Les pierres et les rues de la capitale transpirent encore le passé colonial. Ces vestiges rappellent davantage ce pan de l’histoire que ne le font les manuels scolaires. En juillet dernier, le gouvernement bruxellois a lancé un projet de réflexion autour de ces symboles. «Enfin!», soufflent les militants luttant pour la décolonisation que nous avons rencontrés. Mais il faudra encore que le sujet soit traité à la racine…
Sur la place du Trône, Léopold II, dos au palais et au parc royal, sur son destrier de bronze, a le regard tourné vers le bâtiment ING, ancien siège de la Banque Lambert, généreuse donatrice pour l’entreprise coloniale. Dans un coin du socle en béton, on peut lire: «Le cuivre et l’étain de cette statue proviennent du Congo belge; ils ont été fournis gracieusement par l’Union minière du Haut Katanga.» Ce monument est l’un des symboles les plus emblématiques du passé colonial belge, mais c’est loin d’être le seul. De la rue des Colonies, longeant le parc royal à la statue des «Nègres marrons surpris par les chiens» à l’avenue Louise, les pierres de Bruxelles sont hantées par leur passé. Celui qu’on surnommait le «roi bâtisseur» a métamorphosé la ville aux dimensions impériales. Des travaux permis grâce à l’exploitation de femmes, d’hommes et de ressources de ce qui fut «le jardin personnel du roi».
Pour les activistes décoloniaux, ces symboles séparent, ségrègent et entretiennent un racisme endémique encore très présent dans les mentalités. «L’espace public est un vecteur de disciplinarisation des corps. Il faut prendre en compte son impact sur la structure de la société et la construction identitaire. C’est pourquoi il est fondamental de le décoloniser», défend Anas Jmili Bulduk, diplômé en sociologie et militant pour la Nouvelle Voie anticoloniale (NVA), groupe émanant de la JOC (récemment rebaptisée Jeunes organisés et combatifs). À force de mobilisations, les associations militantes ont obtenu des ministres bruxellois fraîchement élus une invitation à réfléchir sur les symboles liés à la colonisation dans l’espace public. La mesure est «révolutionnaire» dans le contexte belge, soutient Mireille Tsheushi-Robert, de l’asbl Bamko-Cran, association de sensibilisation aux questions de genre et «raciales». Mais sa mise en œuvre l’inquiète: «Il y a le risque que ne soient choisis que des acteurs afro-descendants les plus ‘modérés’ qui ne contredisent pas trop l’histoire officielle. Je crains également que les autorités ne fassent appel qu’à des personnes qui viennent d’arriver ou originaires de pays d’Afrique de l’Ouest n’ayant pas de lien direct avec la colonisation belge. En l’absence de Congolais, Burundais et Rwandais, cela ne sert à rien.» Pour Martin Vander Elst, militant et chercheur en anthropologie à l’UCL, cette démarche illustre «une nouvelle tentative d’ouverture d’espaces de travail dignes d’un conseil d’entreprise mais qui risque de ne mener à rien». Déjà en 1973, un espace de réflexion similaire avait été ouvert à la suite de la demande de Mobutu de restituer les objets acquis sous la colonisation. Réflexion encore en cours aujourd’hui. Selon le chercheur, «il y aurait un réel décalage entre les attentes des militants anticoloniaux, les questions qu’ils posent et ce à quoi la société est prête à répondre».
Contextualiser ou déboulonner…
Que faire de ces symboles coloniaux? À cette question, les militants et militantes que nous avons rencontrés n’ont pas de réponse unanime. Le Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD) organise des visites guidées dans la ville pour faire découvrir le patrimoine belge en comblant les vides de l’histoire officielle. L’objectif: faire comprendre aux participants que notre société, nos institutions et nos mentalités sont encore durablement marquées par cet ancrage colonial. Le collectif réclame la pose de plaques de contextualisation de noms de rue et de monuments, ainsi que l’inscription ou l’édification d’infrastructures au nom de personnes – surtout des femmes – ayant lutté contre la colonisation et pour la liberté des peuples. C’est dans ce cadre, et non sans une lutte aride, qu’a été officiellement reconnu le square Patrice Émery Lumumba le 30 juin 2018, dans le quartier symbolique de Matongé[1].
«Ériger une statue, c’est approuver l’œuvre de celui qu’elle représente»
Pour Mireille Tsheushi-Robert, qui voit les monuments coloniaux comme des «histoires de chasse racontées par les chasseurs», il faudrait tout simplement les déboulonner. «Ériger une statue, c’est approuver l’œuvre de celui qu’elle représente», dit-elle en son nom. Puis, reprenant sa casquette de représentante de l’association Bamko-Cran, elle tempère, s’alignant sur une démarche de contextualisation et de promotion des mémoires plurielles, dans une volonté pragmatique. Elle promeut également l’exposition des statues les plus «triomphantes» dans un musée de la colonisation, qui ne serait ni un musée de l’Afrique ni un musée de l’immigration.
