«Le cancer, c’est comme un tsunami: on voit la vague des traitements, mais ce que l’on ne voit pas, c’est la destruction une fois que la vague est passée.» C’est par ces mots, prononcés par sa kinésithérapeute, que Sylvia, Bruxelloise de 33 ans, résume l’état dans lequel elle se trouve. Après plus de deux années de traitement contre un cancer du sein hormonodépendant, elle confie les difficultés psychologiques rencontrées durant cette période de profonds bouleversements: «Je n’ai pas été diagnostiquée avec une dépression, mais je mets quand même ce mot sur ce que j’ai vécu, et que je continue parfois de vivre.» Cet état de grande fragilité se traduit aussi par sa lassitude des lieux de soins: «Je n’ai plus envie d’aller à l’hôpital ni de voir du personnel médical sans nécessité absolue. Pour l’instant, j’ai besoin de cette pause. Plus tard, je mettrai en place un suivi psychologique, je sais qu’il m’aidera. Mais en ce moment, c’est trop. Accepter cette pause, c’est déjà reconnaître l’impact psychologique de tout cela, un signe de la dépression peut-être. Ce n’est pas de la peur, mais plutôt cette impression de redevenir malade, et je ne veux plus être une patiente.»
Chloé a 31 ans et a été diagnostiquée avec un cancer du sein triple négatif il y a deux ans. Elle aussi a éprouvé des difficultés psychologiques pendant la deuxième partie des traitements, une fois la chimiothérapie et l’immunothérapie terminées et après les opérations de reconstruction. «J’étais en mode ‘bataille’, mais après mon opération, j’ai commencé à avoir des angoisses très fortes de récidive, de mort, des pensées noires. Je me disais: ‘Mais c’est trop bizarre, tu as combattu un cancer et tu n’as plus de force pour vivre’. Et ça, ça ne va pas, ce n’est pas dans mon caractère. J’en ai parlé à ma psychologue qui me suivait avant la maladie et c’est elle qui m’a conseillée d’aller voir un médecin généraliste; ensuite j’en ai parlé avec l’oncologue qui me suivait et ensemble on a décidé de ma prise d’antidépresseurs. Je n’ai pas de problème avec ça. Si je me casse une jambe, je vais avoir besoin de béquilles pour marcher, eh bien, là, c’est pareil. J’ai besoin d’une béquille pour me remettre.»
«J’étais en mode ‘bataille’, mais après mon opération, j’ai commencé à avoir des angoisses très fortes de récidive, de mort, des pensées noires. Je me disais: ‘Mais c’est trop bizarre, tu as combattu un cancer et tu n’as plus de force pour vivre’.»
Chloé, 31 ans
Pour Cécile Glineur, ancienne psychologue en oncologie et désormais responsable des psychologues au CHU Saint-Pierre à Bruxelles, la souffrance psychologique liée au cancer peut être abordée sous différents angles. Elle souligne que la psychologie de la santé, une sous-discipline de la psychologie, tente de quantifier ces états mentaux en utilisant des méthodes proches de celles de la médecine. Mais elle met aussi en garde contre la volonté de réduire les expériences humaines à des mesures chiffrées: «Un souci majeur de cette optique, c’est de tenter de faire valoir des méthodes quantitatives à propos d’objets qui n’ont aucune matérialité.» L’après-cancer ne se résume pas à un ensemble de symptômes objectivables, mais à une expérience intime et unique à chaque patient. C’est la raison pour laquelle il est important d’adopter une approche personnalisée de l’accompagnement. Elle poursuit: «Ce que l’on peut souhaiter à toute personne qui rencontrerait après coup des difficultés, quelles qu’elles soient, c’est précisément d’avoir l’occasion de les énoncer à quelqu’un qui n’aura pas d’idées préconçues et qui sera extrêmement curieux de savoir comment ça s’inscrit dans l’existence de cette personne et comment elle nomme ce qu’elle vit.»
En dehors de la nécessité d’un espace qui accueille le mal-être des patients et patientes, tant Sylvia que Chloé soulignent le rôle primordial des proches dans l’accompagnement de la maladie, aussi bien pendant les traitements qu’après. Pour Chloé, c’est grâce à son cercle d’amies proches qu’elle a pris conscience des souffrances psychologiques qu’elle traversait, mais aussi des difficultés à se détacher de cet état: «C’était dur parce que j’étais tout le temps à fleur de peau, mais en même temps, avec beaucoup de distance. Après tout ça, j’avais pris de la hauteur. La dépression, c’est comme un cristal tranché: froid, dur, immobile. Tu sais que ce n’est pas là où tu devrais être, mais quelque part, tu t’y sens bien, comme enveloppée. Tout semblait figé, éteint. Je savais que j’avais en moi les ressources pour en sortir, mais sur le moment, tout était silencieux, comme gelé. Et malgré tout, une part de moi voulait y rester, parce que c’était froid, dur… mais aussi étrangement confortable.»
