Pendant un an, Marie-Claude Chainaye, coordinatrice de projets au Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, a rencontré des familles monoparentales précarisées à Bruxelles et en Wallonie. Au total, trois cents pages d’interviews qui révèlent beaucoup d’épreuves mais aussi un farouche désir de « sortir la tête de l’eau ».
Alter Échos : Quel était votre objectif en menant cette enquête ?
Marie-Claude Chainaye : Le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté veut avant tout proposer des solutions structurelles pour éradiquer la pauvreté. Ce n’est pas la famille monoparentale qui est un problème en soi, mais bien le fait qu’elle cumule toute une série de handicaps qui aboutissent à la pauvreté. Nous avons rencontré 24 mères et un père. L’enquête montre un appauvrissement matériel évident mais aussi immatériel lié à l’isolement et à la difficulté de faire face, seul, à la parentalité.
AÉ : Quel est le facteur principal qui provoque cet appauvrissement ?
MC : L’absence d’emploi. Les femmes qui s’en sortent le mieux sont celles qui avaient un emploi avant ou au moment de la séparation. Mais cela ne résout pas tout. Une mère m’expliquait la difficulté que représente pour elle le fait de travailler pendant les mois de vacances en laissant sa fille seule chez elle. Celles qui suivent une formation pour accéder à un emploi sont confrontées au problème de la garde d’enfants. Structurellement, il n’y a pas assez de places de garderies et il n’est pas évident de toujours devoir demander de l’aide aux autres parents.
AÉ : Vous soulignez l’isolement de ces mères et le poids du regard des autres.
MC : Ce regard dépréciatif passe souvent par l’école. Je pense au cas d’une maman qui gérait une crèche. Elle devait être présente tôt le matin pour accueillir les enfants des autres. Elle a dû apprendre à sa fille à se rendre seule à l’école. La direction de cette école le lui a reproché. Beaucoup de mères culpabilisent. Elles mettent la barre très haut dans les exigences qu’elles s’imposent. Plus que dans une famille ordinaire car il y a toujours chez elles la peur que l’enfant ne leur reproche un abandon. Les femmes monoparentales se retrouvent très seules face aux décisions à prendre. Dans les premiers mois de la rupture, outre les difficultés psychologiques liées à celle-ci, la crainte de ne pas s’en sortir stresse énormément.
AÉ : Les conditions dans lesquelles se passe la rupture sont déterminantes ?
MC : Oui. Celles qui s’en sortent le mieux sont celles qui ont pris la décision de se séparer de leur compagnon. Elles ont pu se préparer psychologiquement. Mais quand on subit la séparation, c’est très difficile. On perd l’estime de soi. On est d’une fragilité terrible, mais en même temps il faut faire bonne figure pour les enfants. Il faut un vrai soutien à la parentalité à ce moment-là. Certaines m’ont avoué avoir eu besoin d’une béquille pour tenir le coup, comme un verre d’alcool le soir. Deux des mères que j’ai rencontrées ont fait une tentative de suicide.
AÉ : Comment peut s’opérer ce soutien au moment de la rupture ?
MC : Beaucoup de femmes nous ont dit avoir eu de la difficulté à trouver la bonne information au bon moment. Lorsque la séparation survient, elles sont en plein désarroi. Elles ont l’impression d’avoir une montagne de difficultés devant elles et ne se sont pas dans une situation où on a le temps de chercher de l’information pratique sur internet ou en discutant avec des amies. Quand on fait une recherche sur le net, on ne trouve d’ailleurs pas facilement des sites adéquats. Une information accessible et centralisée est une piste à creuser.
AÉ : Faut-il une politique sociale spécifique à l’égard des familles monoparentales ?
MC : Je n’en suis pas certaine. Il faut pouvoir répondre aux difficultés qu’elles rencontrent comme l’accès à l’emploi, les problèmes de mobilité, les garderies d’enfants. Il faut privilégier les lieux de rencontres comme La Maison ouverte à Marchienne-au-Pont où des femmes peuvent laisser leurs enfants un moment et se retrouver entre elles pour souffler un peu. Une mère m’a raconté que cela lui avait permis d’apprendre à jouer avec son enfant.
La question du logement est aussi très importante. Lors de la séparation, deux mères ont été accueillies par des amis. Cela a été une très bonne expérience car elles ne se sont pas retrouvées seules au moment le plus difficile. Mais c’est une expérience qui rencontre les limites d’un accueil généreux et provisoire. L’une d’elles a voulu ensuite privilégier la présence d’une colocataire dans sa maison, consciente que cela ferait du bien à sa fille et que cela casserait un peu la bulle mère-enfant. Mais il lui a fallu trouver des colocataires qui ne devaient pas se domicilier chez elle, comme des étudiants. La non-individualisation des droits sociaux rend toute formule de partage de l’habitat difficile. Pourtant, une maison qu’on partage à trois est financièrement plus intéressante que de vivre dans un appartement seul.
AÉ : On refait difficilement sa vie affective quand on est un parent seul avec des enfants ?
MC : Dans ma recherche, je constate que ces 24 femmes et cet homme n’ont pas refondé de foyer. Les femmes me disent qu’elles sont en désir de relation et de soutien de la part d’un compagnon mais beaucoup ne sont pas prêtes non plus à se remettre en ménage après ce qu’elles ont vécu. Certaines disent être fières de l’autonomie qu’elles ont acquise en prenant en charge une partie de la gestion de la famille qui était celle du compagnon. D’une manière générale, les statistiques montrent que les hommes se remettent plus facilement en couple après une séparation et que les femmes restent seules.
AÉ : Comment se traduisent les initiatives prises par le législateur en matière de garde alternée ou de paiement des pensions alimentaires via le Secal ?
MC : Beaucoup ont découvert très tardivement l’existence du Service des créances alimentaires. Dans un premier temps, pour ne pas compromettre la relation entre l’enfant et son père, certaines ne font aucune démarche. Puis finissent par solliciter le Secal parce qu’elles ne s’en sortent plus financièrement. Ce qui est injuste, c’est que ce sont les femmes qui doivent faire toutes les démarches. C’est usant et plusieurs m’ont dit à quel point cela les empêchait de tourner définitivement la page. Les accords à l’amiable, la garde alternée sont moins le fait des familles les plus précarisées. La garde alternée peut permettre pour certaines une ouverture sur le monde extérieur mais pour d’autres, c’est une souffrance de devoir rester en contact avec l’ex-conjoint.
AÉ : Quel bilan tirez-vous de ces heures d’entretien passées avec des familles monoparentales ?
MC : Je suis dans le social depuis longtemps et donc les situations financières difficiles, la galère au jour le jour, je connais. Ce qui m’a le plus marquée, c’est l’isolement des mères, la tension et le stress permanent dans lesquels elles vivent. Beaucoup de femmes se sont effondrées lors de l’entretien mais elles m’ont dit aussi que parler leur avait fait du bien car cela reste difficile même avec des amis. Ce sont des battantes mais aussi des femmes épuisées par le souci de devoir garder la tête hors de l’eau.
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