En Belgique, les brûlures sont responsables de 150 décès annuels. Chaque année, 10.000 patients sont admis à l’hôpital pour des brûlures plus ou moins sévères et 800 sont pris en charge dans l’un des six centres spécialisés des grands brûlés. «Une journée d’hospitalisation, cela coûte 1.200 euros par jour. Les mutuelles interviennent, mais il reste souvent une facture de 8.000… à 160.000 euros à charge du patient, raconte Isabelle Danneels, infirmière et coordinatrice à la Fondation belge des Brûlés. Quand les patients décèdent, la famille reste parfois sans ressource et ne sait pas vers qui se tourner.» C’est pourquoi la Fondation accompagne depuis 1986 les victimes de brûlures et leurs familles d’un point de vue financier, social, juridique et moral. «Nos interventions sont basées sur l’humain, le cas par cas. Nous faisons un bilan des entrées et des sorties financières et lorsqu’il reste moins de 300 euros par personne par mois, nous intervenons. Et cela arrive souvent… Il y a des patients que nous aidons depuis 10 ans.» La Fondation organise aussi deux fois par an des séjours aux Thermes de Spa. «Les cures permettent de soulager les douleurs et les démangeaisons, qui sont deux conséquences très importantes des brûlures. Cela permet surtout à des personnes qui ont la même problématique de se rencontrer et de constater qu’elles ne sont pas seules au monde. On voit des personnes figées par le trauma reprendre goût à la vie. Pendant le séjour, nous organisons aussi des groupes de parole, des séances de yoga du rire, des ateliers de maquillage-camouflage…» La Fondation travaille par ailleurs avec des spécialistes du tatouage permanent et des implants de cheveux, toutes interventions pour lesquelles les mutuelles n’interviennent pas. «Elles considèrent que ça relève de l’esthétique même si évidemment, c’est très important pour l’estime de soi. Or il faut savoir que des implants de cheveux, ça coûte 24.000 euros.»
Bouillottes et intérim
Malgré l’absence de chiffres officiels, le nombre de brûlures semble avoir légèrement diminué en Belgique au cours des cinq à dix dernières années, en raison de mesures plus drastiques en matière de protection contre les incendies (utilisation de matériaux ininflammables, détecteurs de fumée…), mais aussi grâce aux campagnes de prévention. Isabelle Danneels constate cependant l’émergence de nouveaux risques, auxquels expose particulièrement la précarité. «Il y a toujours les cas liés aux liquides chauds renversés, aux barbecues, aux feux d’artifice, à la confection de confitures et aux épilations. Mais ces dernières années, avec la crise de l’énergie, nous avons aussi eu énormément d’accidents de bouillotte. Les personnes ne font pas le vide correctement ou vont rechercher de vieilles bouillottes fendues, fissurées pour se réchauffer… Parfois, ce sont des femmes qui vont les placer au niveau de leur ventre pour soulager les douleurs des règles, ce qui cause des brûlures très sévères.» La coordinatrice de la Fondation observe par ailleurs une augmentation des brûlures causées par le protoxyde d’azote (gaz hilarant). «Les jeunes placent les bonbonnes entre leurs cuisses, ce qui en cas d’incident entraîne des brûlures très étendues.» Isabelle Danneels relève encore une augmentation des accidents du travail, dans un climat de pression à la rentabilité. «Avec l’explosion des burn-out notamment, il y a un recours fréquent à des intérimaires qui ne sont pas toujours correctement formés ou au courant des dangers, en particulier dans les usines ou le secteur de l’électricité.»
