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Regard critique · Justice sociale

Flashback

Centres fermés toujours ouverts

Il y a 25 ans, le premier centre fermé de Wallonie sortait de terre à Vottem, sur les hauteurs de Liège. C’est l’histoire d’une nouvelle politique migratoire entamée dans les années 70…

Augustin Dech 30-09-2024 Alter Échos n° 519

Rendez-vous 16 h, samedi 30 mars 2024, sur le parking de l’Aldi. Les nuages retiennent leur flotte tout en laissant passer quelques rares rayons. Difficile de faire plus belge que la commune d’Herstal sous un ciel gris. Quelques retraités se retrouvent joyeusement comme tous les samedis. France Arets, une ancienne prof d’histoire, sort une escabelle et un mégaphone de sa petite Twingo noire. La bande marche les 200 mètres qui les séparent du centre fermé de Vottem en plaisantant sur les dernières avancées du tram de Liège. Les hauts grillages surmontés de spirales de barbelés le long desquels ils s’installent ont fêté leurs 25 ans. Leur rendez-vous hebdomadaire aussi. France installe son escabelle et Didier Somzé, ancien enseignant lui aussi, la maintient pour éviter que sa camarade ne dérape. Le gueuloir serré entre les doigts, elle entame quelques slogans militants. La petite troupe suit son audace pendant quelques dizaines de secondes. Peut-être une minute. Par habitude ou par principe.

À 50 mètres de là, de l’autre côté de la frontière en treillis, quelques hommes sont sortis pour leur heure de promenade quotidienne. Ils sont là parce qu’ils ont reçu un ordre de quitter le territoire. Le temps d’expédier les derniers recours et autres résistances administratives, ils sont enfermés avant d’être embarqués hors du pays. France communique avec eux par hurlements interposés afin d’évoquer leurs derniers soucis médicaux, les prises de contact avec leur nouvel avocat ou le numéro d’aide mis en place par sa bande. Vottem, le premier centre fermé de Wallonie, est l’un des derniers jalons de l’histoire récente de la politique migratoire du Royaume. L’accouchement tumultueux d’un système d’expulsion en Belgique et en Europe. Il s’écrit en trois actes.

Acte I: la béquille administrative

Le 1er août 1974, le Conseil des ministres de M. Leo Tindemans (CVP, actuel CD&V) décrète l’arrêt de l’immigration-travail. C’est la crise économique. Le chômage explose. La concurrence entre les travailleurs belges et étrangers passe mal. Le Conseil sonne la fin des marées d’Italiens qui se salissent les mains au pied des terrils carolos, des Marocains qui garniront le cœur de Molenbeek et de Saint-Josse, de ceux à qui l’on doit Salvatore Adamo, Elio Di Rupo et autre Zakia Khattabi. Youri Lou Vertongen, politologue à l’Université Saint-Louis Bruxelles, explique qu’à partir de là, la Belgique change de logiciel migratoire: «Dans ce contexte, une des dernières portes d’entrée sur le territoire est la demande d’asile. Dans les années 80, il y en a de plus en plus.» Même si cela semble bien peu par rapport aux nombres qu’on a connus dans les années 2000, les demandes d’asile augmentent par soubresauts pour passer de plus de 2.500 en 1980 à près de 13.000 en 1990. Le contexte géopolitique de l’époque n’aide pas. La mort lente de la guerre froide provoque un grand nombre de conflits politiques à travers le globe. Le «réfugié politique» prend doucement la place de l’ouvrier étranger dans l’imaginaire collectif et au sein de l’administration belge.

«Dans ce contexte, une des dernières portes d’entrée sur le territoire est la demande d’asile. Dans les années 80, il y en a de plus en plus.» Youri Lou Vertongen, politologue à l’Université Saint-Louis Bruxelles, à propos de la situation migratoire après la fin de l’immigration-travail décrétée en 1974.

À la fin des années 80, la zone de transit de l’aéroport Bruxelles-National accueille ces réfugiés, nouveau type de nomades parmi le flot incessant des touristes et des hommes d’affaires. Sur les bancs de certaines zones d’attente, il n’est pas rare de les voir prendre leurs quartiers pour quelques jours, parfois quelques semaines. Ils se nourrissent dans les restaurants de la zone franche, si c’est nécessaire à la générosité du personnel. Ils obtiennent parfois le luxe d’un matelas, amené par l’un ou l’autre soutien, l’un ou l’autre concitoyen de leur nouvelle patrie internationale. Luc Walleyn, avocat en droit des étrangers actif dans les années 90, raconte: «Quand la demande d’asile n’était pas recevable, il y avait un recours et on attendait la réponse en zone de transit. Formellement on disait: ces gens ne sont pas en Belgique, ils sont à l’étranger.» La situation est récurrente en Belgique et dans d’autres pays européens. Le magistrat a plaidé pour l’un de ces demandeurs d’asile en devenir. Son client revendique le droit d’assister à son procès, mais il ne peut pas mettre un pied sur le territoire belge, au-delà de sa cellule aux allures de centre commercial. Le juge, lui, ne peut pas siéger à l’étranger. Il faut donc trouver une sorte d’«entre-deux», un espace-frontière purement artificiel sorti tout droit des tréfonds des règles de droit. Le tribunal jette alors son dévolu sur une petite pièce à la limite de la zone de transit, aménagée pour l’occasion. Quelques tables et quelques chaises pour accueillir un juge, un procureur, un greffier, les avocats et leur client.

