L’entrée dans la majorité et le monde adulte est cruciale. C’est ce moment critique que le CRéSaM (Centre de référence en santé mentale) veut aborder à travers le projet JAVA (pour Jeunes adultes, vieux adolescents), en recréant du lien, de la transversalité, de l’intersectorialité et de la continuité dans le circuit d’aide et de soin proposé à des jeunes parfois qualifiés d’«incasables», des jeunes âgés de 16 à 23 ans (relire à ce sujet: «Jeunes en errance: ‘Tous les voyants sont au rouge’», AÉ 482, mars 2020). Le projet cherche à coconstruire des relais plus efficaces pour favoriser la transition et l’autonomie de ces jeunes en «situation complexe» en fonction de leurs besoins. Un appel à projets est lancé jusqu’au 10 mai prochain. Pour en parler, Alter Echos interroge Léa Tilkens, responsable de projets au CRéSaM et Luc Fouarge, éducateur qui accompagne ces jeunes depuis des années maintenant.
Alter Échos: Avec JAVA, vous souhaitez améliorer la prise en charge des jeunes en «situation complexe». Qui sont-ils justement?
Léa Tilkens: Ces jeunes ont en commun de porter sur leurs épaules un vécu douloureux, voire traumatique. Les événements sont divers: deuil familial, maladie d’un parent, exil, pauvreté, placement ou encore des violences… Bref, un contexte qui, dès l’enfance, n’est pas propice à l’épanouissement. En outre, ces jeunes ont rencontré un parcours institutionnel très précoce…
Luc Fourage: Ces jeunes en «situation complexe» vivent au milieu d’adultes qui sont soumis à des crises successives depuis longtemps, des crises dont les risques sont connus également. Elles insécurisent les parents. S’opère alors une forme d’inversion générationnelle. Voilà que les enfants doivent prendre soin de leurs parents. Cette contextualisation est à prendre en considération aussi, car elle génère de l’inquiétude, de la peur, voire de l’anxiété.
AÉ: Pourquoi la transition entre l’accompagnement dont ce public a pu bénéficier dans les services pour jeunes et celui proposé à l’âge adulte est-elle si problématique?
LT: Leur prise en charge se situe souvent au croisement de différents secteurs (santé, santé mentale, aide à la jeunesse, handicap…) entre les services desquels ces jeunes sont la plupart du temps ballotés, ce qui donne en fin de compte un parcours de vie et une trajectoire institutionnelle, tous deux rythmés par les rejets et les ruptures. C’est dans ce cadre-là que l’arrivée des 18 ans présente un risque majeur, celui d’une énième rupture, souvent effective. De manière générale, tant le parcours de la littérature que les rencontres avec les jeunes ou les acteurs de terrain font ressortir un état de discontinuité très important entre les possibilités d’accompagnement pour mineurs et celles auxquelles ces jeunes ont accès dès lors qu’ils sont majeurs. C’est tout le problème de la prise en compte de l’âge biologique plutôt que des besoins ou de la maturité réelle du jeune. Ce passage rend administrativement incompétents les établissements pour mineurs, même si on sait que certains services peuvent prolonger un peu l’accompagnement jusqu’à 21 ans accomplis comme dans le cas des AMO, par exemple. Mais ce qu’on peut aussi mettre en évidence, c’est que l’offre de services pour adultes est plus diffuse, ce qui génère pour le jeune une difficulté de s’y retrouver, de trouver un relais dans une structure adéquate pour répondre à leurs besoins spécifiques. Par ailleurs, dans les services pour adultes, l’encadrement n’est pas le même: il est moins multidisciplinaire, moins contenant, et, on sait combien, de la contenance, ils en ont besoin. Tout cela fait que ce passage d’un monde à l’autre peut être très abrupt, mal vécu.
