D’une pénurie éventuelle de médecins aux pressions exercées par les opposants à l’avortement, les sujets de préoccupation ne manquent pas en Belgique.
Mardi 18 février 2014, salle des congrès de la Maison des parlementaires, Bruxelles. Malgré l’ambiance feutrée des lieux, une certaine préoccupation est perceptible parmi la foule qui prend place peu à peu sur de confortables sièges couverts de skaï vert. Le thème du colloque organisé ce jour ne semble pourtant pas trop polémique : « Quarante ans de contraception : où en sommes-nous dans la prévention des grossesses non désirées ? » On a déjà vu plus sensible. Et pourtant. Dans son discours d’introduction, la sénatrice Christine Defraigne (MR) s’inquiète. « Les droits des femmes sont en danger. Les méthodes contraceptives ne sont pas toujours accessibles à tous. Alors que dans beaucoup de pays, le droit à l’avortement est remis en cause. »
Très vite, l’interruption volontaire de grossesse va monopoliser une bonne partie des débats et des interventions. Et au fil de ceux-ci, on finit par se poser une question : l’IVG en Belgique serait-elle en danger ?
Une pénurie de médecins
D’un point de vue législatif, la situation semble calme. La loi du 3 avril 1990 dépénalisant partiellement le recours à l’avortement n’est pas remise en cause. « Au niveau fédéral, ce n’est pas une question qui pointe le bout de son nez. Je ne crois pas avoir vu une seule proposition allant dans le sens d’une révision de la loi de 1990 », explique Karine Lalieux (PS), députée fédérale. Les enjeux semblent se situer ailleurs. Du côté de l’accès à l’IVG pour être plus précis. D’après Dominique Roynet, médecin généraliste au centre de planning familial de Rochefort et chargée de cours à l’ULB, la Belgique se dirigerait progressivement vers une pénurie de médecins pratiquant l’IVG. « Sur les 20 000 avortements signalés en 2011 à la commission d’évaluation, 17 000 sont effectués dans des centres extra-hospitaliers par 90 médecins généralistes. Or, dans six à sept ans, la moitié de ces médecins sera admise à la pension. Et la relève est loin d’être assurée », s’alarme-t-elle.
Les phénomènes à l’origine de cette situation sont nombreux. Mais l’un d’entre eux semble avoir une importance prépondérante : la quasi-absence de formation « institutionnalisée » à l’IVG. Aussi étonnant que cela puisse paraître, seule l’ULB proposerait aux étudiants en médecine une formation de trois années – pratique et théorique – en planning familial pratiquant l’IVG. Pour le reste, c’est le vide, les médecins se formant « sur le tas » auprès d’un collègue ou au sein d’un planning familial. « Après la loi dépénalisant l’avortement, il y a eu un relâchement au niveau de la formation, continue Dominique Roynet. Il faut reprendre une formation structurée qui soit rassurante, en impliquant les facultés de médecine. Il existe de jeunes médecins aux études qui sont motivés, mais il faut les encadrer ! »
Pourtant, le manque de militantisme des jeunes médecins est régulièrement évoqué pour expliquer une pénurie éventuelle de praticiens de l’IVG. Beaucoup de médecins actifs aujourd’hui dans ce domaine sont des « anciens » ayant été impliqués dans la lutte pour la dépénalisation de l’avortement au cours des années 70 et 80. Aujourd’hui, les jeunes seraient moins intéressés. « C’est un phénomène de génération, il existe à l’heure actuelle chez certains jeunes étudiants ou médecins un désintérêt, ou une méconnaissance, de ce qui touche aux questions de santé publique », constate Jean-Jacques Amy, rédacteur en chef de The european journal of contraception and reproductive health care et par ailleurs chef de service honoraire à l’hôpital universitaire de la VUB. Il faut dire que d’après la plupart de nos intervenants, l’IVG pâtirait de quelques « défauts » assez pesants dans ce contexte de faible militance. « C’est un acte technique qui n’est pas très intéressant et qui est assez peu rémunérateur », explique Manuella Cobbaut, médecin généraliste pratiquant des IVG aux centres de planning familial des Marolles et Aimer à Louvain-la-Neuve.
De plus, un certain nombre de jeunes auraient tendance à considérer que l’avortement est un acquis. Ils ne s’en inquiéteraient donc plus. D’autres, a contrario, se montreraient en désaccord avec la dépénalisation de l’IVG. Et invoqueraient la fameuse « clause de conscience » prévue par la loi de 1990. Celle-ci stipule qu’aucun médecin n’est obligé de participer à une IVG si cela va à l’encontre de ses convictions personnelles. D’après Jean-Jacques Amy, « la clause de conscience n’a pas causé de problème jusqu’à un certain moment. Mais aujourd’hui, elle pose question ». Le nombre de médecins l’invoquant serait en augmentation, mettant ainsi en péril l’accès à l’IVG. Rappelons que dans certains pays comme l’Italie, ce problème est particulièrement aigu. Dans le sud de la péninsule, près de 80 % des médecins invoqueraient la clause de conscience pour ne pas pratiquer une interruption de grossesse…
Des opposants plus policés ?
