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Regard critique · Justice sociale

Culture

La culture au centre

Malgré les obstacles administratifs, financiers, géographiques et de mobilité, les centres culturels rivalisent d’imagination pour assurer au maximum l’accès à la culture pour tous. Mais ils réclament du soutien…

(c) Teresa Sdralevich

C’est ce qui s’appelle se refaire une beauté. Dehors, des ouvriers finalisent la rénovation de la voirie et du trottoir. Dedans, des techniciens de surface lustrent les espaces de transition tandis que deux régisseurs règlent la luminosité de la scène où figure déjà un micro sur pied au milieu d’un décor rouge façon cabaret. Entre deux pauses au soleil pour taper une clope ou faire la causette avec des passants, les employés du centre culturel La Vénerie, à Watermael, enchaînent mini-réunions et derniers réglages administratifs. La nouvelle saison va commencer. Dans le hall d’entrée de l’espace Paul Delvaux, une pancarte est en tout cas déjà bien à sa place. Elle annonce la couleur: «Prix libre et conscient pour le cinéma et les spectacles». «On a développé ce concept parce que l’on voyait que certaines familles ne pouvaient pas venir au complet, incapables de payer tous les billets.» Virginie Cordier dirige La Vénerie depuis 2017. Pour la deuxième saison consécutive, son centre culturel propose un système de prix différents – plume, suggéré ou solidaire – pour détendre au maximum le spectateur sur la question de l’accès financier. «C’était un vrai pari pour notre budget global, mais notre billetterie a explosé, se réjouit-elle. Désormais, grâce aussi au bon travail effectué, des familles reviennent ensemble au spectacle.»

Désacraliser et analyser le territoire

Depuis 2013, les 119 centres culturels reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) sont liés à un décret subsidiant qui définit leurs missions de réflexion, de mobilisation et d’action culturelle. L’un de leurs objectifs principaux consiste à garantir pour chacun une démocratisation et donc un accès à la culture. «Toute une partie du public, notamment précarisée, fait face à une frontière psychologique qui l’empêche de passer la porte d’un centre culturel parce qu’il ne s’y sent pas légitime, déplore Virginie Cordier. Il faut continuer à désacraliser certaines idées reçues. Tout le monde peut être touché par n’importe quel type d’art: l’émotion est commune parce qu’elle est belle.» Pour casser ces barrières, La Vénerie mobilise et inclut les citoyens dans des comités de sélection, les invite à l’opéra, se déploie dans les écoles et délocalise ses événements dans les quartiers. «Proposer des spectacles hors des murs permet d’établir des relations de confiance avant d’espérer voir ces gens venir dans nos espaces.» C’est exactement le rêve que poursuit le centre culturel de Soumagne depuis 2021 avec sa Caravane des sons, qu’il gare toute l’année dans les cours de récré des écoles de l’entité pour y proposer spectacles, ateliers podcasts, lectures et concerts. «On sent que l’on touche enfin un public plus large, sourit l’animatrice Clémentine Marlier. D’autant que les enfants concernés incitent plus facilement leurs parents à assister à d’autres événements du centre par la suite.»

Depuis 2013, les 119 centres culturels reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) sont liés à un décret subsidiant qui définit leurs missions de réflexion, de mobilisation et d’action culturelle. L’un de leurs objectifs principaux consiste à garantir pour chacun une démocratisation et donc un accès à la culture.

Face à la difficulté d’entrer directement en contact avec une population démunie, les centres culturels développent par ailleurs des partenariats. Avec Article 27, qui réduit drastiquement le prix des billets pour certains bénéficiaires, des asbl, des CPAS ou encore des maisons de jeunes qui côtoient plus régulièrement ce public, avec lequel ils établissent des relations de confiance. Cette intermédiation contribue à faire connaître aux acteurs culturels les aspirations, intérêts et craintes de la population locale. Parce que ce qui se joue à Anderlecht n’a pas forcément cours à Eupen. Cette «mission d’analyse partagée du territoire» fait de toute façon partie des tâches des centres culturels pour construire leur projet culturel et planifier leurs activités. «Depuis plusieurs années, nous constatons un véritable mal-être de la jeunesse locale, explique ainsi Bruno Hilgers, directeur du centre culturel des Roches, à Rochefort. Nous avons donc axé notre travail sur la précarité à travers un festival, ‘On n’est pas tout seul’, et nous avons aussi remporté un appel à projets de la Loterie nationale qui nous permet en 2024 de proposer la gratuité aux -18 ans, tout en boostant les actions à leur destination.» Une belle façon, aussi, de réagir au constat de la désertion du centre par le jeune public depuis le Covid et les inondations ayant touché la région.

