, pour manger et financer ma consommation. Je travaille aussi au noir aux abattoirs. Mais quand je n’ai rien, je vends deux, trois pacsons.» Sans nul doute la présence d’un avocat et sa plaidoirie auraient permis de présenter la situation sous un meilleur jour: il n’était pas là et la juge s’est sans doute crue de bon conseil en invitant de manière appuyée le prévenu à assurer sa défense…
Curieux signaux
Depuis le 1er septembre 2019, la souscription d’une assurance protection juridique élargie est encouragée par une réduction d’impôt. En cause: le fait qu’il est de plus en plus difficile pour la classe moyenne d’être défendue par un avocat, vu les coûts. De façon assez contradictoire, en 2016, le même gouvernement avait réformé l’aide juridique aux plus démunis, rendant l’accès à un avocat plus complexe et réduisant les désignations d’avocats pro deo de 17% dès l’année suivante. Avec la fin de l’exemption de la TVA sur les honoraires d’avocats, les plaideurs en droit de la famille ont de leur côté vu le volume de leurs affaires diminuer d’un tiers.