Le pape François en personne en a parlé. Dans son récent ouvrage Let us dream, le souverain pontife considère la Théorie du Donut comme une source de «réflexion sur l’économie nécessaire à la lumière de la pandémie». Une jolie page de pub pour Kate Raworth, celle-là même qui a créé le concept en 2012. Professeure à l’Université d’Oxford, la Britannique voulait développer un outil qui permette de délaisser la recherche de croissance infinie au profit d’un objectif double de progrès social et de transition écologique. «Passer d’une pensée linéaire à une pensée circulaire et passer d’un système qui concentre les ressources produites dans les mains de 1% de la population à un système distributif, ce sont pour moi les deux dynamiques à mettre en place», précise ainsi Kate Raworth dans une interview accordée au magazine Uzbek & Rica. Et quoi de plus simple que de schématiser sa théorie sous la forme d’un des beignets les plus appréciés de la planète?
«La crise sanitaire a ravivé cette nécessité de penser à partir de nos besoins plutôt qu’à partir d’un objectif abstrait tel que celui de la croissance.» Confluences asbl
Il y a cinq parties distinctes dans le Donut de Raworth. L’anneau intérieur correspond au plancher social, c’est-à-dire ce dont l’être humain a besoin pour mener une bonne vie: l’énergie, l’eau, la nourriture, la santé, l’éducation, le revenu et le travail, la paix et la justice, la participation politique, l’équité sociale, l’égalité des genres, le logement et les réseaux. Ceux qui ne disposent pas de ces normes minimales se situent dans le trou du Donut. L’anneau extérieur représente le plafond écologique, soit les limites que l’humanité ne doit pas franchir si elle ne veut pas endommager le climat. On y retrouve les changements climatiques, l’acidification des océans, la pollution chimique, l’appauvrissement de la couche d’ozone, la pollution de l’air, la perte de biodiversité, la reconversion des terres, les prélèvements d’eau douce ainsi que la charge d’azote et de phosphore. Ceux qui ne respectent pas ces barrières se situent à l’extérieur du Donut. Le but du jeu est simple: pour répondre aux besoins de tous dans les moyens de la planète vivante, il faut se trouver entre les deux anneaux, dans le Donut. Le problème, selon Kate Raworth, c’est qu’aucune entité autour de la terre n’y figure. L’économiste propose donc un plan pour y guider un pays, une région, une ville, un village ou même un quartier.
Tirer le portrait
La méthode du Donut s’articule autour de sept principes pensés pour concevoir l’économie de demain et accompagner les actions tant individuellement que collectivement. Il est ainsi conseillé de briser l’obsession de croissance du PIB, d’élargir la réflexion économique, de cultiver la nature humaine, de mieux connaître les systèmes, de redistribuer la richesse, d’être dans une logique régénérative et d’être agnostique en matière de croissance. Évidemment, toute entité possède des caractéristiques propres, il n’y a donc pas de solution unique. Pour passer de la théorie à la pratique, Kate Raworth propose dès lors de réaliser un «portrait». «Ce guide méthodologique permet d’adapter l’échelle du Donut par exemple à une ville et d’en faire un outil d’action transformatrice», peut-on lire sur le site de l’économiste, qui s’appuie sur quatre «lunettes» (sociale et environnementale, locale et globale). Prenons le cas d’Amsterdam. En avril dernier, la capitale économique des Pays-Bas a annoncé en grande pompe vouloir lier son plan de relance post-corona à la Théorie du Donut. Bien que la Ville ait activé des objectifs de développement durable depuis quelques années déjà, elle a ici utilisé les quatre lunettes pour comparer les performances actuelles aux résultats souhaités. En ce qui concerne la santé, l’ambition de la Ville est d’offrir une chance égale à tous les citoyens de mener une vie saine, quels que soient leur statut socio-économique ou leur origine. Actuellement, selon le département «Enquête, information et statistique» d’Amsterdam, environ 40% des citoyens sont en surpoids et près de la moitié (49%) présentent un risque modéré à élevé de dépression ou d’anxiété. Un autre exemple? Amsterdam aimerait réduire ses émissions totales de CO2 à 55% sous les niveaux de 1990 d’ici à 2030 et à 95% en dessous d’ici à 2050.
