Dans son roman Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal décrit avec une précision chirurgicale le chantier de la construction d’un pont autoroutier au début du XXe siècle, quelque part en Californie, dans une ville sortie tout droit de son imagination. C’est brillant, haletant, passionnant. Nous, ce n’est pas la «naissance d’un pont» que nous aimerions vous conter, mais bien la «naissance d’un fonds»: le Fonds européen pour l’adaptation des régions aux changements climatiques. Ce récit-là est politique, un brin technique. Surtout, une grande partie de l’intrigue n’est pas encore écrite.
Été 2021. Des inondations monstres touchent l’Europe, en particulier la Belgique, l’Allemagne, le Luxembourg et les Pays-Bas. «Il y a vraiment eu un ‘avant’ et un ‘après’ les 14 et 15 juillet 2021», témoigne aujourd’hui Muriel Targnion, bourgmestre de Verviers. L’ancienne cité lainière subit de plein fouet, comme plus de 200 communes du plat pays, la montée des eaux. La Vesdre sort de son lit et dévaste tout sur son passage. Au total en Europe, plus de 200 personnes perdent la vie dans cette catastrophe. Dans la foulée, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen se rend dans la ville de Pepinster, près de Liège, et promet que son institution «est aux côtés des communautés qui devront reconstruire leurs vies et leurs habitations». Toute l’Union européenne (UE) est sous le choc.
Dès la fin juillet, une poignée d’eurodéputés membres de la commission de Développement régional (REGI) du Parlement européen interpelle la Commission européenne: «Quels enseignements devrions-nous tirer de ces inondations pour l’avenir? Disposons-nous d’une cartographie européenne des secteurs et territoires qui seront touchés par le changement climatique? Comment la Commission compte-t-elle aborder, au cours de cette période de programmation, la question de l’adaptation au changement climatique pour les territoires les plus exposés au risque? Comment cette question sera-t-elle prise en compte dans les accords de partenariat et dans l’ensemble des programmes et fonds de cohésion?», questionnent-ils. Et voilà que les élus européens lancent une nouvelle idée: «La Commission estime-t-elle nécessaire de mettre en place un nouveau fonds pour répondre aux conséquences du changement climatique?» Un concept est né.
«Nous découvrons notre fragilité»
Le mois d’août passe et, à la rentrée, les eurodéputés se montrent particulièrement motivés pour donner corps à leur projet. Dans l’hémicycle du Parlement européen à Strasbourg, un débat sur les «catastrophes naturelles de l’été 2021» et sur les «incidences des catastrophes naturelles en Europe imputables au changement climatique» est organisé le mardi 14 septembre. Younous Omarjee, président de la commission REGI, ne mâche pas ses mots: «Nous découvrons notre fragilité, celle des régions européennes, devant les catastrophes climatiques», lance-t-il en direction d’Elisa Ferreira, commissaire européenne responsable de la Politique de cohésion et des réformes.
Une réforme, justement, c’est ce que souhaite Younous Omarjee. À ses yeux, le Fonds de solidarité de l’Union européenne (FSUE), créé en réponse aux inondations qui avaient ravagé l’Europe centrale en 2002, ne suffit pas pour indemniser comme il se doit toutes les régions qui en ont besoin. Le député français, originaire de l’île de la Réunion, en est persuadé: il faut repenser le FSUE, le remodeler, et, surtout, lui adosser un nouveau volet. Et Younous Omarjee de développer, devant ses centaines d’homologues en plénière: «J’appelle, avec mes collègues, à la création d’un fonds régional d’adaptation au changement climatique pour engager les travaux nécessaires sur les infrastructures afin de les rendre pérennes, ainsi que pour limiter les conséquences des catastrophes.» Le fonds servirait donc à mieux armer l’Europe face aux futures inondations, ouragans et incendies, en concevant des bâtiments plus résistants qu’actuellement.
«Derrière cette idée de créer un fonds pour l’adaptation des régions au changement climatique, il y a aussi celle de créer une communauté qui s’engage dans un urbanisme plus durable.» Marjorie Jouen, conseillère sur les politiques régionales et la cohésion à l’Institut Jacques-Delors
À l’issue de la discussion, Elisa Ferreira, la «Madame Cohésion» de la Commission, se garde bien de dire ce qu’elle pense de l’hypothèse de mettre sur pied un tel fonds. Elle se contente de souligner qu’il s’agit d’un «débat vraiment important» et que le «changement climatique, son impact et ses effets dévastateurs» sont «là». Mais de premières graines sont semées dans l’esprit de la commissaire portugaise. C’est important – même si concrètement, elle n’est pas seule à décider si oui ou non il faut un nouveau fonds. Le dernier mot revient bien sûr à la «big boss» Ursula von der Leyen. Et, pour ce qui est des aspects concrets, c’est plutôt la direction générale de la Politique régionale et urbaine (ou «DG REGIO», installée non loin du parc du Cinquantenaire à Bruxelles) qui a les mains dans le cambouis et réalise les études préliminaires et autres analyses d’impact forcément nécessaires avant, d’éventuellement, se lancer.