«Décoloniser n’est pas contextualiser», affirment de leur côté les chercheurs Véronique Clette-Gakuba et Martin Vander Elst[2]. Pour les anthropologues, assortir le patrimoine colonial de cartels explicatifs pose une série de problèmes d’ordre politique et ontologique. Cette démarche place le récepteur dans une situation de double contrainte: il est en contact avec un texte que l’on suppose critique mais reste soumis à l’emprise de monuments qui font l’apologie de la colonisation. «On minimise souvent l’impact de la monumentalité. Des statues telles que celles de Léopold II ont été érigées dans un but de domination et influencent la lecture de l’histoire: ils invisibilisent un certain nombre d’acteurs, qui en ont été les victimes», précise Martin Vander Elst. C’est pourquoi, avec un groupe de militants gravitant autour de la question, ils ont écrit un manifeste[3] pour mettre en place un projet de «contre-monument». L’idée est de partir de sa matérialité (la pierre, la stature, le cuivre et l’étain) pour «faire croître la portée du monument en y adjoignant une intervention artistique porteuse de vision, de mémoire, de contradiction».
Si nous pouvons affirmer que la période coloniale est terminée, celle que le philosophe et politologue Achille Mbembe appelle la période de post-colonie, ne l’est pas. La propagande étatique visant à légitimer la conquête, la domination et l’exploitation coloniale a encore de lourdes conséquences aujourd’hui»
Décoloniser les mentalités
Bien que le déboulonnage des statues puisse avoir un effet cathartique, «il est indispensable d’aller plus loin», estime Anas Jmili Bulduk (Nouvelle Voie anticoloniale), «en agissant en profondeur sur les mentalités».
Si l’indépendance des colonies (1960 pour le Congo, 1962 pour le Rwanda et le Burundi) a permis une décolonisation politique, l’économique est encore à faire. Sans parler de celle des esprits[4]. «Si nous pouvons affirmer que la période coloniale est terminée, celle que le philosophe et politologue Achille Mbembe appelle la période de post-colonie, ne l’est pas. La propagande étatique visant à légitimer la conquête, la domination et l’exploitation coloniale a encore de lourdes conséquences aujourd’hui», affirme Martin Vander Elst. C’est ce qu’un membre du CNCD, qui préfère garder l’anonymat, appelle le «présent passé». Pour incarner ce concept, il évoque la présence, l’été dernier, au festival Pukkelpop, «de jeunes de la vingtaine, entonnant des chants de leurs arrière-grands-parents [NDLR: ‘Couper les mains, le Congo est à nous’]». «Comment cela se fait-il qu’ils les connaissent par cœur et que ces chants s’accompagnent d’actes physiques racistes et violents? Comment cela se fait-il que les afro-descendants soient encore parfois considérés comme des singes ou exotisés sur le physique?» s’indigne-t-il.
Moyennement prioritaire dans le secondaire
Le racisme, encore ancré dans la mentalité belge, s’est construit et transmis de génération en génération. Le présent porte la trace du passé, et le déconstruire serait la première chose à faire, notamment au travers de l’éducation. Ce point rassemble tous les militants rencontrés. En 2008, une enquête de l’Appel pour une école démocratique démontrait qu’un quart des étudiants sortis de l’enseignement secondaire belge ignorait que le Congo avait été une colonie du Royaume[5]. En 2014, les réformes de l’enseignement encourageaient bien une vision critique de l’impérialisme et des décolonisations mais il n’était pas question de la Belgique en particulier[6]. Cette année, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’est engagé à pallier ce manque en proposant de mettre cette histoire manquante au programme du secondaire. Dans une interview accordée à l’agence Belga, Amandine Lauro, historienne (ULB), affirme que «lorsque certains référentiels prévoient l’enseignement de cette histoire, ils le font en des termes problématiques qui ne sont pas du tout en phase avec l’état actuel des connaissances sur cette histoire. Par exemple, la colonisation y est présentée sous les prismes guère pertinents de la ‘migration’ et du ‘développement’.» Elle ajoute que «pour promouvoir un regard décentré sur l’histoire de l’Europe et du monde, il est également essentiel de rappeler aux élèves que l’Afrique centrale a eu une histoire riche bien avant la conquête coloniale.» Décolonisation de l’espace public et histoire du colonialisme belge à l’école, des mesures positives mais qui demandent encore à faire leurs preuves, comme le concluent la majorité des militants et des chercheurs. D’autant qu’au gouvernement bruxellois, en ce qui concerne la réflexion sur les symboles coloniaux dans l’espace public, la machine met du temps à démarrer. À notre appel, une seule réponse: les équipes ne sont pas encore constituées.
[1] Lire Mireille Tsheushi-Robert, «Le buste de Léopold II a été déboulonné, érigeons Lumumba!», in Gia Abrassart et Sarah Demart, Dossier Décoloniser l’espace public: de Léopold II à Lumumba, janvier 2018.
[2] Lire Véronique Clette-Gakuba et Martin Vander Elst, «Décoloniser n’est pas contextualiser», in Inter-Environnement Bruxelles, 20 novembre 2018.
[3] Pour lire le manifeste: «Comment décoloniser la statue de Léopold II?» paru dans Le Soir le 15/6/2016.
[4] Lire Arnaud Lismond-Mertes, «L’histoire coloniale belge, un enjeu social actuel», in Ensemble n°99, mai 2019.
[5] Nico HIRTT, « Seront-ils des citoyens critiques? Enquête auprès des élèves de fin d’enseignement secondaire en Belgique francophone et flamande», in Appel pour une école démocratique, septembre 2008.
[6] Lire: Amandine Lauro et Romain Landmeters «Manger végétal ou colonial? Les (vrais) enjeux de l’histoire de la colonisation», in Éduquer. Tribune laïque, n°133, novembre 2017.