LF: Ce dont ces jeunes ont besoin, c’est de la continuité, de la permanence et de la protection, et on leur offre beaucoup de mouvements. Quand une institution n’en sort pas, elle ne dit pas qu’elle ne sait pas, elle dit que ce jeune ne correspond pas à son profil et elle l’envoie ailleurs, et cela se répète à l’envi. Il n’y a rien d’étonnant à cela, vu qu’en matière de jeunesse, les politiques se pensent en tuyaux d’orgue: tantôt des Régions, tantôt des Communautés, tantôt du fédéral, et tout cela communique peu. Selon moi, la clé est l’anticipation. Une manière de la concrétiser, puisque ces enfants dits en «situation complexe» sont identifiables, il suffirait que plus aucune institution, plus aucun acteur ne puisse intervenir si on ne signe pas un protocole d’accompagnement à plusieurs, et dans des champs différents. Ce serait la condition pour recevoir un financement public, ce qui permettrait en rassemblant ces différents acteurs de construire une contenance pour ce jeune… Il y a beaucoup de situations actuellement où des éducateurs de première ligne se sentent plus encouragés s’ils savent qu’il y a des partenaires qui sont prêts à venir supporter l’ensemble des décisions. Les autorités doivent pousser à cette réflexion et à l’écriture d’un protocole dans la transversalité. Mais là, on est très loin du compte. Si la prise de conscience existe, la mise en œuvre de la transversalité paraît insupportable aux politiques comme si l’accepter, c’était abandonner quelque chose de son pouvoir à l’autre. C’est ainsi qu’on se trouve devant des situations absurdes…
«Si la prise de conscience existe, la mise en œuvre de la transversalité paraît insupportable aux politiques comme si l’accepter, c’était abandonner quelque chose de son pouvoir à l’autre. C’est ainsi qu’on se trouve devant des situations absurdes…» Luc Fourage
AÉ: Un maintien de l’aide de 18 à 21, voire 23 ans, devrait-il être automatique pour ces jeunes?
LT: Il paraît assez évident qu’un temps d’adaptation et un accompagnement spécifique sont nécessaires pour permettre aux jeunes, déjà fragilisés, de vivre au mieux ces bouleversements et ces changements multiples. Ce qui pose problème, c’est vraiment la prise en compte exclusive et automatique de l’âge biologique au-delà de la réalité et des besoins de chaque jeune. Là où on aurait à gagner, c’est sur une forme de souplesse, de flexibilité qui permettrait l’adaptation des institutions et des services aux réalités des jeunes, des réalités forcément multiples et différentes pour chacun. Cette marge de manœuvre permettrait aussi d’inscrire les services dans une temporalité qui laisse plus de place à une période d’entre-deux, cette période pendant laquelle on a le droit de se chercher, de faire des erreurs, de réfléchir à ce qu’on veut faire, etc. Preuve que cette souplesse fait sens, en santé mentale, par exemple, cette logique de flexibilité a été introduite au sein des équipes mobiles avec une approche au cas par cas jusqu’à 23 ans (Lire dans ce dossier «Transition mentale»). Mais ce temps n’est pas laissé aux jeunes en situation «complexe», qui, placés en hébergement, doivent à 18 ans être «mis» en autonomie et, sans transition, doivent trouver un logement, un emploi, se débrouiller avec toutes les responsabilités d’un adulte. Pour préparer à cette autonomie, les services de l’aide à la jeunesse, avec les moyens qui sont les leurs, font du mieux qu’ils peuvent, mais la temporalité qui découle de cette mise en projet, de cette mise en autonomie est en décalage avec la temporalité dans laquelle se trouve le jeune. Un accompagnement plus en adéquation avec cette temporalité du réel, avec les besoins spécifiques de ces jeunes, au-delà de la barrière administrative de la majorité, a tout son sens. Elle participerait même à une dynamique de lutte contre les inégalités sociales et d’une tentative d’enrayement d’un certain déterminisme social également.
LF: Évidemment, plutôt que de préparer les jeunes à être de bons clients du CPAS, pourquoi ne pas prendre des moyens des CPAS pour permettre à des institutions de poursuivre leur travail un temps donné. Tout cela dans un protocole cosigné avec le CPAS. Mais on ne peut pas demander à ces jeunes en «situation complexe» d’être aussi performants que les jeunes majeurs qui sortent de chez papa et maman… Dans une vidéo réalisée par le CRéSaM, une jeune fille, chahutée, bousculée par les services et acteurs de la Protection de l’enfance et de la santé, nous dit qu’après un séjour de rupture elle «fera son autonomie». Ainsi elle reprend le discours des professionnels, comme pour les rassurer. Ces discours sur l’autonomie donnent aux professionnels du contenu mesurable à leurs tâches, aux protocoles issus de «synthèse» où l’on a énuméré les habiletés sociales, comportementales… «Gérer sa vie» serait une liste d’aptitudes, de capacités à faire… seul. En prendre la mesure permet des graphiques, l’entrée dans des logiciels traitant les apprentissages à mettre en œuvre. Voilà que par la mesure, les autorités mandatées et les accompagnants se rassurent sur leur propre autonomie, me semble-t-il. Sans doute davantage pour eux que pour le jeune qui défie sans cesse les limites des services et des membres du personnel.
