La ministre Maggie De Block veut faire passer au forceps un projet de loi abasourdissant. Il s’agit notamment d’organiser un travail dit associatif, qui échapperait à toute cotisation sociale comme à tout impôt. Cette possibilité serait offerte à toute une série de catégories de personnes; les travailleurs à 4/5 temps, les indépendants à titre principal, les fonctionnaires, les pensionnés, les jeunes en service civil; elle pourrait être activée dans pas moins de 17 catégories différentes d’activités. Ce «travail associatif» pourrait donner lieu à un revenu de 6.000 euros par an. Ce projet réussit le prodige de susciter l’opposition de tous (syndicats, Fédération des entreprises de Belgique, Union des Classes moyennes, associations…); il a été néanmoins voté majorité contre opposition en commission des Affaires sociales de la Chambre. Il fait par ailleurs l’objet d’une procédure en conflit d’intérêts lancée par la Cocof, procédure qui est en cours. Nous voulons dans ces lignes tenter de comprendre ses enjeux et ses dangers, ce qui peut le rendre possible et dire pourquoi nous unissons nos voix à toutes celles et à tous ceux qui réclament son retrait pur et simple.
Par Christine Mahy, secrétaire générale et politique du Réseau wallon de la lutte contre la pauvreté, et Jean Blairon, directeur de l’asbl Réalisation, Téléformation et Animation (RTA)
Souvenons-nous, en 1995… Cette année-là est organisé à San Francisco, pour la première fois, un «World Forum» réunissant «a mix of leaders, thinkers and celebrities…» (sic). Une des questions débattues se pose dans le contexte d’un scénario de «nouvelle société», où seuls 20 % de la population seraient riches et productifs: que faire pour prévenir la révolte prévisible des 80% laissés pour compte? L’Américain Zbigniew Bzrezinski propose, sous les applaudissements des doctes participants, de les maintenir d’humeur joyeuse en leur proposant un cocktail de divertissements abrutissants et d’alimentation suffisante. Il forge le «concept» de Tittytainment pour en rendre compte (jeu de mots qui mixe le terme «loisirs» [«entertainment»] et «allaitement» [«tits»]). Dominique Méda, qui rapporte la scène dans son livre Qu’est-ce que la richesse?1, évoque aussi des «occupations» qui pourraient être offertes dans toutes sortes d’associations. Nous y sommes.
Aujourd’hui, une stratégie complémentaire
Il est bien vrai, malheureusement, que se sont développées depuis des «industries culturelles», y compris sous un vernis d’avant-garde, qui peuvent remplir une telle fonction lénifiante. Mais, avec le projet de loi déposé par la ministre VLD, nous franchissons un seuil. Le «travail associatif» qu’elle veut voir instituer, non seulement aboutit, nous allons le voir, à déstructurer le travail, mais constitue surtout une attaque des acteurs du contre-pouvoir que sont les associations. Cette attaque est opérée en y introduisant précisément ce travail déstructuré. Il ne faut pas être grand clerc pour voir quels effets va produire le cumul intégré des phénomènes suivants:
- affaiblissement de la sécurité sociale (par diminution globale des cotisations sociales, vu leur suppression pour ce singulier «travail associatif»);
- opportunité offerte à ceux qui ont déjà un travail, une pension d’obtenir davantage, sans contribution à la collectivité et en se parant en sus, d’un vernis de morale et d’engagement (tandis que les chômeurs, les bénéficiaires du revenu d’intégration et les malades «profitent» et «abusent», c’est bien connu, de leur statut d’«assistés» – d’ailleurs ils sont exclus du bénéfice de cette loi);
- attaque conséquente de la professionnalité dans les associations: n’importe qui2 pourrait désormais, sans formation, sans adhésion aux valeurs constitutives d’une association, exercer des fonctions comme «dispensateur de formations», «d’aide sociale», «travail socioculturel pour les adultes»3, etc.
La déstructuration du travail cache en outre une entreprise de déculturation des associations.
Le projet de loi produit donc les conditions d’un appauvrissement structurel, d’un renforcement des inégalités, d’un affaiblissement des dynamiques collectives, d’une déperdition du capital culturel accumulé dans les associations. Il n’y a en outre dans cette loi qui organise un tel «travail associatif» que méconnaissance et mépris de la contribution de la vie associative à la production de la société. Si l’économie moderne dont on nous vante les mérites est désormais une «économie de l’information», mobilisant connaissances, science, créativité et capacité d’engagement, on ne peut que constater que ces ressources précieuses doivent se produire au quotidien et on ne peut qu’admettre que les associations jouent un rôle non négligeable dans cette production. Et pas seulement quantitativement: qualitativement aussi. La connaissance et la recherche qui la produit ne sont pas intéressées; la créativité n’est ni programmable ni manufacturable; l’engagement ne peut être que libre. Ces valeurs, ces richesses qui sont intérieures aux populations, l’économie capitaliste peut les exploiter (et elle ne s’en prive pas), mais elle ne peut les produire elle-même. Elle est donc prise dans une contradiction et est sans cesse tentée d’introduire les valeurs marchandes dans les univers adversaires de l’exploitation et de la soumission qui produisent les ressources dont elle a désormais un criant besoin.
C’est bien cet enjeu que nous avons sous les yeux: la déstructuration du travail cache en outre une entreprise de déculturation des associations, tant au niveau de leur professionnalité qu’au niveau de leurs valeurs: l’engagement collectif, les luttes pour l’égalité et la solidarité.