«Je me suis vue dans le miroir»
Et puis il y a les tentatives de féminicides à l’essence et à l’acide. De mémoire, Isabelle Danneels se souvient avoir accompagné au moins 13 femmes dans ce cas, «plus toutes celles qui ne nous sont pas adressées parce qu’elles sont prises en charge ailleurs que dans les six centres de référence avec lesquels nous travaillons». Clémentine, 37 ans, infirmière originaire de Kinshasa, a été agressée en 2015 par son ex-compagnon quelques mois après leur séparation. «Je logeais chez une amie, à Liège. Il s’est caché dans la cave. Quand j’ai ouvert la porte de l’appartement, il m’a sauté dessus et il a commencé à m’asséner des coups de couteau sous le regard tétanisé de notre fils de 4 ans. Il s’est mis à califourchon sur moi et, comme je tournais la tête vers le petit, il a aspergé mon côté gauche d’essence et il a allumé un briquet, raconte-t-elle, ses mains manucurées aux multiples cicatrices autour d’une tasse de café. J’ai couru dans la salle de bain pour essayer d’éteindre le feu et là, je me suis vue dans le miroir…» La veille du drame, soulagée de voir les tensions s’apaiser, Clémentine avait accepté de prêter 100 euros au père de son fils: il prétextait en avoir besoin pour se rendre à une convocation judiciaire et entamer son retour dans le droit chemin: «Avec l’argent, il est allé acheter le couteau et la bouteille d’essence.»
«Je logeais chez une amie, à Liège. Il s’est caché dans la cave. Quand j’ai ouvert la porte de l’appartement, il m’a sauté dessus et il a commencé à m’asséner des coups de couteau sous le regard tétanisé de notre fils de 4 ans. Il s’est mis à califourchon sur moi et, comme je tournais la tête vers le petit, il a aspergé mon côté gauche d’essence et il allumé un briquet.»
Clémentine
Avant de passer à l’acte, l’homme avait publié sur son compte Facebook des photos de femmes brûlées. Un proche avait aussi mis en garde Clémentine, après avoir surpris une conversation téléphonique. «Au téléphone, mon ex disait à quelqu’un de sa famille que s’il ne pouvait pas m’avoir, il valait mieux que moi et notre fils soyons morts. Dans sa logique, notre fils, c’est notre lien. Si on se sépare, alors il faut éliminer le lien.» Alors qu’elle est tenue pour morte par les médecins, Clémentine sera veillée sans relâche par sa mère, très croyante. «Ma mère essayait de gagner du temps. Elle disait qu’il fallait encore attendre, que mon père allait venir. En attendant, elle priait et elle a demandé à toute la communauté de prier. Quand les médecins ont vu que je bougeais, ils ont fini par me ramener en salle de réanimation.» Clémentine restera trois mois en soins intensifs. Sa première sortie sera pour aller chercher son fils à la sortie de l’école, «emballée comme une momie». Son ex sera condamné à vingt ans de prison. Un soulagement relatif pour Clémentine, qui redoute les congés pénitentiaires et continue de craindre pour la vie de son fils, même si elle essaie de lui transmettre chaque jour le «mental d’acier» qui est le sien. «On cicatrise mieux en étant positif, avance-t-elle. Je suis toujours une belle femme. Mais bien sûr, jamais je n’aurais pu imaginer que la personne qui était censée m’aimer le plus allait me faire subir ça. Le corps, tu peux encore le camoufler. Mais le visage d’une femme, c’est tout…»
Mauvaise victime
Dans Féminicides, une histoire mondiale (La Découverte, 2022), l’historienne Christelle Taraud rappelle qu’il faut distinguer le féminicide «qui consiste à tuer une femme simplement du fait de son sexe ou de son genre» du féminicide correspondant à un «surmeurtre», c’est-à-dire «un acharnement spécifique touchant à l’identité de la victime»[1]. «Ce que toutes ces femmes entendent, c’est ‘si tu ne peux pas être à moi, tu ne seras à personne. Si tu survis, tu seras si moche que personne ne voudra de toi’, analyse Isabelle Danneels. Ce que l’histoire de ces femmes dément puisque beaucoup se remettent en couple.» «Les cicatrices, à la limite, je m’en fous, raconte Laurence. J’ai 51 ans. Ce n’est pas comme si ça m’était arrivé à 30 ans. Non, le plus dur, c’est que je me sens victime d’un système dans lequel un dangereux criminel est laissé en liberté.»
