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Santé

Badante: la vie domestique des Ukrainiennes d’Italie

En Italie, depuis la fin des années 90, les familles font appel aux badanti, des aides à domicile, pour s’occuper de leurs aînés. Des femmes immigrées, originaires principalement des pays de l’Est, notamment d’Ukraine, qui abandonnent tout pour gagner un peu mieux leur vie. Elles représentent plus d’un million de personnes aujourd’hui dans la péninsule. 

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Sur une place qui sert surtout de parking les jours ordinaires, il n’y a pas grand monde en ce jour de Pasquetta. Sur cette place néanmoins, un groupe de femmes attire l’attention. Regroupées autour d’un banc, elles profitent du soleil romain. Derrière le décorum printanier, les mines semblent pourtant graves. Chacune y va des nouvelles reçues du pays. Ce pays, c’est l’Ukraine, et ces femmes, des badanti. Elles sont apparues dans le pays il y a plusieurs années pour s’occuper jour et nuit de personnes âgées seules et non autonomes ou de personnes porteuses de handicap; ces aides à domicile sont tantôt régularisées, tantôt pas, parfois en ayant des compétences en soins de santé, mais pas toujours. Elles ont surtout dû renoncer à tout: laisser leurs enfants, quitter un mari pour gagner vaille que vaille 1.000 euros.

Avant la guerre, l’Italie comptait la plus grande communauté ukrainienne d’Europe (236.000 personnes sur 800.000 résidents ukrainiens dans l’UE). Dans cette communauté, près de 80% sont des femmes, lesquelles occupent principalement des métiers domestiques dont celui de badante. Dans la capitale, on compte pas moins de 19.000 Ukrainiennes parmi lesquelles Lyuba, originaire d’Oujhorod à l’ouest du pays. Si elle n’avait pas ce métier en Italie, elle reviendrait au pays immédiatement. Le visage creusé, la femme semble déjà ailleurs, l’œil rivé sur le téléphone en permanence. Elle pense à sa famille, aux proches restés au pays, à l’argent économisé qu’une vie sous contrôle russe ne lui aurait jamais permis d’obtenir. «Nous nous sentons si seules malgré les signes de solidarité qui se multiplient à notre égard», explique Lyuba. «Mais on pense à nos familles dépassées par cette guerre que personne n’a pu éviter. Je suis venue en Italie pour travailler et aider ma famille restée en Ukraine. Maintenant, j’aimerais être juste là avec eux.» Si elle tente de garder la face, essaie de garder le contrôle, son cœur éclate de douleur, et le soleil romain n’y changera rien. Quand le téléphone sonne, la badante retient son souffle. Le fils de Lyuba, Nazar, est parti combattre avec l’armée de Kiev dans la région de Louhansk dans le Donbass. Elle montre un SMS: «Maman, je t’aime.» Puis elle raconte les roquettes puissantes, les bombes qui font des trous de deux mètres, et un ami de son fils, mort au combat, mal armé, pris au piège. Malgré l’horreur, elle a demandé à son fils de lui raconter la guerre. Pour continuer de le savoir en vie et d’affronter avec lui les affres des combats tandis qu’elle passe le plus clair de son temps confinée dans un appartement romain à s’occuper d’une vieille dame atteinte d’Alzheimer. «Je suis tellement désespérée que j’ai demandé l’aide d’un psychologue ukrainien.» Et tous les soirs, après son service, vers les 9 heures, elle prie dans l’appartement romain où elle travaille. «Je sais que je suis loin d’être la seule. Chacun dans sa chambre, nous partageons une pensée commune pour nos enfants, nos maris, nos frères, tous nos proches restés au pays.»

Avant la guerre, l’Italie comptait la plus grande communauté ukrainienne d’Europe (236.000 personnes sur 800.000 résidents ukrainiens dans l’UE). Dans cette communauté, près de 80 % sont des femmes, lesquelles occupent principalement des métiers domestiques dont celui de badante.

À Rome sans rien comprendre 

Lyuba est arrivée en Italie en 2017, au moment où son fils Nazar s’est inscrit à l’université pour étudier l’économie. «Je ne gagnais pas assez d’argent en travaillant dans une épicerie. Mon mari est peintre en bâtiment et maçon, mais il n’y avait pas assez de travail pour lui non plus.» Lyuba demande alors de l’aide à une cousine déjà présente à Rome, et, en deux semaines, la voilà au service d’une dame âgée. «Je ne comprenais pas un mot d’italien, je l’ai appris en regardant la télévision, surtout les informations.» Lyuba surveille sa montre, dans quelques instants, il faudra retourner au turbin. L’histoire de Lyuba est hélas assez commune et, depuis les débuts de l’offensive russe en Ukraine, les médias italiens rendent compte du quotidien de ces badanti qui viennent de Kiev, Lviv, Kharkiv ou Odessa, sur lesquelles tant de familles italiennes comptent pour s’occuper de leurs aînés.

Selon Lorenzo Gasparrini, secrétaire général de Domina, l’association nationale des familles recourant au travail domestique, «la crise ukrainienne peut aussi avoir des répercussions sur notre pays, compte tenu de la forte présence des citoyens ukrainiens et de leur rôle dans notre système de protection sociale et d’assistance familiale. Il y a des femmes qui ont des maris et des enfants en Ukraine: nous recommandons aux familles qui donnent du travail domestique de mettre à disposition le wi-fi, le téléphone et tout autre moyen pour aider ces travailleurs et encourager le regroupement familial, si possible»1.