Des limitations très limitées
La section 8 du projet de loi qui énonce des «conditions particulières visant à éviter la transformation du travail ordinaire en travail associatif» est particulièrement révélatrice. Ne sont en effet évoquées, dans deux seuls articles, que des situations qui visent les personnes et pour une durée limitée:
«La fourniture de prestations dans le cadre du travail associatif n’est pas autorisée si l’organisation […] et le travailleur concerné étaient liés par un contrat de travail, une affectation statutaire ou un contrat d’entreprise au cours d’une période d’un an précédant le début des prestations en matière de travail associatif […]» (art. 38).
«La fourniture de prestations dans le cadre du travail associatif n’est pas autorisée si le travailleur associatif remplace un travailleur qui était actif au sein de la même unité technique de l’entreprise au cours des quatre trimestres précédant la conclusion du contrat en matière de travail associatif» (art. 39)4.
On voit là qu’on n’a pas voulu protéger toutes les fonctions qui peuvent être remplies par un travail rémunéré et que les limitations dans le temps qui sont posées sont des plus ténues.
Ce qui permet aussi à l’extrême de se produire
C’est évidemment la mollesse des critiques, les regrets tièdes ou l’ambiguïté qui permettent à l’extrême de se produire. Nous avouons ne pas comprendre celles et ceux qui pensent qu’un statut intermédiaire entre le volontariat et l’emploi, qui viendrait combler une prétendue «zone grise» entre les deux mondes, pourrait ne pas déstructurer à la fois et en même temps le volontariat et l’emploi. Et c’est bien ce qui se produit ici: ce que propose la ministre De Block tue à la fois le volontariat et le travail sous statut d’emploi dans les associations.
Ajoutons qu’il est des plus obscène de prétendre œuvrer ainsi à la relance économique et au renforcement de la cohésion sociale. La loi est en effet dénommée ainsi dans sa mouture du 26 janvier 2018: «Projet de loi relatif à la relance économique et au renforcement de la cohésion sociale».
Pour nous, seule mérite le nom de «cohésion sociale» la construction d’une «société de semblables».
Pour nous, la relance économique ne peut se prétendre telle que si on désigne sous ce terme la création d’emplois corrects, correctement rémunérés et considérés, offrant de réelles perspectives (et pourquoi pas socialement utiles). Les besoins des populations dans les secteurs que veut couvrir le prétendu «travail associatif» sont en effet énormes et nous disposons d’une population qui ne demande qu’à s’y investir. Y répondre en légalisant en quelque sorte le travail au noir, c’est rater l’occasion majeure d’un développement de nos sociétés dans une autre logique que l’exploitation et l’épuisement des «ressources» «humaines».
Pour nous, seule mérite le nom de «cohésion sociale» la construction d’une «société de semblables», comme dit Robert Castel, société où chacun pourrait bénéficier, grâce aux régulations produites par la puissance publique, de conditions lui permettant de se construire comme individu libre et suffisamment protégé, dans une société qui échapperait à la «fragmentation» ou à la «bipolarisation»5. Le projet de loi de la ministre De Block va en sens complètement inverse. Il faut s’y opposer absolument et complètement, au nom de notre attachement à la démocratie et à notre modèle sociétal. Ce ne sont pas en effet ces changements où le cynisme le dispute au mépris qui garantiront et développeront la démocratie, comme le rappelait Alain Touraine en 2010 dans les colonnes du journal Le Monde6:
«Les grands mouvements qui peuvent changer notre vie collective viennent d’en bas. La démocratie, ça vient de la protestation, de ceux qui n’ont pas de quoi manger, qui n’ont pas de liberté, qui ne peuvent pas s’exprimer, qui ne sont pas représentés. Aujourd’hui, plus vous descendez, plus c’est vivant.
– Quel est alors le rôle du politique?
Le rôle du politique, c’est de fermer sa gueule et d’écouter ce qui se passe en bas. Il découvrira que nous avons beaucoup de choses en commun, l’usage de la raison, de la science, de la technique, de la production, autant de ressources qu’il doit utiliser de la meilleure manière.»
Si ce gouvernement n’écoute pas et qu’il se coupe de ce qui parle, de ce qui change, de ce qui est vivant, qu’il ne compte pas trop sur le prétendu abrutissement des 80% dont il contribue à produire l’inutilité en prétendant faire le contraire.
1 D. Méda, Qu’est-ce que la richesse?, Paris, Flammarion, 2000.
2 On peut même craindre que ce «n’importe qui» sera surtout des personnes disposant d’une situation plutôt confortable, qui seront en position de s’organiser et de proposer, alors que des travailleurs pauvres, jonglant difficilement avec toutes les contraintes de leur situation et de leur existence, n’auront que peu de chances d’y accéder.
3 DOC 542.839/018, Chambre des représentants, 2018, p. 15.
4 Idem, p. 27-28.
5 R. Castel, note accessible ici
6 A. Touraine, «Nous sommes à l’heure de la ‘mini-politique’» Le Monde, 4 septembre 2010, cf. en ligne: http://colblog.blog.lemonde.fr/2010/09/08/alain-touraine-apres-la-crise, 8 septembre 2010, par Christian Colbeaux.
En savoir plus
«6.000 euros défiscalisés qui fâchent tout le monde», Alter Échos n°458, 16 janvier 2018 Julien Winkel.