Les barrières rurales

Petit point technique. Pour être reconnus, tous les centres culturels signent un contrat programme et sont avant tout régis par l’Action culturelle générale. Selon le décret de 2013, ils obtiennent un financement de base de 130.000 € de la part de la FWB et un autre identique (mais valorisable via le prêt de locaux ou la mise à disposition de personnel) des pouvoirs locaux. Depuis 2019, alors que l’enveloppe de la FWB dédiée à la culture est passée de 655,6 millions à 868,8 millions d’euros, les centres culturels ont vu leurs allocations augmenter de 61%. Dans un récent rapport publié en juin, Belfius démontre que la culture, les loisirs et le culte concentrent le deuxième plus gros investissement communal en Wallonie (19%) derrière les voiries (32%). Suffisant pour sabrer le champagne? Pas partout. Certaines reconnaissances supplémentaires offrent en effet des subsides plus élevés pour développer entre autres des actions spécialisées, intensifiées ou en coopération. Beaucoup de centres implantés en milieu rural souffrent toutefois de leur éloignement de Bruxelles, de la faible densité de population, d’un manque de gros opérateurs ou encore de l’absence de personnalités politiques influentes et passent à côté du pactole. En 2023, 43% des subventions culturelles en FWB ont arrosé Bruxelles, seulement 3% la Province de Luxembourg.

Selon le décret de 2013, ils obtiennent un financement de base de 130.000 € de la part de la FWB et un autre identique (mais valorisable via le prêt de locaux ou la mise à disposition de personnel) des pouvoirs locaux. Depuis 2019, alors que l’enveloppe de la FWB dédiée à la culture est passée de 655,6 millions à 868,8 millions d’euros, les centres culturels ont vu leurs allocations augmenter de 61%.

En plus de ce handicap pécuniaire, certains espaces doivent aussi composer avec leur contexte démographique et géographique. En Gaume, le centre culturel de Rossignol couvre par exemple les communes de Tintigny, Meix-devant-Virton et Étalle, soit une population d’environ 15.000 personnes réparties sur une vingtaine de patelins parfois éloignés de 23 kilomètres. «Cet immense territoire est impossible à parcourir en transport en commun, la voiture est donc indispensable», souffle le directeur Bernard Mottet, en chassant une guêpe avec son bras droit tatoué en hommage à Corto Maltese. Le centre culturel luxembourgeois subit aussi les conséquences d’une densité de population moyenne moins élevée qu’ailleurs dans le royaume. «Il n’y a pas une seule école secondaire dans les trois communes. On a beau proposer des animations scolaires aux enfants de primaire, on les perd quand ils atteignent 12 ans, d’autant qu’en milieu rural, on ne peut pas non plus compter sur un réseau de partenaires infini, mis à part quelques bibliothèques locales.»

Le manque de moyens et d’infrastructures a heureusement cet avantage de contraindre les acteurs culturels à plus de créativité. Que ce soit pour rendre la culture accessible – le centre culturel de Braine-l’Alleud dispose d’ambassadeurs bénévoles qui convoient et accompagnent des personnes non motorisées aux spectacles – mais aussi pour assurer une participation active des citoyens à la culture. À Rossignol, Bernard Mottet compte beaucoup sur le théâtre. «Nous permettons à plusieurs troupes amateures de se produire dans des conditions de professionnels, d’élargir leurs perspectives artistiques en bénéficiant d’un régisseur qui gère lumière et son, etc., avance le directeur. Quand on a commencé à faire cela il y a 15 ans, beaucoup ont dit que l’on amochait la Culture avec un grand ‘C’. Mais ce n’est certainement pas à un directeur et à son équipe de décider seuls de ce qui est bon pour la population. Nous, on est persuadé que les gens s’impliquent plus s’ils se chargent eux-mêmes de la création, du message à faire passer et de l’interprétation. Et rien ne me satisfait plus que de voir leur fierté de faire ces choses.»

Moins d’administratif

En mars dernier, le texte du décret de 2013 a subi quelques petits ajustements, avec notamment l’apparition d’une réunion de concertation, soit une plateforme de dialogue et de négociation entre les signataires du contrat-programme, ou encore l’ouverture au concept de direction à deux têtes via deux mi-temps. À Rochefort, cette méthode a en tout cas permis à Bruno Hilgers de se faire épauler par la future ex-directrice Carine Dechaux pendant plusieurs mois. «On entend beaucoup parler de burn-out et de changements au niveau des directions de centres culturels parce qu’il s’agit d’un travail de couteau suisse particulièrement complexe et difficile à exercer, lance le patron de la culture rochefortoise. Grâce à ce partage des tâches, j’ai pu vivre les projets de l’intérieur, m’habituer au jargon et aux modes de fonctionnement.» Autre modification notable: l’allongement du délai de remise des dossiers de reconduction ou de demande de contrat-programme. Une véritable bouffée d’oxygène que les acteurs espèrent voir étendue lors de la prochaine réévaluation du décret, envisagée d’ici à 2027. «Les procédures administratives restent très lourdes et énergivores, reconnaît Virginie Cordier, de La Vénerie. Tout le temps que l’on passe à justifier ce que l’on fait ou à trouver d’autres pistes de financement est perdu pour organiser des initiatives sur le terrain et donc faciliter l’accès à la culture.» La directrice watermaelienne cite en exemple la Fête des fleurs, un événement populaire et participatif qui implique des dizaines de bénévoles locaux autour d’un gros plateau et d’un village associatif… mais qui coûte 100.000 euros à organiser. «Sans refinancement et allègement de la paperasse, on sera contraint de revoir notre copie par rapport à ce genre de festivités…»

 

Emilien Hofman

Emilien Hofman

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