Dix-sept ans après son élaboration, le décret «Centres de jeunes» est enfin évalué. L’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse s’y attelle depuis deux ans. Financement du secteur, accueil des jeunes, participation sont quelques thèmes saillants d’une évaluation dont l’avenir est suspendu aux lèvres de Benoît Lutgen et consorts.
Plus personne n’y croyait vraiment. Mais aujourd’hui, c’est fait. Le décret (attention, il faut inspirer fort) «déterminant les conditions de reconnaissance et de subventionnement des maisons de jeunes, centres de rencontre et d’hébergement et centres d’information de jeunes et de leur fédération» a été évalué pour la première fois (on appellera ce texte le «décret Centre de jeunes»).
«Cette évaluation ne s’est pas autorisée à porter d’utopie.» Jean-Pierre Tondu, Fédération FOr’J
Ce texte avait été adopté le 30 juillet 2000. Autant dire il y a mille ans. Internet en était à ses balbutiements et Justin Bieber n’avait que 6 ans. Il devenait donc urgent de dépoussiérer ce texte qui cadre les missions et détermine les conditions d’agrément des maisons de jeunes, mais aussi des centres d’info jeunesse et des centres de rencontre et d’hébergement.
Depuis 2000, aucun ministre n’avait pu ou su lancer l’évaluation du texte alors que le prescrit légal exige qu’un tel exercice ait lieu tous les cinq ans. Evelyne Huytebroeck (Écolo) s’y était bien essayé. Mais des bisbilles avec le secteur au sujet de la méthodologie l’avaient empêchée d’aller plus loin. La ministre suivante, Isabelle Simonis (PS), a donc retenté le coup en 2015, en s’appuyant sur les centres de jeunes et leurs fédés. Depuis quelques semaines, l’évaluation est là. Elle est prête.
Une méthode participative
L’évaluation du décret Centres de jeunes, c’est l’affaire de l’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse (OEJAJ). L’institution a lancé le processus en 2015 en montant un comité de pilotage composé de représentants de l’administration, du cabinet de la ministre et des neuf fédérations concernées.
Des questionnaires ont été envoyés à tous les centres de jeunes qui ont joué le jeu à fond. Quelque 80% d’entre eux ont répondu. Des «focus groups» ont été mis sur pied pour plancher sur des thèmes précis, selon une méthode «participative». De nombreux thèmes ont été abordés, «afin d’évaluer si les réalités de terrain sont en adéquation avec le texte», comme l’explique Antoinette Corongiu, directrice de la Fédération des maisons de jeunes (FMJ).
Les discussions étaient menées dans un cadre assez clair: «Il existait un consensus pour ne pas mettre en question les finalités mêmes du décret (émancipation des jeunes, formation de citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires) ni son architecture», nous informe Anne-Marie Dieu, la directrice de l’OEJAJ. Un parti pris qu’ont regretté certaines voix minoritaires du secteur. C’est le cas de Jean-Pierre Tondu, directeur de la Fédération FOr’J. «Cette évaluation ne s’est pas autorisée à porter d’utopie», lâche celui qui rêve d’une remise à plat des conditions d’agrément des maisons de jeunes, afin de les répartir de façon plus équitable sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
«C’est le décret lui-même et ses modalités d’application qui créent un sous-financement structurel.», Antoinette Corongiu, directrice de la FMJ
La grande majorité des fédérations a choisi le pragmatisme afin d’éviter des grands-messes à l’issue incertaine. «La plupart ne souhaitaient pas aller plus loin car ils sortaient des travaux relatifs au Plan Jeunesse», rappelle Anne-Marie Dieu en faisant référence à ces années de concertation lancées par Evelyne Huytebroeck, la précédente ministre, qui n’aboutirent à rien.
