Mi-octobre 2024, une menace de grève syndicale planait chez bpost, plaçant à nouveau l’entreprise au cœur de l’actualité après une année déjà médiatisée. En cause, les négociations en perspective d’une nouvelle convention collective et l’absence de visibilité sur le plan stratégique que devra mettre en place la nouvelle direction. Pour Stéphane Daussaint, responsable général du syndicat CSC bpost et Télécoms, «depuis que bpost est devenu un groupe international, nous devons nous battre pour garder des investissements sur la maison mère belge, afin d’assurer la stabilité des travailleurs et nos missions de service public».
En effet, si bpost est toujours détenu à 51% par l’État belge, le groupe se tourne de plus en plus vers les investissements internationaux. En 2017, bpost achetait la plateforme américaine de commerce en ligne Radial pour 700 millions d’euros. En 2024, c’est au tour de Staci, spécialiste français de la logistique, d’être rachetée pour 1,3 milliard d’euros. Une stratégie d’investissements massifs qui ne plaît pas à tous les actionnaires, puisque la valeur en Bourse de bpost a connu une chute drastique, notamment liée au plafonnement des dividendes. Si l’action a culminé à près de 28 euros, «elle vaut aujourd’hui moins que le prix du timbre», soupire Thierry Tasset, secrétaire général du syndicat CGSP bpost.
Ces campagnes d’investissements massifs répondent à une problématique majeure que bpost traverse depuis plusieurs années: celle d’un passage d’un ancien monopole d’État destiné au service postal à celui d’une entreprise certes semi-publique, mais aussi présente sur les marchés financiers, poussée à diversifier ses activités et investissements. «Bpost doit se réinventer: historiquement, l’entreprise était dans le giron de l’État et son cœur de métier était l’envoi de lettres et de journaux, la distribution de pension et une activité bancaire», analyse Bart Jourquin, professeur d’économie des transports à l’UCLouvain.
Mais l’entreprise, récemment privée de son rôle bancaire avec la vente des actions de l’État à Fortis, accuse actuellement une réduction de 7 à 8% des volumes du courrier par an. Ainsi, depuis plusieurs années, le marché est ailleurs: «D’une part, la mission de service public de distribution de courrier et de journaux diminue, et d’autre part l’activité de transport de colis s’est fortement développée.»
Ces campagnes d’investissements massifs répondent à une problématique majeure que bpost traverse depuis plusieurs années: celle d’un passage d’un ancien monopole d’État destiné au service postal à celui d’une entreprise certes semi-publique, mais aussi présente sur les marchés financiers, poussée à diversifier ses activités et investissements.
Ce nouveau marché du colis, dont les volumes ont été multipliés par six entre 2010 et 2023 (pour un chiffre de 381 millions de colis en 2023), a ainsi constitué pour l’entreprise un moyen de réorienter son activité vers un nouveau secteur, dont elle occupe de fait la première place. Et derrière ce transfert progressif des activités se joue aussi la nécessité pour bpost de diversifier son offre, pour mieux survivre aux changements que l’entreprise traverse.
Un ancrage local
Au printemps 2024, bpost faisait les gros titres à l’occasion d’un mouvement de grève lié à la perte des subsides pour la distribution de journaux. Jusqu’alors, celle-ci faisait l’objet d’une subvention par l’État, dont bpost était bénéficiaire. Par ce dispositif, la Belgique proposait une forme d’aide aux éditeurs de presse, tout en permettant d’assurer la livraison aux abonnés. Cependant, avec la parution en 2023 de l’enquête «Bpost Hold-up» et la découverte des fraudes effectuées par la direction de l’entreprise, notamment autour de cette subvention à la distribution, celle-ci a été finalement retirée à bpost, privant de fait l’entreprise d’une enveloppe de 120 millions d’euros, et obligeant les éditeurs de presse à financer eux-mêmes le service de distribution.
«On touche ici à un débat d’ordre idéologique: dans les villes, il est possible de trouver une alternative à la livraison, mais dans les régions plus rurales, on risque de couper la population de son droit à l’information», soulève Stéphane Daussaint. Une situation révélatrice d’un enjeu crucial pour le responsable syndical: «Trouver d’autres activités que les missions traditionnelles, pour assurer un avenir au réseau postal et sauver notre esprit d’entreprise publique au service du public.» Par ailleurs, «dans l’attente de la constitution du nouveau gouvernement, très à droite», Stéphane Daussaint craint pour le maintien des autres missions de service public du groupe, notamment celle du maintien d’un bureau de poste par commune. Ici encore, «c’est autant syndical qu’idéologique: à l’heure où les banques et les mutuelles abandonnent les campagnes et les banlieues, le seul ancrage qui reste, c’est la poste».
Outre les investissements du groupe bpost et la diversification des activités, Stéphane Daussaint soulève la possibilité de trouver de nouvelles missions de service public: «Le réseau des bureaux de poste pourrait être une réponse à la fracture numérique, avec par exemple la possibilité pour les citoyens de remplir des déclarations d’impôt en ligne avec l’assistance du personnel», propose-t-il.
Une fonction d’ordre plus social, qui a elle aussi drastiquement diminué avec les années, notamment autour du rôle du facteur. D’abord, l’effectif salarial a été quasiment divisé par deux en 30 ans, impliquant selon Thierry Tasset une «nette augmentation de la charge de travail, à laquelle consentissent pour le moment les travailleurs». Celle-ci a par ailleurs des impacts concrets, ici encore sur l’aspect social du métier. «Comme le paradigme actuel est à la recherche de la rentabilité, on demande au postier d’effectuer plus de travail sur un temps plus réduit; donc il n’a tout simplement plus le temps de remplir cette fonction sociale qui était pourtant très valorisée par le passé», complète Thierry Tasset.
