La vice-présidente de la Commission européenne responsable des Valeurs et de la Transparence Vera Jourova ne se lasse pas de le rappeler: «Les droits des personnes handicapées ne doivent pas s’arrêter aux frontières nationales.» À Bruxelles, au sein de l’exécutif européen, cette femme politique originaire de la République tchèque est, avec la commissaire maltaise à l’Égalité Helena Dalli, la grande architecte de la nouvelle «carte européenne d’invalidité», que la Commission européenne a dévoilée en grande pompe début septembre. «Je veux croire que cette nouvelle carte permettra aux personnes handicapées de renforcer leur indépendance et les aidera à exercer leurs droits dans toute l’Union européenne (UE)», a encore indiqué Vera Jourova, pleine d’espoir.
Le projet n’est pas tout à fait inédit: cette «carte européenne d’invalidité» existe déjà en Belgique, de même que dans une poignée d’autres États de l’UE comme Chypre, l’Italie ou la Roumanie, entre autres La Commission européenne cherche maintenant à la généraliser sur l’ensemble du Vieux Continent. D’où cette proposition de directive en vue d’établir une «European Disability Card». Pour rappel, la Commission européenne a le pouvoir de lancer des chantiers législatifs. Ensuite, il revient aux États membres de l’UE et aux eurodéputés d’en définir les paramètres exacts de mise en œuvre.
Le projet n’est pas tout à fait inédit: cette «carte européenne d’invalidité» existe déjà en Belgique, de même que dans une poignée d’autres États de l’UE comme Chypre, l’Italie ou la Roumanie, entre autres.
Ainsi, dans ce document de 47 pages, l’exécutif européen propose d’une part cette nouvelle carte qui doit servir de preuve du statut de handicap dans tous les pays de l’UE, et d’autre part une carte européenne de stationnement pour les personnes handicapées, là encore harmonisée dans l’ensemble des 27 États membres. La Commission européenne veut s’assurer que les titulaires de ces cartes pourront bénéficier d’un accès égal à des conditions et à d’autres traitements préférentiels partout dans l’UE, où quelque 87 millions de personnes souffrent d’une forme de handicap.
Dans les transports publics, des accès prioritaires ou des tarifs réduits devraient être accordés. Dans les musées, les parcs d’attractions et autres centres culturels ou de loisirs, en présentant cette nouvelle carte, son titulaire pourrait prétendre à une entrée gratuite ou à un tarif réduit, ou jouir d’une assistance personnalisée, quel que soit son État membre d’origine.
Éviter les discriminations
Pierre Gyselinck, président du Belgian Disability Forum, voit d’un bon œil la probable généralisation de cette carte en Europe. Comme il est Belge, il dispose déjà d’une carte d’invalidité. Il se souvient de son soulagement lorsqu’il l’a obtenue. «Sans cette carte, ma vie était plus compliquée. C’est elle qui prouve, officiellement, que je suis handicapé», explique-t-il. Il se rappelle notamment un contrôle de sécurité à l’aéroport de Francfort, en Allemagne, qui a mal tourné: «J’ai dû montrer ma prothèse à la jambe. Devant tout le monde. C’est une discrimination. C’était humiliant. Avec la carte, une telle situation devrait pouvoir être évitée partout en Europe.»
Cet ancien banquier de 72 ans, passionné d’archéologie, est devenu handicapé quelques jours après sa naissance. Son pied a dû être amputé, et il a vécu avec une prothèse. Il ne se déplace en fauteuil roulant que depuis peu. Au sein du Belgian Disability Forum, il milite depuis des années pour l’introduction d’une carte valable dans toute l’Europe. Il raconte avoir multiplié «les réunions avec la Commission, différents délégués nationaux et des membres de la société civile jusqu’à ce que le projet pilote soit lancé», en 2016. Sa carte vient d’être renouvelée pour la première fois cet été, pour cinq ans.
Marie Denninghaus, qui travaille au sein du European Disability Forum (l’EDF, l’un des acteurs centraux sur la scène européenne pour la défense des droits des personnes handicapées), note que cette carte est particulièrement utile pour les personnes qui ont un handicap invisible. «Je pense par exemple aux personnes atteintes d’autisme, d’une maladie chronique, qui ont des handicaps cognitifs ou un problème au cœur. De l’extérieur, rien ne laisse penser qu’elles sont handicapées, et, pourtant, elles le sont bel et bien. Pour une personne en fauteuil roulant, il est assez clair qu’elle a besoin d’assistance, mais pour d’autres, ce n’est pas aussi limpide», témoigne-t-elle.
Plutôt que de se lancer dans des projets qui auraient provoqué des levées de boucliers dans certains États, la Commission européenne a donc joué la carte de la prudence, quitte à réduire son niveau d’ambition.
Elle et ses collègues au sein de l’EDF ont longuement réclamé à la Commission européenne qu’elle légifère en la matière. «On demandait un texte obligatoire, pas une simple recommandation, afin de permettre un minimum de sécurité juridique. Avoir une loi, c’est aussi la garantie que l’on peut déposer un recours», ajoute-t-elle, saluant la décision de l’exécutif européen d’opter pour une proposition de directive, «le deuxième outil le plus fort à la disposition de l’institution – après la proposition de règlement».