Comparable à une période d’après-guerre
Fin février cette année, quelques eurodéputés de la commission REGI, Younous Omarjee en tête, partent en «mission» – selon leurs propres termes. Direction la vallée de la Vesdre, d’Eupen à Verviers, mais aussi Valkenburg, aux Pays-Bas, et la vallée de l’Ahr en Allemagne. Le but? «Se faire une idée directe des ravages inimaginables causés par les inondations», témoigne l’eurodéputé belge Pascal Arimont, membre du Christlich Soziale Partei (CSP). «Pour ces villes, la situation est comparable à une période d’après-guerre», poursuit l’élu né à Malmedy en 1974. Pour Younous Omarjee, c’est l’image de «villages fantômes du Far West» qui s’impose.
Pendant cette rencontre, la bourgmestre de Verviers, Muriel Targnion, expose sans ambages le problème central auquel elle – comme ses homologues des villes voisines – fait face: des fonds régionaux sont certes mobilisables pour aider les communes à se relever post-inondations, mais seulement pour reconstruire à l’identique. Oui, à l’identique. La bourgmestre le répète, tant cela lui semble absurde. «Reconstruire l’école communale d’Ensival [dans Verviers, à l’ouest] à l’identique coûterait 6 millions d’euros. Mais la reconstruire mieux, en l’occurrence sur pilotis, c’est-à-dire de façon résiliente, de manière qu’elle puisse mieux résister aux aléas climatiques, coûterait 10 millions d’euros. C’est ce différentiel de 4 millions d’euros qui pourrait être pris en charge par un nouveau fonds d’adaptation des régions pour le changement climatique», illustre-t-elle.
Les eurodéputés repartent plus convaincus que jamais de la nécessité d’instaurer ce nouveau fonds. «Derrière cette idée de créer un fonds pour l’adaptation des régions au changement climatique, il y a aussi celle de créer une communauté qui s’engage dans un urbanisme plus durable. Le défi, c’est de créer un réseau de personnes confrontées aux mêmes problématiques. Cela n’existe pas pour l’instant», analyse Marjorie Jouen, conseillère sur les politiques régionales et la cohésion à l’Institut Jacques-Delors. Mais la machine européenne est lente et capricieuse. Et le contexte géopolitique actuel, avec la guerre en Ukraine et ses répercussions sur les prix de l’énergie ou de l’alimentation en Europe, n’aide pas, car les politiques climatiques tendent à être reléguées au second plan.
Une bonne idée… qui prendra du temps
Mercredi 23 mars, le temps d’une entrevue au Parlement européen à Bruxelles, Younous Omarjee et Pascal Arimont s’entendent pour envoyer une lettre, au nom de la commission REGI, à la Commission européenne. Objectif affiché: convaincre Ursula von der Leyen et Elisa Ferreira de donner l’impulsion politique nécessaire pour que ce nouveau fonds puisse voir le jour. Mais concrètement, pour y parvenir, il faudrait que la Commission mette sur la table une proposition législative qui serait ensuite négociée par le Parlement européen et par les 27 États membres (au Conseil de l’UE), avant de finalement entrer en vigueur. «Si ça marche, on est parti pour trois ou quatre ans au minimum», concède Pascal Arimont, qui évoque une «bonne idée, qui prendra du temps.»
«Je ne suis pas une spécialiste du fonctionnement des institutions européennes, mais j’ai cru comprendre qu’on était loin, voire très loin de pouvoir compter sur ce nouveau fonds.» Muriel Targnion, bourgmestre de Verviers
Le même jour, à 130 kilomètres de là, la bourgmestre de Verviers se prend la tête entre les mains. «L’épisode ‘inondations + Covid-19’ me fait dire une chose: je ne me représenterai pas», assure-t-elle. Quant à la visite de la délégation des eurodéputés le mois précédent, elle lui a laissé une drôle d’impression: «Je ne suis pas une spécialiste du fonctionnement des institutions européennes, mais j’ai cru comprendre qu’on était loin, voire très loin de pouvoir compter sur ce nouveau fonds. Le président de la commission REGI a dit qu’il allait se battre pour qu’un fonds exceptionnel soit mis en place. Il parlait fort, avec conviction. Mais est-ce réaliste?», s’interroge Muriel Targnion. Et dans un souffle, elle se confie: «J’ai peur que tout cela ne soit qu’une vaste manœuvre politique. Younous Omarjee est issu du parti de Jean-Luc Mélenchon [La France insoumise, NDLR], qui se présente aux élections présidentielles en France. Tout cela leur permet de dire qu’ils sont aux côtés des régions, qu’ils soutiennent la cohésion…»
Dans son bureau au cinquième étage du Parlement européen, Younous Omarjee, lui, défend coûte que coûte son projet de nouveau fonds. Il parle fort, avec conviction: «Face au déchaînement des éléments, on est tous égaux. C’est dans la réponse à ces catastrophes que nous ne le sommes pas tous. L’Europe est là pour combler ce fossé.» Muriel Targnion, comme tous les sinistrés des inondations de 2021, ne demande qu’à le croire.
En savoir plus
«La dimension sociale, pièce manquante du puzzle climatique européen ‘Fit for 55’?», Alter Échos n° 497, octobre 2021, Céline Schoen.
«24 heures avec… La Fresque du Climat», Alter Échos n° 500, février 2022, Robin Lemoine.
«Le changement climatique va radicaliser les inégalités», Alter Échos web, octobre 2015, Manon Legrand.