«La petite chambre réservée aux réfugiés de Bruxelles-National ressemble à une serre.» La journaliste Nicole Brichet introduit son reportage pour un JT de la RTBF du 25 juin 1989. Elle filme les visages d’une bonne dizaine de jeunes hommes d’Afrique subsaharienne entassés dans une petite pièce. Quelques paillasses jonchent le sol. Les autorités ont commencé à aménager des petites salles de l’aéroport pour éviter l’envahissement de la zone de transit. La reporter éclaire le public de sa voix off: «Tous ceux-ci ont fait une demande d’asile. Si celle-ci est recevable, l’étape suivante sera sans doute le Petit-Château (première étape pour déposer son dossier d’asile, NDLR). Sinon, c’est le renvoi dans le pays d’origine ou ailleurs.» Un jeune homme témoigne depuis la chambre qu’il partage avec une cinquantaine de personnes lors d’un autre JT du 19 octobre 1989: «La police vient vous lever à 3 heures du matin pour faire l’appel. C’est tout comme en prison ça.» C’est ainsi qu’est né le premier centre: le 127. Pour pallier cette situation incertaine, un «espace d’attente» est construit à la hâte en bordure de piste. Quelques conteneurs pour laisser à l’administration le temps de statuer sur la recevabilité des demandes d’asile. Initialement, il s’agit d’une simple béquille pour l’Office des étrangers: il faut disposer des personnes le temps de savoir si oui ou non elles pourront entamer une procédure sur le territoire. L’existence même du centre n’est organisée par aucune loi et les conditions de détention sont précaires.

Acte II: la ligne Tobback

Il disait ce qu’il pensait et il faisait ce qu’il disait. C’est la réputation qu’a acquise Louis Tobback (Vooruit, ex-SP) durant sa longue carrière politique qui dure encore jusqu’à aujourd’hui. L’éternel bourgmestre de Louvain (1995 – 2018) était aussi ministre de l’Intérieur entre 1988 et 1994. Dans un français parfait, on l’entendait souvent déballer ses idées à la télévision francophone. Son ton assuré et parfois provocant lui a régulièrement valu d’être caricaturé en bouledogue. Ultrapopulaire en Flandre et dans son fief louvaniste, le socialiste flamand a institutionnalisé les centres fermés: «Si on ne reconnaît qu’une personne sur dix comme réfugié, je voudrais diminuer les neuf autres qui se présentent inutilement.» (11/01/1994 – RTBF.) Après le «dimanche noir» des élections de 1991, il fallait récupérer l’électorat flamand rattrapé par l’aspirateur Vlaams Blok. Leur donner des garanties. Pour garder notre sécurité sociale, les migrants illégitimes doivent être éloignés du territoire. En juin 1993, on voit l’importance de la montée des nationalistes par l’intermédiaire du journal Le Soir, qui relaie les propos de la Ligue des droits de l’homme affirmant «ne pas vouloir couvrir de reproches les responsables politiques: dans leur majorité ils sont foncièrement démocrates et pensent que leur politique à l’égard des réfugiés constitue un garde-fou contre l’extrême droite».

À la fin des années 80, la zone de transit de l’aéroport Bruxelles-National accueille ces réfugiés, nouveau type de nomades parmi le flot incessant des touristes et des hommes d’affaires. Sur les bancs de certaines zones d’attente, il n’est pas rare de les voir prendre leurs quartiers pour quelques jours, parfois quelques semaines.

Le ministre de l’Intérieur a donc inscrit le bricolage du centre 127 dans le marbre du Moniteur belge. Il a aussi élargi les fonctions des centres de détention administrative: en plus de tenir les «indésirables» à la frontière le temps du traitement de leur dossier, d’autres lieux peuvent accueillir des «illégaux» déjà sur le territoire le temps de préparer leur éloignement. Une loi en 91, une loi en 93 pour acter l’existence des centres; toujours pas de loi pour en détailler le fonctionnement. Les barbelés sortent de terre sur le territoire flamand: Merksplas en 93, dans les locaux d’une ancienne prison de la province d’Anvers, le 127bis en 94, à côté de l’aéroport, Bruges en 95, également dans une ancienne prison.