Le phénomène des badanti est spécifique à l’Italie et à l’organisation de son système social. Dans un pays où le vieillissement est énorme – les personnes âgées de plus de 80 ans sont passées de 1,3 % en 1960, 3,9 % en 2000 et 6,4 % en 2020 –, où l’on considère les maisons de repos comme des voies de garage, il n’est pas étonnant d’avoir assisté ces dernières décennies à l’augmentation progressive de la demande d’assistance pour les personnes âgées, une demande qui se traduit par «des fonctions à coût réduit, le plus souvent attribuées aux femmes étrangères», comme le relèvent Annalisa Ornaghi et Mara Tognetti Bordogna dans une étude consacrée au phénomène2. Des femmes provenant essentiellement des pays de l’Europe de l’Est (Ukraine, Roumanie et Moldavie en tête). «Ce phénomène a vu le jour à la fin des années 90 et a explosé dans le nouveau millénaire», rappellent les auteures de l’étude. «Les auxiliaires de vie choisissent de rejoindre l’Italie parce qu’elles connaissent déjà quelqu’un qui vit dans ce pays ou bien parce qu’elles ont reçu des informations concernant la possibilité de trouver du travail», poursuivent-elles. Cette migration se compose principalement de femmes qui se déplacent seules et qui conservent un lien fort avec le pays d’origine grâce au téléphone mobile et aussi par l’envoi de biens, de marchandises et d’argent à leurs familles. Ces femmes sont souvent hautement qualifiées avec un niveau d’études élevé (18 % sont diplômées et 40 % ont fait des études supérieures). Surtout, comme le montre l’étude d’Annalisa Ornaghi et Mara Tognetti Bordogna, nombre d’entre elles ont vécu une période de chômage avant de partir ou ont quitté un travail mal rétribué.

 «À cause de ces conditions temporelles totalisantes (24 h/24), l’activité d’auxiliaire de vie est très ségrégative et ne facilite pas les échanges culturels ou l’accès aux services.» Annalisa Ornaghi et Mara Tognetti Bordogna

Des familles libérées 

Pour expliquer le recours de plus en plus massif aux badanti, l’autre élément qui a une influence sur ce phénomène, c’est celui de l’augmentation du nombre de femmes présentes sur le marché du travail. Pour Antonella Marcucci de Vincenti, qui s’est elle aussi intéressée au phénomène, il semblerait que la famille italienne contemporaine, grâce à l’emploi d’une badante, se soit libérée d’un service, et que par ce biais elle ait accédé à une condition supérieure, plus moderne et aisée. «Aujourd’hui les femmes italiennes se libèrent des services à la personne, auxquels elles étaient assignées dans la famille, en s’en déchargeant sur les immigrées3Annalisa Ornaghi et Mara Tognetti pointent aussi «un élément particulièrement marqué en Italie, compte tenu de l’offre de services et du phénomène du familialisme, qui est défini par l’enracinement culturel selon lequel la personne âgée doit être soignée par la famille». Il faut insister enfin sur la faiblesse du système social italien: «Par le manque d’une prise en charge collective des services à la personne, le choix italien de développement socio-économique favorise plutôt un ‘welfare’ fait maison qui est à la charge de la famille et non de la collectivité. Aujourd’hui, les services à la personne sont délégués et externalisés aux personnes immigrées, mais ils demeurent de fait à l’intérieur du cadre familial et domestique», poursuit Antonella Marcucci de Vincenti. 

On estime actuellement à 1,6 million le nombre de ces badanti en Italie, avec un chiffre qui devrait passer à 2 millions d’ici à 2030!, avec une forte présence de femmes non régularisées, tandis qu’une personne de plus de 65 ans sur quinze fait appel à une auxiliaire de vie de ce genre. Selon l’association Caritas, les badanti n’ont pas un contrat de travail régulier (dans six cas sur dix); quant à l’horaire de travail journalier, il est de 11,3 heures, tandis que la moyenne hebdomadaire est d’environ 68 heures. Une badante sur cinq déclare travailler également le samedi et/ou le dimanche, tandis qu’une femme sur quatre doit assister la personne âgée 22 jours par mois et toutes les nuits. Pour plus de 65 % des badanti, le travail dépasse largement les 100 heures. «À cause de ces conditions temporelles totalisantes (24 h/24), l’activité d’auxiliaire de vie est très ségrégative et ne facilite pas les échanges culturels ou l’accès aux services», notent Annalisa Ornaghi et Mara Tognetti Bordogna. «En effet, de nombreuses femmes qui exercent cette activité vivent dans des conditions d’exploitation et d’isolement qui les rendent donc extrêmement fragiles.» 

«Faire la badante signifie vivre dans la même maison que la personne âgée dont tu prends soin, travailler sans cesse, passer des nuits blanches. C’est un travail épuisant», confie Lyuba. 40 % des badanti disent d’ailleurs souffrir d’insomnie et 35 % d’anxiété ou de dépression. Une sur trois ne se rend jamais chez un médecin pour un contrôle de son état de santé. Il n’est pas étonnant qu’au sujet de ces femmes, deux psychiatres ukrainiens, Andriy Kiselyov et Anatoliy Faifrych, aient inventé le nom de «syndrome italien» pour identifier la dépression que vivent ces badanti, notamment lorsqu’elles reviennent au pays. 

 

 

1. «In Italia 236mila ucraini (l’80 % sono donne). È la comunità più grande in Europa», Il Sole 24, 24 février 2022.

2. «Le phénomène des badanti en Italie. Caractéristiques et spécificités», Italies, 14 | 2010, 111-130, Annalisa Ornaghi et Mara Tognetti Bordogna.

3. «Vieux et femmes immigrées en marge: le cas des ‘badanti’ en Italie», Nouvelle revue de psychosociologie n° 15, 2013, Antonella Marcucci de Vincenti.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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