AÉ: Vous évoquez le cas de cette jeune fille, mais on sait que les passages en institutions laissent des traces. Raison pour laquelle il faut impérativement transformer le regard des professionnels sur ces jeunes…
LF: En effet. Pour y parvenir, la question du lien est aussi fondamentale. Pas de soin sans lien. Or, la difficulté dans les institutions est la question de l’engagement. Avec ces jeunes, le lien est systématiquement vérifié, mis à l’épreuve. Pour accompagner cette mise à l’épreuve, il faut une équipe qui soit capable de tenir, et tenir aujourd’hui, avec ce qu’on connaît de la mobilité du personnel, est très difficile. Il y a une très grande défection dans le travail social. Les JAVA sont des jeunes qui ont connu un très grand nombre de référents différents avec une très grande mouvance. Il faut des équipes solides, et une culture institutionnelle qui centre son regard sur le personnel et sur la stabilité du personnel, son bien-être et sur sa capacité de résister aux comportements de vérification du jeune, qui prend la mesure du lien à travers la sortie de cadre.
LT: Cette question du lien est essentielle dans la mesure où elle se repose à la majorité, moment où il faudra un transfert du lien entre le secteur de la jeunesse et celui des adultes. Tisser ce lien entre les interlocuteurs est primordial pour que le jeune qui a confiance en un éducateur puisse se dire qu’il peut se fier aux personnes qui vont l’accompagner désormais. Il faut être conscient que les jeunes ne se tournent pas forcément vers les experts d’une question, ils se tournent vers des personnes en qui ils ont confiance, avec lesquelles ils ont déjà tissé un lien. Une fois passé 18 ans, si l’accompagnement n’est pas contraint, c’est seulement à la demande du jeune que l’aide peut se faire. Et pour que demande il y ait, il faut qu’au préalable, un lien de confiance ait pu s’établir de façon un peu pérenne. D’où l’importance de l’engagement. Quand la transition se passe bien, c’est que le passage en institution du jeune s’est au préalable bien passé, ce qui rend l’accompagnement encore possible par la suite du parcours du jeune.
AÉ: C’est aussi un moyen d’optimiser le filet de l’aide sociale dans cette transition, d’autant que beaucoup de jeunes passent à travers ses mailles…
LT: En effet, une façon de s’assurer que beaucoup de jeunes recourent à l’aide sociale à laquelle ils ont droit passe par ce lien tissé avec un professionnel qui va le mettre en contact avec d’autres. Là encore, c’est une question d’engagement, de souplesse. Mais comme la souplesse n’est pas l’apanage des règles administratives, ce sont les professionnels qui compensent par leur engagement, allant parfois au-delà du cadre légal, qui prévoit l’accompagnement jusqu’à 18 ans. Par exemple, les professionnels veulent anticiper cette transition quand le jeune est encore en institution parce qu’ils savent qu’à 18 ans, le jeune ne sera plus là et que l’institution ne pourra pas le forcer. Ils veulent parfois anticiper les choses avec un CPAS, mais le CPAS répond qu’il ne peut rien faire, tant que le jeune n’est pas majeur. Anticiper n’est pas toujours possible, et l’engagement doit durer encore après la majorité du jeune pour compenser ce manque de souplesse administrative.
«Une fois passé 18 ans, si l’accompagnement n’est pas contraint, c’est seulement à la demande du jeune que l’aide peut se faire. Et pour que demande il y ait, il faut qu’au préalable, un lien de confiance ait pu s’établir de façon un peu pérenne. D’où l’importance de l’engagement.» Léa Tilkens
AÉ: On imagine que les difficultés peuvent s’accroître si le jeune adulte ne dispose pas de liens familiaux. Ce travail avec les familles est-il dès lors fondamental?