Très vite, quelques personnes essaient de résister à leur expulsion, aidées par des groupes de militants. Les tensions montent. Lors de leur premier trajet vers la navette de «retour», les futurs expulsés peuvent éviter leur avion par un simple refus. La deuxième fois, deux gendarmes sont de la partie. Les dispositifs de coercition augmentent ainsi au fur et à mesure des échecs de l’Office des étrangers. Parfois, des pilotes d’avion refusent de décoller avec une personne menottée et accompagnée par les forces de l’ordre. Parfois, des passagers font un scandale. Le ministère de l’Intérieur en fait petit à petit une affaire personnelle: les gendarmes sont poussés à réussir leurs expulsions coûte que coûte, certains éléments récalcitrants sont expressément visés par le ministre. Le 22 septembre 1998, l’explosion. Semira Adamu, une jeune Nigériane de 20 ans, meurt; étouffée avec un coussin lors de sa sixième tentative d’expulsion (quatre des cinq gendarmes chargés de son escorte seront déclarés responsables de sa mort par le tribunal correctionnel de Bruxelles). La jeune fille était déjà une figure médiatique et sa mort provoque un électrochoc dans l’opinion publique. Une foule dense est présente dehors et dans la cathédrale Saint-Michel pour ses funérailles. Des fleurs amenées de toute la Belgique parsèment la petite place bruxelloise. Une couronne a été envoyée par ses Majestés Albert et Paola. Quatre costards noirs portent le cercueil dans une église silencieuse pleine à craquer. La cérémonie est pluraliste; on y voit des représentants catholiques, musulmans, laïcs, juifs et protestants. Le nouveau ministre de l’Intérieur revenu à ce poste il y a six mois à peine, Louis Tobback, démissionne.

Acte III: pour ne pas s’habituer

«La politique reprend comme avant.» Martine Vandemeulebroucke, journaliste au Soir, rapporte les mots du nouveau ministre de l’Intérieur Luc Van den Bossche (socialiste flamand). Moins d’un mois après le décès de Semira Adamu, les expulsions doivent reprendre. Il y a eu pourtant plusieurs réactions du monde politique. La «technique du coussin» a été interdite, les gendarmes ont été poursuivis et condamnés, deux commissions consultatives ont été mises sur pied.

Avec l’électrochoc de Semira, les autorités ont pris un peu de temps avant de relancer pleinement la machine. En février 1999, les grillages flambant neufs et les 71 fonctionnaires du centre de Vottem n’attendaient que le feu vert des autorités compétentes pour accueillir leurs premiers clients. Luc Van de Bossche presse l’ouverture: les Wallons ont tant de choses à dire sur la question du droit d’asile, qu’ils assument. Cela a pris du temps: la plupart des communes wallonnes étaient réticentes à l’idée de construire un centre sur leur sol. Le 9 mars 1999, les deux premiers pensionnaires arrivent: un Moldave et un Ukrainien. «Ce dernier, qui est sur le territoire depuis deux ans et quatre mois, s’est tranché les veines au cours de son arrestation, après avoir compris que la convocation qu’on lui avait adressée pour ‘régularisation’ de son cas était un piège. Il a entamé une grève de la faim au finish», rapportait Le Soir.

Les barbelés sortent de terre sur le territoire flamand : Merksplas en 1993, dans les locaux d’une ancienne prison de la province d’Anvers, le 127bis en 94, à côté de l’aéroport, Bruges en 95, également dans une ancienne prison.

À Liège, en ce samedi de printemps humide, après une heure de discussions hurlées le long des grilles de Vottem, France, Didier et une partie du groupe s’engouffrent dans un café du coin. On sent le boulet liégeois et la soirée karaoké de la veille. Petit à petit, ces 25 dernières années, le groupe et les motivations ont changé. Certains sont partis, arrivés, d’autres même sont décédés: «Albert et Lucienne ne sont plus là», raconte Didier en humant sa tasse d’Oxo. 25 ans, ça use. «Les évasions, les suicides et les tentatives de suicide, les amis qui viennent soutenir un copain qui est enfermé, les libérations, les grèves de la faim.» France n’a loupé que deux ou trois samedis par an depuis février 99. Au fil du temps, la boule au ventre qui rythmait les premières manifs s’est desserrée. Les expulsions se suivent, les années se ressemblent et elle essaie de ne pas s’habituer.

Agence Alter

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