Concurrence et sous-traitance
Ce passage d’un ancien monopole d’État à un marché concurrentiel implique plusieurs changements. Mais en vertu de son statut semi-public et de la pression des syndicats, bpost ne joue pas tout à fait dans la même cour que ses concurrents directs, tels DPD, DHL, UPS ou PostNL, l’ancienne poste néerlandaise, privatisée et rendue tristement célèbre par l’infiltration du journaliste Joppe Nuyts, témoin de travail non déclaré, d’exploitation et même de travail infantile.
«Les entreprises privées recourent quasiment systématiquement à la sous-traitance, à des livreurs indépendants qui ne savent souvent pas se défendre et qui travaillent dans des conditions sociales excessivement compliquées», soulève Bart Jourquin. Ces indépendants accusent de fait une marge de négociation très limitée face aux géants du secteur et traduisent ainsi un phénomène courant dans nombre de professions: les faux indépendants, soit des travailleurs sous statut indépendant, pourtant liés à un seul donneur d’ordre.
Cette situation se traduit notamment par de bas salaires, une flexibilité excessive et un total manque de protection sociale. En clair, ces faux indépendants ont les contraintes des salariés sans leur protection, et la précarité des indépendants sans leur autonomie. «Et si le travailleur refuse, quelqu’un d’autre le fera à sa place, ce qui le met de fait dans une position de dépendance», analyse Bart Jourquin.
«Les entreprises privées recourent quasiment systématiquement à la sous-traitance, à des livreurs indépendants qui ne savent souvent pas se défendre et qui travaillent dans des conditions sociales excessivement compliquées.»
Bart Jourquin, professeur d’économie des transports à l’UCLouvain
Face à ces «zones grises, sur lesquelles il est urgent d’agir», Renaud Francart, du service d’études de l’Union des Classes moyennes, s’interroge sur la pertinence de créer des formes de représentation collectives des indépendants pour défendre leurs intérêts. Mais, surtout, à mettre en place une véritable législation et un meilleur contrôle des autorités.
Jusqu’en 2024, le seul cadre légal tenait sur une loi de 1999 interdisant les prix «abusivement bas». Une loi qui n’a jamais connu d’application réelle, puisque les prix en question n’étaient pas quantifiés. Cette année, la loi postale mise en place par l’ex-ministre Petra De Sutter (Groen) a tenté de baliser ce secteur opaque et fragmenté, en instaurant notamment un temps de conduite maximal de neuf heures et un salaire minimum.
Pour Michaël Reul, secrétaire général de l’Union professionnelle du transport et de la logistique (UPTR), cette loi postale est contre-productive: «Le prix minimum va devenir le prix de référence pour la plupart des grandes entreprises et réduire un peu plus la force de négociation des indépendants.» Le secrétaire général de l’UPTR doute par ailleurs fortement de l’efficacité réelle de la mesure sur les entreprises épinglées: «Les entreprises qui ont été accusées vont se mettre en ordre, et tout simplement rajouter des couches supplémentaires de sous-traitance pour passer sous les radars et contourner la loi», regrette-t-il. Par ailleurs, en l’absence de tachygraphes permettant le contrôle de la vitesse et de l’activité des conducteurs dans les camionnettes, le temps de conduite risque de ne pas être appliqué.
Des négociations sous pression
Si le secteur de la livraison semble particulièrement touché par ces pratiques illégales et inacceptables, c’est qu’il permet «de travailler avec peu de qualification et peu de papiers», explique Michaël Reul. «Et de fait, la livraison attire des gens vulnérables, par exemple des sans-papiers ou des personnes peu qualifiées, qui auront peu d’exigences et peu de moyens de se défendre.»
Chez bpost, «les syndicats empêchent ce genre de dérive libérale, parce qu’on négocie avec le flingue sur la table», soulève Thierry Tasset. Mais la multiplication des filiales du groupe pourrait changer la donne: «Les dérives seront moins visibles là-bas que chez nous, donc la sous-traitance risque de s’y développer, avertit le secrétaire général CGSP. Et nous n’aurons malheureusement aucun pouvoir syndical pour les limiter.»
«Les syndicats empêchent ce genre de dérive libérale, parce qu’on négocie avec le flingue sur la table».
Thierry Tasset, secrétaire général du syndicat CGSP Bpost
En revanche, certaines entreprises sous-traitent une partie de leurs livraisons à bpost. C’est notamment le cas d’Amazon, qui répartit ses livraisons entre son propre service, DPD et bpost. «Amazon joue sur plusieurs tableaux pour imposer un chantage permanent: s’il y a une pression sociale chez bpost, Amazon envoie plus de colis chez DPD», relate Stéphane Daussaint. Pour bpost, le géant américain de l’e-commerce est malgré tout un client privilégié: 20 millions de colis par an, soit 40% de ses livraisons.
Enfin, Amazon soulève une autre question épineuse: celle de la gratuité, accessible notamment aux usagers abonnés du géant américain. «Pour assurer cette gratuité, Amazon détériore complètement le monde du travail, parce que c’est en exerçant une pression sur les travailleurs que l’entreprise peut récupérer ses marges», analyse Stéphane Daussaint. Ce dernier appelle ainsi urgemment à «poser des choix de société sur la livraison, parce qu’on ne peut pas demander gratuitement un service de qualité, écologiquement et socialement soutenable». Ainsi, pour Stéphane Daussaint, dans la livraison comme dans de nombreux métiers (et notamment l’information), «on doit tout simplement comprendre que la gratuité n’existe pas».