Pascale Jamoulle et Jacinthe Mazzochetti, anthropologues à l’UCL, viennent de publier Adolescences en exil1, une enquête de terrain auprès des jeunes« exilés » du croissant pauvre de Bruxelles. Le livre décortique leur vécu, leur sentiment, leur quotidien. L’ethnicisation de Bruxelles estdénoncée. Interview de Pascale Jamoulle
Alter Echos : Quel a été le point de départ de cette étude sur les adolescents en exil à Bruxelles ?
Pascale Jamoulle : Cette étude est notamment née d’un groupe de travail « adolescents » au service de santé mentale « LeMéridien ». Il y avait de plus en plus d’études de cas qui traitaient de l’ethnicisation des regroupements de jeunes. Nous voulions savoir ce qu’il y avaitderrière.
AE : Mais vous avez vite dépassé le thème des regroupements…
PJ : Oui, les regroupements de jeunes ne sont qu’un symptôme de problèmes plus profonds. Nous avons donc très vite décidé de structurer l’ouvrage en troissections. Les lieux d’exil, donc les quartiers de ségrégation, l’ethnicisation de l’école et la violence d’Etat que ces jeunes ressentent.
AE : Il y aurait donc une recrudescence de phénomène de communautarisation ? S’agit-il de regroupements en fonction des pays d’origine ?
PJ : Attention, lorsque nous parlons d’ethnicisation, nous parlons de la condition d’immigré dans les quartiers ghettos. Nous parlons de ces jeunes qui vivent dans une situationd’exclusion, de violence et qui retournent le stigmate. Les jeunes ne s’allient pas forcément en fonction du pays d’origine, mais bien à cause des quartiers ethniquességrégés, des écoles.
AE : Les études sur les cloisonnements des quartiers ou les inégalités scolaires sont nombreuses. La vôtre apporte-t-elle un regard neuf sur cesquestions ?
PJ : Pour faire cette étude anthropologique, nous avons créé une chaîne de parole et d’écoute afin de recomposer l’expérience de ces adolescents, sansprendre une dimension uniquement scolaire ou liée au quartier, sans découper leur réalité sociale. Cette parole donnée aux adolescents a un impact sur leurvécu. La prise de parole devient politique, ce qui a une fonction soutenante essentielle pour ces jeunes. Cette recherche recompose une parole qui avait été mise à mal.L’idée est de redonner du collectif à des vies qui ont tendance à être de plus en plus clivées.
AE : Vous regroupez sous le terme « exil » les primo-arrivants et les jeunes d’origine immigrée de deuxième génération. Pourtant, lesproblématiques auxquelles ces jeunes sont confrontés sont très différentes ?
PJ : Il y a trois types d’exil. Tout d’abord, à l’adolescence, tous les jeunes vivent une situation d’exil, « d’étrangéité » propre àl’âge. Il y a aussi l’exil lié au déplacement, puis celui lié au bannissement. Ceux qui vivent une scolarité dans des quartiers qui se ghettoïsent vivent lestrois types d’exil en même temps. Nous avons rencontré des jeunes primo-arrivants et des jeunes de deuxième génération qui vivent dans des situations deprécarité. Nous les avons rencontrés car les primo-arrivants sont dans les mêmes quartiers que les jeunes issus de migrations plus anciennes, le « croissantpauvre » de Bruxelles. Ils se retrouvent aussi dans les mêmes écoles. Ils vivent en commun le fait d’être exilé. Car même ceux qui sont nés icipeuvent vivre un exil : quand ils sont mis à l’écart de la société.
AE : La situation que vous décrivez est dure, voire brutale. Elle porte les germes de situations violentes…
PJ : Oui, le processus est violent. Qu’est-ce qu’ils font de cette violence qu’ils reçoivent ? Beaucoup la retournent contre eux, mais d’autres contre autrui.
AE : Y a-t-il des pistes pour sortir de cette spirale violente ?
PJ : Il est possible de défaire ce qui a été fait. A commencer par ces écoles ethniquement « spécialisées », en sachant que cesécoles ethniques sont issues du libre marché scolaire. Il faut une forte régulation de l’Etat. A cela devrait s’ajouter un travail d’envergure pour ouvrir les verrous quicadenassent les quartiers. Il y a déjà des services publics dans ces quartiers, des associations. Il ne faut pas nécessairement créer de nouveaux dispositifs, maisfavoriser la rencontre de l’altérité. Il faut surtout soutenir le processus de métissage. Des lieux, des espaces de rencontre, de débat et de créativitédoivent être ouverts. L’urgence est là, les AMO, les écoles, les centres de planning familial, etc. Tous doivent ouvrir davantage leurs pratiques pour favoriser le travail dumétissage identitaire, qui est l’identité de Bruxelles.
1. Pascale Jamoulle, Jacinthe Mazzochetti, Adolescences en exil, Academia H/ coll. anthropologie prospective, 2011.