Il s’agit d’une discussion entamée «par hasard, dans le cadre d’une pause autour de la machine à café» lors d’une semaine d’étude consacrée à une tout autre thématique. Mais qui a pris des proportions assez impressionnantes… Deux structures – Smes-b et Transit – ont chapeauté pendant deux ans un travail consacré aux violences faites aux travailleurs sociaux. Trois ateliers, une table d’échange et un groupe de travail plus tard, ce chantier – qui aura mis en présence des représentants d’usagers, de travailleurs, des directions, des présidents de CPAS ou encore des coordinations – a accouché d’un document présentant une série de bonnes pratiques et de recommandations pour faire face à cette problématique. L’occasion pour Alter Échos de rencontrer Kris Meurant – coordinateur de mission chez Transit – et Muriel Allart – coordinatrice Housing First chez Smes-b – pour discuter du sujet…
Alter Échos: Voilà des années que l’on entend que les violences des usagers à l’égard des travailleurs sociaux augmentent. Vous êtes d’accord?
Kris Meurant: La réalité aujourd’hui n’est pas la même qu’il y a dix ans, il y a une recrudescence des phénomènes de violence en société. Et on constate une sursaturation de l’accès à la première ligne, une convergence des problématiques. Il y a un tel flux qu’on ne peut plus travailler dans les meilleures conditions possible. Cela génère une tension qui est plus palpable. Ça ne veut pas dire qu’avant il n’y avait pas de tensions, mais il y a quelque chose qui se joue différemment aujourd’hui. L’accès à la santé, aux droits, se délite et cela devient compliqué de travailler dans ces conditions.
Muriel Allart: L’accès à l’aide et aux soins est de plus en plus compliqué. Du coup, à partir du moment où on travaille dans des structures à très bas seuil, avec des personnes qui ont connu des expériences traumatiques lourdes, qui ont elles-mêmes été agressées, qui ont des problèmes de santé mentale importants, avec parfois des dimensions paranoïaques, et que ces personnes ont en plus un accès restreint à leurs droits fondamentaux, il y a des situations de violence qui peuvent se développer…
AÉ: Vous avez rencontré beaucoup de travailleurs. Quels types de situations vous sont revenues?
KM: C’est une chaise qui vole, un café jeté au visage, un chapelet d’insultes. Un manque de respect.
MA: Je me souviens d’une directrice de maison d’accueil qui avait expliqué que c’était à elle d’annoncer aux usagers leur fin de séjour. L’un d’eux, qui était visiblement très tendu, l’avait suivie dans la rue à la fin de sa journée. Elle avait vraiment craint une agression physique.
«Il existe un implicite selon lequel un travailleur social serait capable de gérer la violence.» Muriel Allart, Smes-b
AÉ: Comment les travailleurs réagissent-ils à ce type de situation?
MA: Ce qu’on a mis en lumière, c’est qu’il existe un implicite selon lequel un travailleur social serait capable de gérer la violence, qu’il serait formé pour. Et que celui qui n’y arrive pas serait un mauvais travailleur. Or on a constaté que ce n’était pas une thématique qui était abordée dans le cursus des études des travailleurs sociaux. Et qu’au sein des associations, il n’y a pas toujours un cadre institutionnel qui traite de ces questions.
KM: Les structures à bas seuil ont comme caractéristique commune de travailler avec des personnes qui sont très marginalisées. En général, dans ces équipes, il y a déjà une sensibilité particulière à ce public. Par la force des choses, on trouve des outils qui nous permettent de faire face. On est aussi dans une telle proximité entre travailleurs que ça aide, on parle entre nous. Mais il y a d’autres structures comme dans certains CPAS ou d’autres grosses machines où il existe un tabou de la peur. Le travailleur doit gérer, et le fait de dire sa peur le met à mal. On se rend compte que ce qui lui cause de gros soucis, c’est le fait de ne pas pouvoir déposer cette situation.
AÉ: Qu’est-ce qui est prévu au sein des associations en cas de violence vis-à-vis des travailleurs?
MA: Il s’agit souvent d’un renvoi vers la médecine du travail. Mais dans beaucoup de cas, il n’existe pas grand-chose de vraiment spécifique ou d’adapté à cette problématique. Pour revenir aux travailleurs des structures à bas seuil, ils savent effectivement à quoi ils vont être confrontés. Mais ça n’empêche pas d’être complètement usé, d’être complètement démuni face à la violence. Et le fait qu’il y ait de la solidarité entre les travailleurs n’enlève pas la nécessité d’un traitement institutionnel du problème.
«On a tous été choqués d’entendre des récits de violences en intra-institutionnel qui étaient parfois pires que celles commises par des usagers.» Kris Meurant, Transit asbl
AÉ: Vous prônez la mise en place de protocoles au sein des institutions?