L’impossible «retour à la normale»
Pour Cécile Glineur, évoquer la reprise d’une vie dite «normale» implique de basculer dans un registre totalement distinct du cancer; qui renvoie à des enjeux sociaux, où la notion de pleine forme, de capital santé et de productivité est omniprésente. Selon la psychologue, il est difficile pour les personnes concernées par la maladie de se concevoir comme un acteur productif au sein de la société après avoir traversé des années de traitements lourds et invasifs, souvent porteurs de séquelles, dont certaines ne sont même pas visibles. Elle ajoute: «Ça peut être très déroutant pour l’entourage, comme pour le patient lui-même, de rencontrer une détresse aussi grande, voire pire qu’avant, alors qu’on lui répète sans cesse que ‘le pire est passé’. Trouver un lieu où cette détresse est légitime, prise en considération, où elle peut être exprimée sans l’injonction au retour à la normale, est essentiel.»
Sans le nommer comme un «retour à la normale», Sylvia évoque son impatience de retourner au travail et de retrouver ses collègues même si elle se heurte à une fatigue persistante: «J’ai hâte d’y retourner, mais je n’ai plus du tout la même énergie.» Sa perception du travail a aussi changé: «Avant, j’étais un peu ‘workaholic’ (accro au travail, NDLR). Maintenant, je suis beaucoup plus à l’écoute de mon corps et de mes besoins.»
«Ça peut être très déroutant pour l’entourage, comme pour le patient lui-même, de rencontrer une détresse aussi grande, voire pire qu’avant, alors qu’on lui répète sans cesse que ‘le pire est passé’. Trouver un lieu où cette détresse est légitime, prise en considération, où elle peut être exprimée sans l’injonction au retour à la normale, est essentiel».
Cécile Glineur, responsable des psychologues au CHU Saint-Pierre à Bruxelles
Pour Chloé, la reprise du travail a été plus compliquée. Malgré le soutien de ses collègues, qui sont devenues de véritables amies pour certaines d’entre elles, elle a ressenti une perte de sens dans son environnement professionnel, et a ainsi décidé de changer de voie: «J’avais besoin d’autre chose.»
La jeune femme souligne aussi un aspect qu’elle estime encore mal compris: «Pendant la période de rémission, personne n’est guéri.» Tout dépend des types de cancer, mais, dans son cas précis, elle devra attendre encore trois ans avant de pouvoir entendre le fameux mot «guérison» dans la bouche de son oncologue. Pour Sylvia, c’est encore plus long. Comme son cancer était hormonodépendant, il y a toujours un risque de récidive, raison pour laquelle elle demeure sous hormonothérapie pendant encore cinq ans. «C’est un traitement pour stopper la production hormonale et prévenir toute récidive. Même si l’hormonothérapie, c’est la partie la plus facile des traitements, mon corps est en ménopause. Ça veut dire qu’à 33 ans, je suis déjà ménopausée et je vais le rester pendant cinq ans.» Cette ménopause précoce s’accompagne d’effets secondaires désagréables et participe à la sensation pour Sylvia de devoir «faire le deuil d’une partie de son corps». Elle le nomme comme tel, parce qu’entre le début et la fin des traitements, non seulement son apparence a changé, mais cela ne reflète qu’une partie visible des bouleversements qui ont eu lieu pendant cette période. Le corps reste marqué par les traces invisibles des traitements qui peuvent se manifester par une fatigue chronique, des difficultés à exécuter certains gestes ou mouvements qui semblaient acquis avant la maladie.
Entre 15 et 20% de risque de dépression post-cancer
Parvenir à accepter cette nouvelle enveloppe corporelle devient une épreuve émotionnelle en soi, souvent accompagnée d’un sentiment d’injustice, car le corps ne répond plus de la même manière. Non seulement l’image de soi est touchée, mais aussi des aspects profondément ancrés dans l’identité, comme les marqueurs de genre et précisément dans les cas de cancer du sein où les interventions chirurgicales et les reconstructions viennent bouleverser des parties du corps associées à la féminité.
D’après le registre belge du cancer, en 2022, 76.220 Belges ont reçu un nouveau diagnostic de cancer. Dans son état des lieux paru en 2021, la Fondation contre le cancer indique qu’en Belgique «un homme sur trois et une femme sur quatre développeront un cancer avant l’âge de 75 ans. Le nombre de cas de cancer continuera à augmenter dans les années à venir, principalement dû au vieillissement de la population, mais également à des facteurs liés à notre style de vie et à notre environnement». Parmi ces données chiffrées, on en trouve d’autres qui éclairent une réalité moins évidente: entre 15 et 20% des personnes ayant souffert d’un cancer pourraient ensuite souffrir d’une dépression. Ces chiffres sont difficilement objectivables, puisque, comme l’explique Sylvia, tous les patients ayant souffert d’un cancer ne vont pas nécessairement consulter.
Toutefois, cette problématique est d’autant plus visible que l’on observe le développement croissant de l’accompagnement psychologique dans les services d’oncologie. Désormais dans certains hôpitaux, pour chaque pathologie oncologique spécifique, des oncopsychologues peuvent accompagner les patients s’ils le souhaitent, et ainsi accueillir leur parole et leur permettre de se reconstruire.