LF: Il faut que l’institution accueillante de ces jeunes accepte cette ouverture vers la famille. Ce qui est très difficile. Ce que la pratique m’a enseigné, c’est que la famille, quand elle est encore mobilisable, va donner le ton à l’enfant, en disant: «Vas-y, ton éducateur, cette équipe, tu peux lui faire confiance.» S’il n’y a pas ce signal de la part de la famille, le jeune cherchera à déconstruire le cadre institutionnel. Il faut faire ce travail avant d’entamer l’accompagnement du jeune. Ce n’est possible que si on a beaucoup d’humilité par rapport à la famille. Si on vient avec une étiquette de spécialiste, la famille se sentira un peu désavouée, disqualifiée…
AÉ: À propos de l’enseignement, on sait que l’école joue un rôle non négligeable en termes de socialisation. Selon vous, est-ce le premier lieu à investir en termes de prévention notamment pour ces jeunes dits en «situation complexe»?
LT: C’est fondamental. L’école doit jouer un rôle en termes de prévention et de détection en ce qui concerne la santé mentale en général. Il est évident que, quand les choses ne vont pas bien au niveau privé, cela se ressent souvent à l’école. Rares sont les jeunes en «situation complexe» qui restent scolarisés. En tant que lieu de vie principal des enfants et des jeunes, l’école peut jouer un rôle préventif, en étant un lieu où le jeune peut s’exprimer, déposer, être entendu. Pour cela, il faut donner à l’école les moyens de jouer ce rôle-là. Souvent, face à ces situations, les enseignants sont démunis, trop peu armés et bien seuls. C’est dans cette optique que le CRéSaM travaille à l’élaboration de modules de sensibilisation destinés au personnel scolaire afin de l’outiller.
Un trou de dix ans
Véronique Delvenne est pédopsychiatre et responsable de la chaire de «Psychiatrie de transition» de l’ULB, l’un des partenaires du projet «JAVA». En pédopsychiatrie, elle a l’habitude de travailler régulièrement et en permanence avec le champ intersectoriel. Mais, dans ce domaine comme dans d’autres, le passage à la majorité se révèle problématique. «Très souvent, les psychiatres adultes fonctionnent avec des critères de prise en charge qui ne prennent pas en compte ni la famille ni le monde intersectoriel parce qu’ils travaillent avec l’individu pris isolément. Ce qui pose énormément de problèmes pour ces jeunes qui, bien que majeurs, sont encore à l’école et en général chez leurs parents. Or, travailler sans les parents, sans la famille, sans l’école, sans le milieu d’insertion est problématique, à tel point que cela peut créer un trou de prise en charge qui est parfois de l’ordre de dix ans!» Avec comme conséquence, selon la pédopsychiatre, un accroissement des psychopathologies, notamment dans le champ des problématiques addictives. «Les jeunes que je rencontre n’ont pas tous eu une situation complexe. Mais une transition qui se passe mal, a fortiori, chez ceux qui ont des événements de vie lourds dans leurs antécédents, c’est risquer la rupture, et la rupture signifie l’accroissement de l’isolement, de la désinsertion, de la fragilisation financière et environnementale, et par conséquent l’augmentation des troubles anxieux, dépressifs, des tentatives de suicide, des autoagressions, et aussi bien sûr l’augmentation des problématiques toxiques», constate-t-elle.
L’appel à projets «Les ‘JAVA’, des jeunes à la croisée des chemins» s’inscrit dans le cadre d’une recherche-action menée par le CRéSaM, en vue d’identifier des pistes de travail et de soutenir des initiatives qui visent l’amélioration de la transition vers l’âge adulte pour les jeunes en «situation complexe». La recherche-action sera suivie d’une valorisation des enseignements destinée à jouer un rôle de levier, tant pour les professionnels de tous les secteurs impliqués que pour les jeunes eux-mêmes et pour les politiques. Toutes les candidatures doivent parvenir au CRéSaM pour le mardi 10 mai à minuit au plus tard.
Les formulaires de candidature doivent être envoyés directement par courrier électronique à l’adresse suivante: l.tilkens@cresam.be.