MA: Il s’agit d’une des conclusions de toutes les réflexions qu’on a menées avec 130 personnes. Il existe une responsabilité de la structure. Ce n’est pas à chaque individu de se positionner. À partir de quel moment le travailleur peut-il décider de porter plainte? À partir de quel moment l’institution peut-elle soutenir cette plainte? À partir de quel moment met-on en place des outils institutionnels: un avocat, un soutien psychologique payés par l’institution? À un moment, ce ne sont plus des décisions qui reviennent au travailleur…
KM: Il faut que les stratégies d’intervention permettent aux travailleurs de se sentir protégés. Cela doit leur permettre d’appréhender les choses plus sereinement. Savoir que ça existe, que toute une chaîne d’outils peut se mettre en place, c’est un gros souci en moins.
AÉ: Ce qu’on voit aussi dans votre travail, c’est que l’institution elle-même peut devenir génératrice de violence…
MA: Oui. Ces phénomènes de violence ont aussi parfois lieu au départ d’une direction vers un travailleur. Il n’y a vraiment pas que les usagers…
KM: On a tous été choqués d’entendre des récits de violences en intra-institutionnel qui étaient parfois pires que celles commises par des usagers. L’idée n’est pas de donner un exemple précis, mais il y a parfois une vraie maltraitance institutionnelle envers les travailleurs, parfois en l’absence de prise de solution structurelle. Ou alors via des faits ou des dires outranciers d’une direction à l’encontre de certains travailleurs.
AÉ: Il s’agit donc d’une violence qui peut prendre deux formes. Soit via des comportements envers les travailleurs. Soit en n’apportant pas de réponse aux situations de violence rencontrées par ceux-ci…
MA: C’est ça. Les directions, les coordinations, les conseils d’administration ne savent pas toujours comment gérer ces questions-là, elles sont aussi sous pression. Et on voit à quel point ça se répercute à tous les étages. Il y a aussi une augmentation de la pression des pouvoirs publics sur les institutions, il y a de plus en plus d’obligations formelles, de contrôle, d’évaluation. Ce moment «T» où un usager va agresser un professionnel, ce n’est donc vraiment que la partie émergée de l’iceberg. C’est celle qui va être visibilisée, interrogée. Mais si on s’arrête là, on passe à côté d’une analyse correcte.
AÉ: On en revient au constat effectué en début d’entretien concernant le contexte actuel… Mais est-ce que le travailleur n’a pas aussi une part de responsabilité dans toute cette histoire?
KM: Ce qui est revenu de la part des usagers, c’est que les travailleurs renvoient parfois malgré eux quelque chose de négatif. Que ce soit via des aménagements du bâti, l’accueil, l’attente…
MA: Demander à des personnes souhaitant entrer dans un centre d’hébergement à moyen terme de raconter l’intégralité de leur vie alors que ce n’est pas forcément en lien avec ce qui les amène, on peut se demander si c’est utile… On se situe dans une augmentation de la conditionnalité de l’accès aux droits qui prend une multitude de formes, dont le fait de devoir raconter sa vie, ses traumas, ses difficultés.
AÉ: Mais le travailleur n’a pas toujours le choix…
KM: Sans chercher des excuses, il y a clairement des attentes à son égard. Un travailleur qui demande une anamnèse complète, c’est parce qu’on exige de lui qu’il le fasse… Tout l’enjeu de notre travail, c’est de faire comprendre la situation à toute la chaîne de responsabilités.
MA: Ce que nous avons effectué, c’est un diagnostic qui détaille les différentes formes de violence mises en lien: de l’usager vers les professionnels, des professionnels vers l’usager, de l’institution vers les professionnels, de la société vers l’institution. Et puis il y a une série de recommandations.
AÉ: Vous pouvez nous en citer?
MA: Veiller à la qualité de l’accueil, accompagner hors les murs, travailler en réseau, intégrer les bénéficiaires dans les dispositifs, favoriser la pair-aidance, mettre en place des politiques de prévention et de gestion des violences au sein des institutions, écouter les usagers, former et mobiliser les travailleurs… Il faut aussi une prise en charge de ces questions par les institutions, qu’il y ait des lieux de parole. Nous n’avons pas réinventé la roue. Ce sont des outils connus, à part en ce qui concerne le fait d’intégrer les bénéficiaires.
KM: Une chose: nous n’avons pas la prétention de venir avec une baguette magique. Ce qui est d’ailleurs parfois compliqué à entendre pour les travailleurs qui se rendent compte qu’ils ne vont pas sortir d’une formation en démineurs de pétages de plomb… Nous n’avons pas cette prétention-là. C’est tellement complexe…
AÉ: Il s’agit donc plus de pistes que les travailleurs, les structures, doivent explorer et adapter à leur réalité?
MA: Oui. Si on conseille à un assistant de première ligne de CPAS d’appliquer la liste des recommandations toutes faites, alors qu’il est dans l’incapacité totale de les mettre en place, cela risque de ne pas changer grand-chose, si ce n’est augmenter la violence et la pression sur ses épaules…