Ces travaux n’avaient pas pour but d’élaborer des recommandations politiques. Du moins pas dans un premier temps. L’objectif poursuivi était que l’OEJAJ mette en évidence certaines incongruités du texte, des enjeux saillants, des anachronismes et des tensions générées par le décret de 2000 et son interprétation. L’Observatoire n’avait pas pour mission de s’engager dans l’évaluation précise des besoins de financement du secteur, même si le thème s’est vite révélé incontournable.
Une situation financière scandaleuse
«L’un des enjeux essentiels selon nous pour le secteur jeunesse, au regard de l’évaluation du décret, c’est celui du refinancement du secteur, s’exclame Antonietta Corongiu. La situation actuelle est proprement scandaleuse. On est en train de se planter royalement, surtout lorsqu’on voit la charge administrative qui pèse sur les équipes de maisons de jeunes.»
Pour la directrice de la Fédération des maisons de jeunes (FMJ), le ver était dans le fruit en 2000, «car c’est le décret lui-même et ses modalités d’application qui créent un sous-financement structurel». L’ensemble du secteur dénonce à l’unisson la faiblesse du forfait de fonctionnement et le manque de soutien à l’emploi. «Notre revendication est d’atteindre des forfaits de fonctionnements équivalents à ceux des services d’aide en milieu ouvert dans l’aide à la jeunesse ou tout simplement à ceux des organisations de jeunesse», précise Marie-Pierre Van Dooren, directrice de la Fédération Infor Jeunes Wallonie.
Finances: OJ vs CJ
Centres de jeunes et organisations de jeunesse sont les deux «sous-secteurs» gérés par la ministre de la Jeunesse. Chacun a son propre décret. Et les deux «sous-secteurs» se tirent la bourre. Les centres de jeunes estiment généralement être lésés par rapport aux organisations de jeunesse et réclament une réévaluation de leurs subventions. Et les différences de financement existent bien. Elles sont justifiées, selon l’administration, par le fait que le travail des 210 centres de jeunes a une portée locale alors que celui des 100 organisations de jeunesse est plus vaste (il doit couvrir au moins trois «zones» en Belgique francophone, sachant qu’une zone est une province ou la région de Bruxelles-Capitale).
Chaque centre de jeunes ou organisation de jeunesse reçoit une subvention de 48.444 euros pour le premier emploi. À côté, les organisations de jeunesse reçoivent un «forfait» de fonctionnement, très souvent critiqué par les centres de jeunes. Pour une maison de jeunes (MJ) qui débute, il est de 14.076,22 euros contre 32.292,80 euros pour une OJ. Au fil de leur histoire, ces structures prennent de l’ampleur, multiplient leurs activités et peuvent donc prétendre à des «sauts de classe» permettant d’obtenir des forfaits plus importants. Il n’existe que trois «classes» pour les CJ permettant d’obtenir à chaque fois 2.679,67 euros alors qu’il existe pour les OJ (dont la taille est souvent importante comparativement aux CJ) 30 montées de classe. À chaque montée de classe, l’OJ recevra 12.097,60 euros supplémentaires. De plus, notons que chaque OJ est censée recevoir l’appui d’un «détaché pédagogique» dont l’emploi est financé par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Enfin, la plupart de ces associations étoffent leurs équipes grâce à d’autres soutiens financiers, surtout régionaux (comme les points APE en Région wallonne par exemple).
La ministre Simonis a tout de même renforcé financièrement le sous-secteur depuis 2014 (en 2017, 55 centres de jeunes ont vu leur subventionnement augmenter. Depuis le début de la législature, le secteur «centres de jeunes» a bénéficié de 2,4 millions de financements supplémentaires). Pour les centres de jeunes, cet effort louable de la ministre ne saurait compenser à lui seul les années de retard pris à cause du décret lui-même. Les fédérations de centres de jeunes demandent à tout le moins une application pleine et entière du décret. Pierre Evrard, directeur de la Fédération des centres de jeunes en milieu populaire, affirme que «le décret est financé à moins de 50% de ce qu’il devrait être». Cette assertion fait référence aux articles «44-F» et «44-G» du décret. Deux articles qui prévoient «le cas échéant» une subvention pour un permanent supplémentaire dans chaque centre de jeunes. Le «cas échéant» ne s’étant jamais vraiment présenté jusqu’à présent. Cependant, notons qu’Isabelle Simonis envisageait de débloquer des budgets en ce sens.