La question de la clause de conscience est aujourd’hui cruciale pour les partisans de la loi de 1990… et pour les opposants à l’IVG. « Dans tous les pays européens où ils n’ont pas pu empêcher la dépénalisation de l’avortement, les opposants à l’IVG jouent sur la clause de conscience pour essayer de restreindre l’accès à l’avortement », explique Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la section Europe et international à la Fédération humaniste européenne.
Depuis quelques années, des groupes opposés à l’avortement se font entendre avec plus de vigueur. Que ce soit au niveau européen, mais aussi au niveau belge. Sylvie Lausberg est chercheuse à la cellule étude et stratégie du Centre d’action laïque (CAL). Elle dit avoir assisté à l’émergence de ces groupes en quelques années. « En 2011, nous avions organisé une manifestation pour le droit à l’avortement. Et plusieurs groupes opposés à l’IVG ont mis en place une contre-manifestation, en faisant notamment appel à des manifestants en provenance de France ou de Pologne », explique-t-elle. Pourtant, ces groupes sont bien belges. Parmi eux, l’asbl Génération pour la vie, aujourd’hui disparue, dont le président était aussi le porte-parole des fameuses Marches pour la vie.
Sont-ils pour autant plus nombreux qu’auparavant ? Pour beaucoup d’intervenants, la réponse est non. Ils seraient par contre mieux organisés, mieux financés – même s’il est compliqué de savoir d’où vient l’argent – et mieux formés qu’auparavant. Le ton et le langage, eux aussi, auraient changé. « Ils ont policé leur propos et jouent beaucoup moins sur le registre de l’émotion qu’il y a quelques années, explique Émilie Brébant, chercheuse au Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité. Ils se sont détachés en apparence du religieux pour aller vers des arguments rationnels ou à l’aspect scientifique. Ils se sont rendus respectables et ont adapté leur langage au secteur de la politique. »
La meilleure illustration de ce propos est l’Institut européen de bioéthique. Ce think tank fondé en 2001 dispose d’un site internet au look très scientifique. Sur celui-ci, il affirme vouloir « mener et exprimer ses réflexions dans le registre de la rationalité commune, en cultivant l’art d’étayer ses positions de manière à favoriser un dialogue public argumenté ». Il s’appuie pour ce faire sur un comité composé entre autres de professeurs d’université. Néanmoins, les propos de l’Institut sont très orientés. « Il existe à l’heure actuelle une banalisation de l’avortement qui nous interpelle. On ne se pose plus de questions à ce sujet, on est sur des rails. Alors que pour nous, cela pose question », explique Carine Brochier, coordinatrice de projet pour l’Institut.
Pour notre interlocutrice, les femmes ayant décidé de se faire avorter seraient en souffrance, « et une personne qui est en souffrance n’est pas libre ». Un argument que l’on retrouve chez bon nombre d’opposants à l’IVG. Recourir à l’avortement constituerait un acte qui serait en quelque sorte « imposé » à la femme. Que ce soit par la souffrance ou par la « société », comme l’affirme Anne-Chantal André-Dumont, une des membres du comité d’organisation actuel de la Marche pour la vie bruxelloise dont l’objectif est « de donner une voix aux plus faibles ». Notons qu’Anne-Chantal André-Dumont est aussi membre de Jeunes pour la vie, une asbl existant depuis 1980. Par plus faibles, Anne-Chantal André-Dumont entend notamment, les « enfants à naître », un terme récurrent chez les opposants à l’IVG. « Il existe une pression de la société sur les jeunes filles ou les femmes pour les pousser à avorter, affirme-t-elle. On ne leur propose pas d’autres solutions. » Lorsqu’on lui rétorque qu’elle est libre de ne pas se faire avorter mais qu’il convient de laisser la liberté de le faire aux autres, la jeune femme répond : « Il n’y a pas de liberté, parce qu’il n’y a pas de choix. »
Des colorations religieuses
Que veulent ces structures ? La seule à nous fournir une réponse vraiment claire est Action pour la famille, une asbl dont l’objectif est « de défendre et de promouvoir la famille naturelle, fondée sur l’amour complémentaire d’une femme et d’un homme ». Pour Michel Ghins, son président, la loi de 1990 ne serait pas appliquée de manière stricte. Celle-ci stipule notamment que la femme doit être dans un état de détresse. « À titre d’exemple, une des raisons invoquées pour avorter est que la famille est déjà complète. Est-ce un cas de détresse ? », interroge-t-il. Une opinion qui le pousse à demander, dans un premier temps, à ce que la loi soit appliquée « selon des critères objectifs ». Avant de passer à une législation beaucoup plus stricte. « Elle ne conduirait pas à poursuivre les femmes, mais uniquement les personnes qui pratiquent une interruption de grossesse », explique Michel Ghins. On se dirigerait en gros vers un système permettant l’IVG uniquement en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère.
