Dans Le sacrifice des paysans, Pierre Bitoun montre, avec Yves Dupont, comment depuis des décennies, en France comme ailleurs, le productivisme s’est étendu à l’ensemble des activités humaines. Le sociologue était l’invité du festival Nourir Liège qui prévoit encore des évènements jusqu’au 25 mars sur la question de la transition agricole à Liège ou ailleurs.
Alter Échos : Vous analysez la disparition des paysans en France. Comment ce processus s’est-il enclenché ?
Pierre Bitoun : C’est surtout à partir de 1945 que les paysans, et les sociétés rurales dont ils constituaient le socle, ont commencé à être éliminés. Auparavant, ils « faisaient » encore, justement, « société » et cultivaient la terre tout en conservant une certaine autonomie, tant d’un point de vue technique, économique que social ou politique. A partir de l’après-guerre, ils ont été sommés de se transformer en agriculteurs, c’est-à-dire à « prendre le train du progrès », comme on disait alors. On les a incités, au nom de l’autosuffisance alimentaire nationale, puis de la vocation exportatrice de la France, à entrer dans la spirale du productivisme : investissement et endettement croissants, utilisation massive d’intrants chimiques, inscription dans l’économie de marché concurrentielle, etc. Ce processus, qui s’est accompagné d’un intense travail de classement et d’élimination (les « archaïques » condamnés à disparaître, les « traditionnels » susceptibles d’évoluer, les « novateurs » futurs chefs d’entreprise), s’est opéré en France comme partout. En l’espace de 70 ans, dans l’essentiel des pays développés, on a divisé par plus de dix le nombre de paysans – de plus d’un tiers de la population active française, par exemple, à aujourd’hui 2 ou 3% – et dans le monde, la division a également été vertigineuse : de 80% de la population active mondiale à 40% aujourd’hui.
Alter Échos : Il reste néanmoins des paysans qui refusent cette logique…
Pierre Bitoun : Bien sûr. Au fur et à mesure que s’est développé cette logique productiviste et industrialiste de l’agriculture, des formes de résistance sont apparues. En France, elles se surtout affirmées dans les années 1970-1980 et ont conduit, en 1987, à la création de la Confédération paysanne. Ces agriculteurs, dont une large fraction avait justement mis en œuvre ce « train du progrès », ont pris conscience des conséquences dramatiques qu’avait sur eux-mêmes, sur leur métier, sur la qualité des aliments, sur l’équilibre des écosystèmes ou du milieu rural, ce modèle productiviste. Et, tout en reprenant fièrement et intelligemment leur nom de paysans, ils ont, patiemment et résolument, inventé un nouveau modèle : l’agriculture paysanne. Celui-ci concerne le travail dans la ferme, le lien avec les consommateurs au travers des circuits courts, le respect de l’environnement naturel ou social, la refondation complète de la Politique agricole commune (PAC), la question du prix payé aux producteurs, le refus de la brevetabilité du vivant, etc. Bref, c’est un modèle de société diamétralement opposé à l’agriculture chimique et à la poursuite de l’industrialisation et ses ravages écologiques, sociaux ou humains. Mais il ne faut pas rêver non plus : si ce nouveau modèle existe, s’il se développe un peu partout dans le monde, notamment au travers du mouvement Via Campesina, il ne concerne hélas qu’une fraction limitée des paysans et les pouvoirs, politiques et financiers, ne sont surtout pas prêts à le soutenir ! Ils préfèrent promouvoir les profits des multinationales, les fermes-usines, quels qu’en soient les dégâts…
Alter Échos : Vous utilisez par rapport au sort des paysans le terme d’ «ethnocide », à savoir l’élimination de cette culture. C’est un mot assez fort…
Pierre Bitoun : Oui. Nous l’utilisons pour deux raisons. La première, c’est qu’on a pendant des siècles et très majoritairement considéré les paysans comme des Indiens de l’intérieur, des « sauvages » qu’il fallait convertir de gré ou de force, à la modernité. La seconde, c’est que, comme de très nombreux territoires de la Terre, la France rurale et paysanne conservait encore, au début des années 1970, une grande diversité de langues et de dialectes, d’architectures, de paysages, de cultures, d’élevage, d’outillage et de techniques favorisant différentes formes de production, de coopération et d’échange entre paysans. Elle constituait donc encore un « monde » – des « mondes » – qu’une importante fraction de ses habitants entendait conserver et l’on peut donc dire que le profond remodelage qu’elle a connu s’est apparenté à un ethnocide si l’on entend par là la dévalorisation et l’empêchement systématique de la plupart des pratiques politiques, économiques, sociales et culturelles de leurs habitants. Dès l’immédiat après-guerre, par exemple, on n’a pas seulement fait miroiter aux paysans tous les bienfaits qu’ils allaient tirer du « Progrès », on a aussi martelé qu’il fallait inoculer à tous ces « traditionnels », tous ces « routiniers », en un mot tous ces « ploucs », le « microbe modernisation » ! De très nombreux économistes ou techniciens, de très nombreuses institutions d’État ou firmes privées d’amont et d’aval ont concouru à ce travail de stigmatisation, de disqualification des anciennes pratiques ou visions du monde. Mais il faut aussi souligner qu’une partie des paysans – ceux qui, pour l’essentiel, se reconnaissaient dans les choix de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) –, y a participé. Ils ont été complices de ce mouvement pour de multiples raisons : les unes compréhensibles et nobles (nourrir l’humanité, se libérer par la machine du labeur et de la dureté de la condition paysanne, devenir un citoyen comme les autres, etc.), les autres beaucoup moins comme, par exemple, la volonté de s’agrandir et de s’enrichir aux dépens des autres, des éliminés…