Même si la mission de l’OEJAJ n’était pas d’entrer dans le détail des finances du secteur, ce cri du cœur des centres de jeunes apparaît bien dans l’évaluation finale où la nécessité d’un «financement plus pérenne» est mentionnée. L’Observatoire pense à une série de financements comme ceux sur les infrastructures qu’il faudrait «consolider» en les incluant dans le décret, forme juridique plus solide que leurs circulaires d’aujourd’hui. Quant au fameux article 44-F, là aussi l’Observatoire, par la voix d’Anne-Marie Dieu, estime qu’il s’agit «d’une piste à soutenir».
L’accueil à réinventer
Les «MJ» doivent accueillir des jeunes de 12 à 26 ans dans un local ouvert quasi quotidiennement. C’est la règle. Cette règle est de plus en plus malmenée par la réalité. C’est pourquoi la problématique de l’accueil figure en bonne place dans l’évaluation de l’OEJAJ. «Dans certaines maisons de jeunes, les jeunes ne franchissent plus les portes pour venir à l’accueil, explique Anne-Marie Dieu. Ce sont les travailleurs de maisons de jeunes qui vont les chercher par du travail de rue, par de l’activité sur les réseaux sociaux.» C’est que l’accueil conçu comme une porte d’entrée sur la MJ a un peu de plomb dans l’aile. C’est l’analyse de Jean-Pierre Tondu: «Aujourd’hui, certaines MJ excellent tellement dans leurs activités que ce sont celles-ci qui deviennent la porte d’entrée et l’accueil prend parfois l’allure de buvette entre ces activités; le schéma s’est inversé.»
«Il faut encourager la participation maximale des jeunes à la gestion de leur centre de jeunes.» Anne-Marie Dieu, directrice de l’OEJAJ
Pour le directeur de FOr’J, il faut «revoir l’obligation d’accueil telle que formulée aujourd’hui. Il faut lui substituer une obligation de rencontrer le public sans que cela soit forcément entre les murs d’un local, car cela mobilise parfois un travailleur pour rien». Des constats que partage Anne-Marie Dieu, qui se saisit de l’analyse: «Oui, dans notre rapport d’évaluation, on peut lire en filigrane que la définition d’accueil devra être revue car elle n’est plus adaptée.»
Mais les défis de l’accueil sont nombreux. Dans certaines maisons de jeunes, la mixité garçons-filles est devenue plus compliquée. Faut-il autoriser des accueils uniquement pour filles, afin de les mettre en confiance, comme un préalable à la mixité?
En milieu rural, la mobilité rend presque impossible la fréquentation de l’accueil. Dans certaines MJ urbaines, l’accueil est capté par un groupe de jeunes qui, du coup, provoque l’évitement d’autres groupes. L’accueil est parfois un lieu de tension. «Un lieu de prise de pouvoir», ajoute Anne-Marie Dieu. Autant de difficultés lancinantes qui seront traitées dans le texte final de l’évaluation.
Vers une autre participation des jeunes
Le sujet qui tarabiscote les centres de jeunes depuis plusieurs années, c’est celui de la participation des jeunes à la gestion de leur MJ. Le décret oblige tous les centres à inclure un tiers de jeunes (moins de 26 ans) dans leurs instances décisionnaires, à commencer par les conseils d’administration. Ce qui n’est pas sans poser de difficultés. Car il est loin d’être évident de motiver des jeunes à se «taper» des réunions associatives où l’on évoquera de beaux projets, certes, mais aussi des comptes, des bilans, des profils d’embauche, etc.