Pour le reste, impossible d’obtenir une réponse claire de l’Institut européen de bioéthique ou de Jeunes pour la vie. L’Institut parle de « troisième voie » faite de « solidarité ». Jeunes pour la vie entend « réhumaniser la question et repenser l’accompagnement ». Et plus on avance dans le propos, plus celui-ci se teinte de colorations religieuses. Car si l’ensemble des structures anti-IVG à qui nous avons parlé déclare ne pas avoir d’attaches confessionnelles, les propos sont assez clairs. Et dérivent parfois vers des critiques contre la « banalisation de la contraception ». « Il s’agit d’une vision de la société. Si l’on dit aux jeunes : tu as la pilule, vas-y, éclate-toi… », illustre Carine Brochier. Ou vers une promotion de « l’amour vrai, du don de soi, de l’altruisme. La sexualité ce n’est pas un jeu. Je suis en faveur de l’abstinence pour les très jeunes et d’une sexualité responsable », explique Michel Ghins. Globalement, c’est à un changement de société qu’appellent ces structures. Vers une société plus conservatrice.
Un simple clic sur internet permet d’y voir un peu plus clair. À titre d’exemple, on peut y trouver les images du JT de 13 heures de la RTBF du 6 février 2014 au cours duquel Anne-Chantal André-Dumont est présente sur le plateau. Elle y représente Jeunes pour la vie qui a emboîté le pas à l’archevêque André-Joseph Léonard lorsque celui-ci a invité ses fidèles à une journée de jeûne et de prière pour marquer leur opposition à l’extension aux mineurs d’âge de la loi sur l’euthanasie.
Manifs en vue
Ces groupes peuvent-ils avoir une influence ? C’est en tout cas leur but. « Nous nous situons dans une action politique citoyenne, explique Michel Ghins. Notre objectif est d’avoir une influence sur la législation. » Veille des votes des élus, envois d’e-mails, interpellation des présidents de partis sont ainsi au rendez-vous. Du côté de l’Institut européen de bioéthique, Carine Brochier confie qu’elle est régulièrement invitée dans certaines écoles secondaires ou d’infirmière pour faire part de son point de vue sur la question. Notamment en insistant sur la clause de conscience… Avec des effets ? Ce qui est sûr, c’est que les opinions de certains jeunes commencent à inquiéter. « Il y a clairement eu un changement de génération chez les anti-IVG, notamment sous l’influence de ce qui se passe en France », illustre Émilie Brébant.
En Belgique, la polémique autour des positions du Conseil de la jeunesse concernant l’avortement constitue peut-être une bonne illustration de ce phénomène. En juillet 2012, le Conseil n’était pas parvenu à se mettre d’accord sur le sujet afin de rendre un avis. Et avait fait état de ses divisions entres les tenants de l’avortement comme un « droit humain fondamental », face à ceux qui estimaient que l’avortement « ne peut être considéré comme un droit de l’homme comme les autres », « qui ne saurait être réduit à la disposition par la femme de son propre corps car l’avortement implique une décision concernant ce qui pourrait devenir le corps d’un autre être humain »… Des positions très proches de celles des organisations opposées à l’avortement. « Alban Barthémy, l’ancien président du Conseil, avait notamment invité l’asbl Génération pour la vie pour qu’elle puisse exposer ses opinions, s’étrangle Bénédicte Deprez, à l’époque membre de l’assemblée générale du Conseil de la jeunesse. Et les jeunes cdH avaient également joué un rôle clef dans cette prise de position rétrograde. »
Dans ce contexte, du côté des partisans de la loi de 1990, l’heure est à la remobilisation. Notamment par le biais de la plate-forme pour le droit à l’avortement Abortion right, animée par un trio composé du CAL, de la Fédération des centres de planning familial des Femmes prévoyantes socialistes et de la Fédération laïque des centres de planning familial. On y retrouve également des mouvements chrétiens, comme le MOC. « Nous nous situons à un moment charnière. L’accès à l’IVG est garanti, mais les coups de boutoirs des catholiques notamment sont inquiétants », s’alarme Sylvie Lausberg. Aux dernières nouvelles, un sit-in en faveur du droit à l’IVG devrait être organisé le 30 mars prochain par plusieurs structures. Le même jour que la prochaine marche pour la vie à Bruxelles…
- Alter Échos n° 342 du 06.07.2012 : Avortement : l’ambivalence du Conseil de la jeunesse
- Alter Échos n° 303 du 11.07.2012 : Dominique Roynet, médecin : Une femme en première ligne
En savoir plus
- Centre d’action laïque : tél. : 02 627 68 11 – courriel : cal@laicite.ne – site : www.laicite.be
- Institut européen de bioéthique : site : www.ieb-eib.org