Pendant plusieurs mois, c’est un dialogue de sourds qui s’est noué entre la Commission européenne, sur le rond-point Schuman à Bruxelles, et le Parlement européen, à quelques encablures de là, place du Luxembourg. Le second, qui compte pas moins de 705 eurodéputés, réclamait avec insistance à la première d’agir en matière de défense des droits humains, sociaux et environnementaux en instaurant un «devoir de vigilance» qui rendrait pénalement responsables les entreprises en début de chaîne d’approvisionnement – dans les cas où leurs fournisseurs violeraient ces précieux droits.
En mars 2021, le Parlement avait adopté un rapport d’initiative à ce sujet, appelant l’exécutif européen à l’action. Il aura fallu près d’un an à ce dernier pour enfin réagir, alors même qu’au sein des institutions européennes, tout le monde s’accorde à dire qu’il faut bannir du marché européen tout produit dont la confection implique des travailleurs sous-payés ou maltraités, ou qui cause des dommages à la planète.
Ainsi, partant du principe que «les entreprises jouent un rôle essentiel dans la mise en place d’une économie et d’une société durables», la Commission européenne a fini par dévoiler, mercredi 23 février, une proposition de directive «sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité» dans l’Union européenne (UE). Par son biais, les entreprises «seront tenues de recenser et, s’il y a lieu, de prévenir, de faire cesser ou d’atténuer les incidences négatives de leurs activités sur les droits de l’homme (travail des enfants et exploitation des travailleurs, par exemple) et sur l’environnement (pollution, perte de biodiversité, etc.)», explique l’exécutif européen par voie de communiqué.
Le commissaire européen belge Didier Reynders, responsable de la Justice, l’a martelé: «Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur ce qui se passe en aval de nos chaînes de valeur.» Sa collègue Vera Jourova, vice-présidente de la Commission chargée des valeurs et de la transparence, a pour sa part insisté sur les deux ambitions phares du texte: d’une part, «répondre aux préoccupations des consommateurs qui ne souhaitent pas acheter des produits issus du travail forcé ou détruisant l’environnement», et d’autre part «soutenir les entreprises en apportant une sécurité juridique quant à leurs obligations au sein du marché unique». Au sein du collège des 27 commissaires européens, tous en sont persuadés: avec cette législation, il s’agit avant tout de «promouvoir les valeurs européennes dans les chaînes de valeur, de manière équitable et proportionnée».
Au sein du collège des 27 commissaires européens, tous en sont persuadés: avec cette législation, il s’agit avant tout de «promouvoir les valeurs européennes dans les chaînes de valeur, de manière équitable et proportionnée».
Un champ d’application limité
Sur le papier, les objectifs de la Commission européenne sont donc nobles et admirables. Mais dans les faits, la nouvelle législation mise à l’épreuve de la réalité pourrait se révéler moins efficace que prévu. Les nouvelles règles ne s’appliqueraient en effet qu’aux entreprises européennes qui emploient plus de 500 personnes et qui réalisent un chiffre d’affaires net supérieur à 150 millions d’euros à l’échelle mondiale (sauf dans les secteurs considérés comme sensibles par la Commission, à savoir ceux de l’habillement, de l’agriculture et de l’extraction de minerais, où les seuils seront, à terme, abaissés à 250 employés et à un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros – dont la moitié au moins est générée dans l’un des trois domaines cités).
Or la Coalition européenne pour la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (ECCJ) a fait ses propres calculs et il en ressort que la nouvelle législation s’appliquerait à… moins de 0,2% des entreprises de l’UE. À la tête de ce groupement d’ONG, Claudia Saller ne cache pas sa déception: «Certes la proposition de la Commission est la première initiative de l’UE de ce genre et, en cela, elle est révolutionnaire, mais elle n’est pas à la hauteur de son potentiel.»
Côté Parlement européen, c’est aussi soupe à la grimace au menu. L’eurodéputée écologiste française Marie Toussaint n’est, elle aussi, que peu convaincue par les pistes mises en avant par la Commission. Elle déplore le «manque clair d’ambition» du texte qui n’aura que peu de poids face aux «entreprises européennes qui détruisent impunément le vivant et accélèrent le dérèglement climatique». Et l’élue de pointer du doigt, pêle-mêle, «Siemens et son projet de méga-mine de charbon Carmichael en Australie ou Total et son gigantesque oléoduc en Ouganda».
Rendre le texte plus contraignant
Elle en est persuadée: «Presque dix ans après le drame du Rana Plaza [l’effondrement d’un immeuble à Dacca, au Bangladesh, qui a provoqué la mort de plus de 1.000 ouvriers de l’industrie textile, NDLR], nous devons changer les règles qui régissent les activités des entreprises de sorte que l’économie respecte enfin les droits du vivant, humains et non humains.» La bataille politique est loin d’être terminée: la proposition de la Commission européenne doit maintenant passer entre les mains des négociateurs des 27 États membres (au sein du Conseil de l’UE) et du Parlement européen. Et les eurodéputés sont bien décidés à redresser la barre et à rendre le texte plus contraignant.
La Coalition européenne pour la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (ECCJ) a fait ses propres calculs et il en ressort que la nouvelle législation s’appliquerait à… moins de 0,2% des entreprises de l’UE.
C’est aussi sur le front de l’accès des victimes à la justice que bon nombre d’élus européens sont décidés à intervenir. La Commission insiste sur le fait qu’il est «particulièrement important de permettre aux victimes d’obtenir une indemnisation pour les dommages». Les eurodéputés, eux, regrettent que la charge de la preuve repose toujours sur les victimes.
Mais dans l’hémicycle, les députés européens plus conservateurs et favorables aux entreprises veillent aussi au grain. Ceux-là sont bien décidés à préserver les intérêts des grandes industries du Vieux Continent. Pierre Gattaz, à la tête du lobby patronal Business Europe, a d’ailleurs déjà dit tout le mal qu’il pensait de ce nouveau texte. Selon lui en effet, cette «proposition vient s’ajouter au fardeau cumulé déjà excessif imposé aux entreprises européennes durant ces dernières années». «Il est irréaliste d’espérer que les entreprises puissent contrôler l’entièreté de leur chaîne d’approvisionnement mondiale», tranche-t-il. Bruxelles espère malgré tout y parvenir.