Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

La livraison de colis, enjeu politique en devenir

Le boom des livraisons à domicile a des conséquences bien concrètes pour les villes en matière de mobilité et d’environnement. En l’absence d’une stratégie fédérale régulant l’e-commerce, c’est au niveau communal ou régional que des solutions sont expérimentées.

(c) Jérôme Delhez pour Alter Echos

À mesure qu’il croît, le secteur de la livraison de colis prend parfois des allures de fiction futuriste. Au Japon, un tapis roulant géant long de 500 kilomètres sera bientôt déployé le long d’autoroutes pour acheminer quantité de colis, petits ou gros, entre Osaka et Tokyo. Un nouveau canal de distribution qui vise à faire face à un double phénomène: la hausse du commerce en ligne et la baisse du nombre de chauffeurs de camion.

Futurisme au Japon… Science-fiction en Belgique. Car ici, la prise en compte politique de l’e-commerce ne semble pas encore à la mesure de sa colossale expansion ces dernières années. Dans son observatoire pour l’année 2023, l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT) rappelle que «le nombre de colis postaux par habitant ces dix dernières années a presque quintuplé, passant de 6,6 colis en moyenne à 32,4 colis par habitant sur une base annuelle». L’épisode Covid a pour sa part provoqué une «augmentation record en un an: +44,5% entre 2019 et 2020». Pour autant, la Belgique ne s’est toujours pas pourvue d’une stratégie nationale sur le commerce en ligne, comme le pointe l’étude consacrée aux aspects postaux de l’e-commerce, publiée en mai 2023 par l’IBPT.

Le commerce en ligne et les livraisons qui en découlent ont pourtant des impacts bien concrets. Dans les villes, affairées à tenter de diminuer la congestion et la pollution provoquées par le trafic routier, les camionnettes de livraisons fourmillent. Selon Bruxelles Mobilité, le nombre de camionnettes en circulation dans la capitale est passé de 26.000 à 30.000 entre 2012 et 2017 (le nombre de poids lourds est quant à lui resté plutôt stable). «On n’a plus fait de nouveau comptage depuis, mais cette tendance à la ‘camionnettisation’ s’observe aussi dans les chiffres d’immatriculation», indique Charlotte de Broux, qui coordonne la cellule «partenariats régionaux» de Bruxelles Mobilité après y avoir été responsable pendant dix ans du transport de marchandises.

Une «camionnettisation» lourde de conséquences en matière d’environnement. À Bruxelles toujours, les camionnettes (tous secteurs confondus) représentaient, en 2022, 13% des kilomètres parcourus mais étaient responsables de 26% des émissions d’oxyde d’azote, de 18% des émissions de particules fines et de 14% des émissions de CO2 du transport routier, d’après Bruxelles Environnement. Un déséquilibre qui s’explique par les véhicules eux-mêmes – souvent plus anciens, presque toujours à moteur diesel – et la façon dont ils sont conduits – beaucoup de petits trajets, impliquant des redémarrages fréquents du moteur.

Points relais et cyclo-logistique

Parmi les quelque 30.000 camionnettes en circulation à Bruxelles, celles affectées à la livraison de colis ne représentent que 5% selon Bruxelles Mobilité. Souvent garées en double file ou parfois sur les trottoirs, le temps pour le livreur de décharger les paquets qui s’y empilent, elles cristallisent pourtant beaucoup de tensions. «Avec les livraisons aux particuliers, on pénètre vraiment partout dans les quartiers, alors que les livreurs d’acteurs professionnels ont plus souvent accès à des aires de livraison, voire des quais de déchargement. Il y a plus de 200.000 points d’adresse à Bruxelles, chacune de ces adresses peut potentiellement faire l’objet d’une livraison de colis», poursuit Charlotte de Broux.

Derrière ces points d’adresse se pose la question du «dernier kilomètre»: l’ultime segment de la chaîne de distribution d’une marchandise – soit tout ce qui se passe entre son dernier entrepôt et sa destination finale. C’est l’étape la plus coûteuse, sur le plan tant économique qu’environnemental. Et c’est là que se situe essentiellement le pouvoir d’action des villes et régions. Dans la capitale, deux axes prioritaires occupent Bruxelles Mobilité pour tenter d’optimiser ce dernier kilomètre. L’un consiste à favoriser la livraison en points relais plutôt qu’à domicile. «Le Vlaamse Instituut voor Logistiek (VIL) a mené un projet de recherche il y a quelques années baptisé E-green, qui concluait que si 75% des livraisons avaient lieu en points relais plutôt qu’à domicile, on réduirait le coût du dernier kilomètre, économique et environnemental de 60 à 80%. C’est gigantesque! Et l’infrastructure elle est là, elle ne demande qu’à être utilisée», s’enthousiasme Charlotte de Broux.

«Avec les livraisons aux particuliers, on pénètre vraiment partout dans les quartiers, alors que les livreurs d’acteurs professionnels ont plus souvent accès à des aires de livraison, voire des quais de déchargements. Il y a plus de 200.000 points d’adresse à Bruxelles, chacune de ces adresses peut potentiellement faire l’objet d’une livraison de colis.»

Charlotte de Broux, coordinatrice de la cellule «partenariats régionaux» chez Bruxelles Mobilité 

Si les pratiques commencent (lentement) à évoluer, il y a encore du chemin: «Environ 77% de tous les colis et envois express expédiés sont livrés à domicile, pointait encore l’IBPT dans son observatoire 2023. Les points de retrait reçoivent environ 20%, tandis que les distributeurs automatiques de colis captent 2% du volume.» Des proportions restées relativement stables ces dernières années.