«Les cicatrices, à la limite, je m’en fous. J’ai 51 ans. Ce n’est pas comme si ça m’était arrivé à 30 ans. Non, le plus dur, c’est que je me sens victime d’un système dans lequel un dangereux criminel est laissé en liberté.»
Laurence
Laurence a été brûlée une première fois de manière accidentelle à l’âge de 2,5 ans en attrapant une bouilloire qui sifflait. À 46 ans, son ex lui versera de l’essence sur le corps et dans la bouche avant d’allumer une cigarette. «Je me suis retrouvée brûlée sur 50% du corps. J’ai subi au moins 50 ou 60 opérations… Quand je suis sortie du coma, j’ai tout de suite dit que c’était une agression, mais parce que j’avais fait des tentatives de suicide par le passé, on ne m’a pas crue, raconte-t-elle avec la voix cassée de celles qui ont ‘mangé le feu’. Une voisine a bien été témoin, mais comme elle a peur de lui, elle s’est rétractée…» Aujourd’hui, Laurence, autrefois femme de ménage, ne peut plus travailler. «J’ai quatre broches à la main gauche. Au niveau de la mobilité, j’ai encore ‘la pince et le plateau’. C’est-à-dire que je peux porter et attraper. Mais le ménage, c’est compliqué.» Devenue bénévole à la Fondation des Grands Brûlés, elle assure aujourd’hui le transport en voiture des patients. «C’est grâce à ça que je tiens le coup.» Car Laurence n’est pas seulement une survivante, mais une «mauvaise victime», dévorée par le sentiment d’injustice. «Quand il n’y a pas eu de procès, c’est vraiment très difficile d’avancer», constate Isabelle Danneels.
Photos de femmes brûlées
«Un jour, il aura purgé sa peine, raconte Ragna, 47 ans, à propos de son ex qui a été condamné à vingt ans. Moi, ma peine n’a pas de date de fin.» Aide-ménagère, Ragna vit avec sa fille de 16 ans et son chien dans la région d’Anvers. Sa vie a été bouleversée un jour radieux de juillet 2018 tandis qu’elle attendait le bus en robe légère. À deux reprises, son ex déversera sur elle du déboucheur industriel à base d’acide sulfurique. «La première fois, je me suis protégé le visage et la poitrine avec mon sac; la deuxième fois, je me suis tournée et le produit est tombé dans mon dos.» Après une relation d’un an, Ragna avait résolu de quitter cet homme qui avait levé une première fois la main sur elle. Il la harcèlera pendant de longs mois. «Je me suis rendue deux fois à la police, mais, à chaque fois, on m’a dit que je devais essayer de discuter avec lui… Un an après la séparation, comme j’avais trouvé un nouveau travail et que je m’étais fait de nouveaux amis, le harcèlement a empiré et il a commencé à m’envoyer des photos de femmes brûlées…» Deux jours après cette tentative de meurtre, Ragna devait se rendre à la police où elle avait enfin rendez-vous pour un dépôt de plainte. Trop tard.
Elle restera deux semaines dans le coma, trois mois à l’hôpital. «J’ai été opérée au moins une dizaine de fois… Chaque année, je fais aussi une intervention esthétique. Le plus dur, au début, c’est la confrontation avec soi-même. Je ne me reconnaissais plus. Mais le contact avec les autres brûlés à la Fondation m’a énormément aidée. On se comprend sans se parler.» Parfois, Ragna pense au jour où son agresseur sortira. «Il ne sera pas un meilleur homme après la prison… Cela m’effraie, mais en attendant, chaque jour compte. Il y a des jours difficiles, mais il y a aussi des jours où tout va bien, où je suis heureuse sans aucune raison, simplement parce que je suis en vie. Oui, c’est un étrange sentiment que d’avoir survécu quand on voit que, chaque jour, des femmes sont tuées par leur ex.»
[1]https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/le-feminisme-doit-etre-un-cri-unanime-20231129_TAUTKQUVEJE3TCE6XTIRT2FH4A/