Faute de candidats, il faut parfois que les MJ s’échinent à chercher des jeunes «prétextes» pour remplir leur quota. Des jeunes pas forcément très motivés ou, en tout cas, pas longtemps. Et lorsqu’ils le sont, ils atteignent souvent la limite d’âge et n’entrent plus dans le tiers estampillé «jeunes». Bref, cette obligation complique la vie des centres de jeunes.
Pourtant, la participation des jeunes figure au cœur du projet d’émancipation porté par le secteur. Du coup, les centres de jeunes sont tiraillés. Faut-il augmenter la tranche d’âge de participation «jeune» au CA, par exemple jusqu’à 30 ans? Faut-il exempter les MJ de cette obligation pour tout ce qui concerne la gestion financière des asbl ou leur gestion des ressources humaines, autant de sujets âpres, qui demandent des connaissances juridiques ou comptables? Une chose est sûre pour Anne-Marie Dieu, «il faut encourager la participation maximale des jeunes à la gestion de leur centre de jeune et tout faire pour éviter les sièges vides».
Les suites dans le brouillard
Les entités fédérées du sud du pays traversent une crise politique. Les dossiers que suivent les ministres trouvent parfois une issue favorable. Dans d’autres cas, ils sont figés. Celui de l’évaluation des décrets du secteur jeunesse se situe entre les deux. Le 12 juillet, Isabelle Simonis aura présenté ces évaluations au gouvernement.
Les partenaires de la ministre pourront découvrir les thèmes abordés par l’OEJAJ en compagnie des représentants du secteur. Refinancement, accueil, participation. Mais aussi la place de l’accompagnement individuel des jeunes dans des structures pensées pour le travail collectif; le concept flou de «citoyenneté» que doivent promouvoir les MJ; le statut ambigu des «plans quadriennaux» que doit remplir chaque centre de jeunes, tous les quatre ans. Non seulement ces plans vampirisent le temps de travail du personnel des associations, mais certaines fédérations s’interrogent sur le statut de ces documents: s’agit-il d’outils de contrôle, de programmation ou d’évaluation? Autant de questions ouvertes.
Car l’évaluation est censée n’être qu’un premier pas. Isabelle Simonis avait prévu d’enchaîner sa rentrée de septembre sur la présentation d’une note d’orientation afin de tracer les grandes lignes de modifications décrétales. Là, le dossier est gelé. Et c’est au prochain ministre qu’incombera cette tâche. Laissant tout un secteur dans l’expectative.
Réinventer les centres d’information jeunesse
Le décret sur les centres de jeunes recouvre trois catégories d’acteurs. Les maisons de jeunes, pour lesquelles il a été conçu, les centres d’hébergement et de rencontre ainsi que les centres d’information jeunesse. Concernant ces derniers, le décret nécessite un bon toilettage car il ne correspond plus vraiment à la réalité du terrain. C’est ce que nous explique Marie-Pierre Van Dooren, directrice de la Fédération Infor Jeunes Wallonie: «À l’ère d’internet, le métier de l’information jeunesse a évolué. Nos équipes font des permanences sur les réseaux sociaux ou dans des salons spécialisés. Mais à l’heure actuelle seul l’accueil physique, dans un local précis, est reconnu. De plus, nous produisons nous-mêmes beaucoup d’informations, ce travail n’est pas reconnu. Quant aux enjeux financiers, les centres d’information jeunesse souscrivent aux demandes des centres de jeunes. Nos frais de fonctionnement sont dérisoires. De plus, il devient urgent d’augmenter le nombre de permanents.» Autant de thèmes que l’on retrouve dans le rapport de l’OEJAJ.
En savoir plus
Alter Échos n° 440, «À Bruxelles, des jeunesses s’apprivoisent», Cédric Vallet, 14 mars 2017