Marie Denninghaus se dit «globalement satisfaite» par la version du texte proposée par la Commission européenne, à quelques exceptions près. La carte n’ouvre en effet des droits qu’aux personnes qui effectuent de courts séjours dans un autre État membre de l’UE que le leur. «Rien n’est prévu pour celles qui déménagent de manière permanente», poursuit Marie Denninghaus, qui ne cache pas que les problématiques qui ont trait à l’accès à la sécurité sociale, d’un pays à l’autre, «sont de toute façon très difficiles à aborder».
Plutôt que de se lancer dans des projets qui auraient provoqué des levées de boucliers dans certains États, la Commission européenne a donc joué la carte de la prudence, quitte à réduire son niveau d’ambition. Au sein de l’institution, une source impliquée dans l’élaboration de cette législation rappelle que l’UE ne peut agir que dans le champ des compétences qui lui ont été attribuées par les États. En clair, en matière sociale, elle est, en grande partie, pieds et poings liés.
Halte au capacitisme
Au sein de cette vaste assemblée qu’est le Parlement européen, 705 élus au compteur, l’eurodéputée écologiste allemande Katrin Langensiepen se sent apte à mener les négociations au nom de ses collègues. La mission est la suivante: à partir de la version de la directive proposée par la Commission, en écrire une autre, améliorée, qui convienne à une majorité de députés. Les États en font de même au sein du Conseil de l’UE et, quand les deux institutions sont prêtes, elles peuvent, ensemble, se mettre d’accord sur une mouture définitive du projet.
«Le paysage des cartes d’invalidité en Europe est pour le moins… coloré! C’est un patchwork d’injustices sociales; c’est pourquoi il faut réfléchir aux meilleurs moyens d’améliorer le système», estime l’eurodéputée. Pour elle, le travail parlementaire s’apparente parfois à un véritable parcours du combattant. Pour voter, à cause de ses bras plus courts que la moyenne, Katrin Langensiepen ne peut pas utiliser la machine prévue sur chaque pupitre dans l’hémicycle et dans les salles de commissions parlementaires. Elle dispose d’un boîtier spécifique, adapté. «Je dois brancher cette machine sur un câble particulier, or, parfois, le câble en question n’est pas disponible. Ces situations sont désagréables et ajoutent du stress à des votes qui souvent sont déjà stressants par nature», regrette la députée. En cas d’incident, elle doit directement et immédiatement en faire part à la présidente du Parlement, la Maltaise Roberta Metsola.
La mission est la suivante: à partir de la version de la directive proposée par la Commission, en écrire une autre, améliorée, qui convienne à une majorité de députés. Les États en font de même au sein du Conseil de l’UE et, quand les deux institutions sont prêtes, elles peuvent, ensemble, se mettre d’accord sur une mouture définitive du projet.
«Dans une institution comme le Parlement européen, l’on s’imagine toujours que ce qu’il faut pour les personnes handicapées, ce sont des rampes d’accès aux escaliers ou des toilettes adaptées, et qu’une fois que l’on a cela, c’est bon, le problème est réglé. Mais c’est faux», s’émeut celle qui a été élue à Strasbourg et à Bruxelles en 2019. Sa bête noire? Le «capacitisme» (ou «ableism», en anglais, la langue la plus utilisée dans l’enceinte du Parlement européen). Ce n’est autre qu’une forme de discrimination qui consiste à considérer une personne handicapée comme étant moins «capable» qu’une personne non handicapée. À son retour dans l’hémicycle à la rentrée, Katrin Langensiepen raconte par exemple que, durant ses vacances sur la côte normande, alors qu’elle patientait pour payer ses courses dans un supermarché, un autre client l’a invitée à se rendre à la caisse pour les seniors, femmes enceintes et personnes handicapées. «Le capacitisme, c’est exactement cela. C’est vouloir faire des choix à ma place. Ce n’est pas acceptable», soupire l’élue.
Pierre Gyselinck, lui, préfère se concentrer sur le positif, sur tous ces dimanches où, dans l’un ou l’autre musée (le musée archéologique national de Naples ou, plus près de sa Flandre natale, celui des instruments de musique à Bruxelles ont tous deux ses faveurs), «j’ai présenté ma carte d’invalidité et ai immédiatement reçu l’assistance dont j’avais besoin». Il rappelle que la gratuité dans les lieux culturels est d’autant plus utile que «les personnes handicapées roulent rarement sur l’or». «Moi, je ne me plains pas, j’ai eu beaucoup de chance dans ma vie et ai pu travailler, mais réussir à obtenir un poste n’est jamais gagné pour une personne handicapée. Quant aux allocations, leurs montants sont dérisoires», atteste-t-il.
Lors d’une réunion regroupant des membres des associations de défense des droits des personnes handicapées originaires de toute l’Europe, «une femme handicapée, originaire de Prague, a expliqué que, selon elle, il ne fallait jamais parler d’‘avantages’, mais bien de ‘compensations’ pour les personnes handicapées – à cause du manque à gagner qui découle de leur statut», relate-t-il, avant d’en convenir: «Je n’ai jamais oublié ces mots. Et depuis, moi aussi, je me refuse à parler d’un ‘avantage’ quand je visite un musée gratuitement.»