Le deuxième axe développé par Bruxelles Mobilité vise à décarboner les livraisons en stimulant la cyclo-logistique. Dans cette visée, l’administration lancera prochainement des «nano hubs» dans plusieurs endroits de la ville, sortes de micro-entrepôts recouvrant une surface de quatre mètres carrés au sol, où différents opérateurs pourront entreposer leurs colis en attendant que leurs livreurs à vélo se chargent, dans un second temps, de les acheminer jusqu’aux adresses de livraison. «Au lieu de faire des allers-retours entre leur entrepôt et les domiciles, souvent très coûteux en kilomètres, ils pourront se concentrer sur le quartier qui entoure le nano hub», détaille Loïc Nys, chargé de la logistique urbaine et des mobilités partagées chez Bruxelles Mobilité.

Bruxelles Mobilité entend réserver l’accès à ses nano hubs à «des entreprises qui travaillent selon un certain nombre de critères qui nous semblent positifs, notamment en matière d’emploi. On essaiera aussi de pousser pour que leur remplissage se fasse via des camionnettes électriques». Mais Loïc Nys en est bien conscient, il ne faudra pas être trop strict, au risque de refroidir la demande. «On voit bien dans d’autres villes que ce n’est pas parce qu’un dispositif a l’air d’une bonne idée sur papier qu’il va être utilisé.»

Inciter à rejoindre le «club»

La Ville de Namur en sait quelque chose. Début 2024, elle avait lancé un appel d’offres pour la gestion du futur ELP (espace logistique de proximité), devant voir le jour dans le nouveau quartier des casernes. «Le principe d’un ELP est de permettre aux sociétés de livraison, ainsi qu’aux fournisseurs des enseignes du centre-ville, de déposer leurs colis dans un seul et même endroit. Les colis et marchandises sont ensuite livrés par l’opérateur de l’ELP via de petits véhicules, typiquement des vélos-cargos, chez les destinataires, explique Laurie Hollaert, conseillère mobilité à la Ville de Namur. L’idée derrière ce projet était d’anticiper l’extension du piétonnier, d’ici deux ou trois ans, qui compliquera beaucoup les livraisons dans cette zone.»

Un projet a priori innovant et pertinent. Pourtant, la Ville de Namur n’a reçu «aucune offre valable», aucun partenaire n’étant prêt à s’engager dans la gestion du lieu, l’acquisition de vélos-cargos et l’engagement de personnel pour réceptionner, trier et livrer les colis. «Nous allons relancer un marché au printemps en tenant compte des réactions que nous avons reçues, principalement sur les contraintes et incertitudes que pose ce projet aux acteurs. Il était aussi prévu que la ville perçoive une rétribution du futur opérateur de l’ELP, en échange de la mise à disposition du lieu, je pense que nous allons la diminuer ou la supprimer.» Près de 400.000 euros d’argent public seront investis dans ce projet, subventionné à 90% par le fonds Feder.

En 2022, Namur innovait déjà en s’engageant avec bpost pour la création de la première «écozone» de Wallonie. Une flotte de sept vélos-remorques électriques et 40 véhicules électriques visant à assurer une distribution des courriers et colis sans émission de CO2 a été déployée par bpost dans la capitale wallonne. L’écozone repose également sur un réseau dense de lieux de dépôt et de retrait de colis. «L’objectif de bpost, c’est que toute personne ait accès à un distributeur de colis à moins de 400 mètres de chez elle. Ça comprend les bureaux de poste, les commerces points relais, mais aussi les armoires à colis installées dans l’espace public», précise Laurie Hollaert.

Jouissant de 50 à 60% des parts de marché du secteur de la livraison aux particuliers, bpost peut également se targuer d’être en tête de peloton en matière de transition écologique. Mais les chiffres globaux montrent que la course est encore longue, essentiellement du côté de ses concurrents privés (UPS, DPD, GLS, PostNL…).

Depuis, les écozones se sont multipliées à travers le pays. À Malines, où les toutes premières livraisons «zéro carbone» ont été expérimentées par bpost, une étude de la VUB a permis de chiffrer un gain de 32% en durabilité, et notamment 97% de CO2 en moins et 77% de particules fines en moins. Jouissant de 50 à 60% des parts de marché du secteur de la livraison aux particuliers, bpost peut également se targuer d’être en tête de peloton en matière de transition écologique. Mais les chiffres globaux montrent que la course est encore longue, essentiellement du côté de ses concurrents privés (UPS, DPD, GLS, PostNL…). Dans son rapport 2023, l’IBPT indique que «3,5% des colis et envois express ont été distribués par le biais de véhicules électriques ou de vélos (cargos), alors que 96,5% étaient encore distribués avec des véhicules à combustibles fossiles»1.

Face au manque de stratégie du gouvernement sur l’e-commerce et les livraisons qui en découlent, «tout ce qu’on peut faire, c’est faciliter les choses pour les entreprises qui ont décidé de s’engager, et espérer que ça motive les autres à rejoindre ce ‘club’», reconnaît Loïc Nys. «Le transport de marchandises est souvent un flux qu’on ne voit pas; on part du principe que c’est acquis. Or il y aurait beaucoup de choses à améliorer: ça ne sent pas bon, c’est gênant, ça pose des problèmes de sécurité routière…, conclut Charlotte de Broux. Mais en même temps, c’est un trafic qui a un impact gigantesque sur le plan de la compétitivité économique: sans transport de marchandises, la ville meurt. Alors, comment faire vivre la ville tout en diminuant les nuisances?»

 

  1. Chiffres obtenus par l’IBPT sur la base d’une enquête confidentielle menée auprès de cinq opérateurs.
Clara Van Reeth

Clara Van Reeth

Journaliste jeunesse, aide à la jeunesse, social & Contact freelances, illustratrice.eur.s, stagiaires & partenariats (médias, projets, débats)

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)