«Quand on voit l’image du Donut, c’est extrêmement parlant, mais, pour en tirer les conclusions en termes de mise en œuvre politique, c’est une autre paire de manches.» Olivier Derruine
Le principal intérêt du portrait est de ficeler l’ensemble des enjeux sociaux et environnementaux. Là où un pays, une ville ou une entreprise s’attachent plus facilement à une cause unique, le Donut permet d’avoir une vue holistique des enjeux à prendre en compte et de visualiser les interdépendances entre eux. En cela, le Donut constitue surtout un outil d’aide à la décision pour orienter des actions vers une société plus soutenable. Amsterdam semble l’avoir assimilé: la Ville a collecté des ordinateurs usagés, les a réparés puis distribués aux foyers les plus fragiles. Une initiative «coup double» qui crée de l’emploi tout en réduisant la fracture numérique. Dans le domaine de la construction, la Ville néerlandaise demande aux entrepreneurs que leur cahier des charges contienne un passeport recensant les matériaux utilisés et leurs détails afin de faciliter leur recyclage lors d’une éventuelle destruction du bâtiment. Au port aussi, il y a du mouvement. La quatrième plus grande zone portuaire d’Europe voit quotidiennement transiter des volumes hallucinants de cacao venus tout droit d’Afrique. Or, le cacao est réputé pour ses filières fortement liées à l’exploitation des enfants et aux conditions de travail indécentes. Aujourd’hui, certaines entreprises continuent de développer des chaînes d’approvisionnement ouvertes et transparentes pendant que d’autres s’assurent que leur matière première n’implique pas de travail des enfants. Dans le futur, il n’est pas exclu que le port ferme tout simplement ses portes aux importations de certains pays. «Qui s’attendrait à ce que, dans le portrait de la ville d’Amsterdam, vous incluiez les droits du travail en Afrique de l’Ouest?», questionne Kate Raworth dans les pages du Guardian.
Les zones d’ombre
La Théorie du Donut a de quoi séduire, mais elle comporte également quelques zones d’ombre, notamment au niveau de ses apports concrets. «Quand on voit l’image du Donut, c’est extrêmement parlant, mais, pour en tirer les conclusions en termes de mise en œuvre politique, c’est une autre paire de manches, déroule le spécialiste des politiques économiques et sociales européennes Olivier Derruine. Comment peut-on par exemple dire que la ville d’Amsterdam est responsable de tels pourcentages d’acidification des océans? Et comment calibrer une réponse politique à la hauteur de cet enjeu-là?» Une autre faiblesse de la Théorie mise en avant par Olivier Derruine concerne la décentralisation des processus de participation. Dans sa théorie, Kate Raworth incite en effet les citoyens à prendre part à la construction des nouvelles politiques… grâce aux nouvelles technologies. «C’est une bonne idée, mais c’est oublier que ces technologies reposent sur des matières premières que l’on n’a pas en Europe (ce qui nous rend dépendants de la Chine, de pays africains, etc.). L’empreinte écologique liée à l’extraction et la production de ces matières est dramatique. Si on suit ces pistes, ça peut donc créer d’autres problèmes invisibles dans d’autres régions du monde.» La meilleure défense de Kate Raworth vient peut-être… de Marieke Van Doorninck, l’adjointe au maire d’Amsterdam chargée de la durabilité et de l’aménagement, toujours dans les pages du Guardian. «Le Donut ne nous apporte pas les réponses, mais une façon de regarder le monde, de sorte que nous ne continuions plus dans les mêmes structures que nous le faisions auparavant.» Une réponse la fois imparable et brumeuse.
«Le Donut ne nous apporte pas les réponses mais une façon de regarder le monde.» Marieke Van Doorninck, adjointe au maire d’Amsterdam
Au tour de Bruxelles
Fin septembre, la Région bruxelloise a annoncé vouloir appliquer la Théorie du Donut. L’équipe chargée de la création du cadre de réflexion pour une transition écologique et solidaire est composée de deux économistes de l’ICHEC et de cinq membres de Confluences, une asbl d’accompagnement pour projets «visant une société plus résiliente d’un point de vue social, écologique et économique». Actuellement, BrusselsDonut s’active sur deux volets, dont celui du portrait. «Il y a un gros travail de recherche pour compiler et synthétiser les différentes statistiques disponibles, précise Tristan Dissaux, membre de l’équipe. L’objectif est de savoir d’une part dans quelle mesure les besoins primaires des citoyens sont satisfaits et d’autre part où se situe la Région de Bruxelles-Capitale par rapport aux limites planétaires.» Le deuxième volet est situationnel. L’équipe fait l’analyse de situations très concrètes déjà existantes à Bruxelles – un projet de quartier ou de réaménagement urbain, une mesure politique, etc. – pour développer une méthodologie qui guiderait les politiques publiques vers une prise en considération de multiples critères, et plus uniquement le rapport coût-bénéfice.
«Il nous reste à fixer les termes de la participation pour que le portrait ait le plus de sens possible pour le plus grand nombre, reprend Tristan Dissaux. À la différence d’Amsterdam, dont le projet a été fait de manière relativement up and down dans un premier temps, on veut envisager une cocréation avec toutes les personnes concernées (les acteurs de terrain, les administrations, les citoyens intéressés). La crise sanitaire a ravivé cette nécessité de penser à partir de nos besoins plutôt qu’à partir d’un objectif abstrait tel que celui de la croissance. Le Donut s’inscrit dans cette volonté.» Amsterdam, Bruxelles, Portland, Philadelphie… À travers le monde, de plus en plus de villes se tournent vers la Théorie du Donut. Juste avant le premier confinement, Kate Raworth a par ailleurs eu un rendez-vous à la Commission européenne. Pour exposer son produit dans d’autres crémeries?