Alter Échos : Que ce soit au niveau européen ou national, il n’y a pas un projet politique qui vient répondre aux constats que vous posez et à la résistance portée par les paysans…
Pierre Bitoun : Il y a une chape de plomb qui pèse sur la question de la disparition des paysans et des sociétés rurales. Même si l’idole du Progrès est aujourd’hui écornée, elle demeure pour la majorité des populations un impératif : soyons toujours plus modernes, quoi qu’il en coûte, le disparu ou à disparaître relevant généralement de la « nostalgie » ou de « l’inévitable rançon du Progrès » ! De même, il y a une évidente domination de l’agriculture productiviste, même si on en connaît tous les dégâts esthétiques, écologiques, sociaux, humains et que l’on sait très bien qu’ils vont aller en s’accélérant. Ainsi continue-t-on, moyennant quelques aménagements ou amortisseurs, dans la même politique. Les aides agricoles vont toujours massivement à l’agriculture industrielle. On ne favorise pas suffisamment, loin de là !, les alternatives qui se dessinent : l’agriculture bio, l’agro-écologie, l’agriculture paysanne, dont on sait pourtant aujourd’hui parfaitement qu’elles pourraient tout à fait nourrir l’humanité, sans épuiser les sols, éliminer les hommes ou mettre en danger la planète. Pour qu’on en vienne à soutenir vraiment ces alternatives, il faudrait en fait que s’opère une véritable révolution des mentalités couplée à une transformation de fond en comble de nos institutions politiques, financières, techniques, économiques, sociales, et ce du supranational au local. Or, malgré quelques signes encourageants tels que la montée d’un courant altermondialiste ou les efforts de certaines collectivités territoriales, on est encore loin, très loin du compte ! Ce qui se dessine donc, dans l’agriculture comme dans bien d’autres secteurs d’ailleurs, c’est ce que j’appellerai une « cohabitation schizophrénique ». D’un côté, vous avez des agriculteurs productivistes, dont une partie construit des fermes-usines avec de très gros soutiens financiers, et une autre partie, constamment en « crise », qui subit des revenus négatifs et se fait éliminer au nom du tri des plus performants. Performants signifiant aujourd’hui accepter la robotisation, la numérisation du travail, le recours aux biotechnologies. Et de l’autre côté, vous avez une minorité de paysans, soutenus par des consommateurs solidaires, qui ont rompu avec le productivisme, réactualisent des valeurs pré ou anticapitalistes et mettent donc en œuvre les différentes déclinaisons du modèle de l’agriculture paysanne. En vivant généralement bien mieux que les agriculteurs productivistes mais aussi en faisant face à toutes sortes de difficultés : le manque de soutiens publics, la multiplication de normes bureaucratiques, dites environnementales ou sanitaires, qui en empêche plus d’un de travailler, la raréfaction des terres agricoles qui ne cesse de s’aggraver.
Qui osera être agriculteur demain ?
Chaque jour en Belgique, une ferme et trois agriculteurs disparaissent. 55 % des agriculteurs seront pensionnés dans 10 ans. Ils étaient 113.000 en 1980, puis 37.260 en 2013.
Qui va assurer la relève et nous nourrir ? Des candidats existent. Des jeunes sont prêts à relever le défi. Mais les obstacles ne manquent pas : la nécessaire formation (Lire : La petite formation dans la prairie), l’accès à la terre (lire : Le bail à la ferme, la location éternelle) et aux aides (dont la PAC, lire : Quand l’Europe met les agriculteurs sur la paille), la santé et la pénibilité liée au travail (Lire : Le burn-out est dans le pré; Pesticides : les agriculteurs face au risque), et bien sûr les normes et leur ballet de contrôles (Lire : Le poids des normes, le choc des phytos), qu’on soit éleveur de porcs bio ou non (Lire : Tout est bon dans le cochon, sauf son prix).
Trop c’est trop ? De quoi laisser le champ libre pour les agro-industriels et faire frémir la moustache de José (lire son interview ) ?
Non. Des initiatives positives comme les ceintures alimentaires à Liège (lire : Cordon alimentaire à Liège), ou la diversification agricole (lire : L’agriculture, un métier multicasquette) sont abordées dans ce dossier spécial «Agriculture» que nous vous proposons de redécouvrir. Plus de 30 pages à visiter les paysans d’aujourd’hui et de demain. 30 pages dans le champ des possibles.
En savoir +
Le sacrifice des paysans – Une catastrophe sociale et anthropologique, par Pierre Bitoun et Yves Dupont, Ed. L’Echappée.