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Regard critique · Justice sociale

Agriculture

«Cette crise a rappelé à quel point le métier d’agriculteur était un métier fondamental, mais surtout en danger »

Terre en vue a lancé un appel citoyen pour la sauvegarde des terres agricoles en Wallonie et à Bruxelles. Cet appel citoyen se caractérise par le lancement d’une campagne de communication baptisée «Entre nos mains, la terre», soutenue par plusieurs personnalités publiques, citoyens et agriculteurs. L’occasion de faire le point sur cette association née en 2012 avec François Leboutte, chargé de projet.

27-10-2020
© Loïc Delvaulx

Alter Échos: Avec cet appel citoyen baptisé «Entre nos mains, la terre», on dirait que Terre en vue (Lire: «Terre en vue. Pour que la terre nourrisse»), tout en gardant son ADN à savoir la sauvegarde des terres agricoles, veut prendre de l’ampleur et viser plus grand…

François Leboutte: Terre en vue vient en effet de franchir la barre des 100 hectares en gestion. C’est un cap. C’est surtout le signe qu’on se porte bien. Mais on a surtout envie de changer d’échelle et d’aider plus de fermes, en ayant une action plus structurante au niveau agricole wallon. D’où l’appel citoyen qui a été lancé pour rappeler que notre modèle fonctionne, en soutenant une quinzaine de fermes tout à fait viables qui ont misé sur le bio. Pendant longtemps, le secteur bio a traîné l’étiquette d’un secteur inefficace qui ne pouvait pas fonctionner, qui allait revenir tôt ou tard vers le conventionnel… On voit bien aujourd’hui que ce secteur prend de l’ampleur, qu’il fonctionne.

Alter Échos: Le bio, c’est en effet un secteur en effet qui se porte bien en Wallonie. Durant la crise sanitaire, avec les circuits courts, beaucoup de citoyens se sont tournés vers eux… 

François Leboutte: Tout à fait. Une crise sanitaire telle que celle que nous connaissons remet en question toute une série de choix de société, a fortiori ceux liés à l’alimentation. Durant le confinement, il y a eu un mouvement très large de citoyens qui sont allés dans les fermes. De l’écho qui nous revient de nos agriculteurs, ce mouvement a perduré après le déconfinement. Les fermes ont réussi à fidéliser cette nouvelle clientèle.  Cette crise a rappelé à quel point le métier d’agriculteur était un métier fondamental, mais surtout en danger. Terre en vue essaie justement de conscientiser les citoyens sur les grandes difficultés que rencontrent les agriculteurs parce que le marché des terres est non régulé, que les prix s’envolent. La situation n’est neuve… Elle est présente depuis la crise financière de 2008 où beaucoup de personnes ont vu la terre comme une valeur refuge. Le marché s’est emballé et à présent, l’accès aux terres agricoles est un énorme problème pour ceux qui ont un projet à taille humaine. Ces terres sont de plus en plus achetées par de grosses entreprises agricoles, qui génèrent de l’argent, et qui achètent ainsi toutes les terres qui se libèrent. Le prix de la terre s’est complètement déconnecté de la valeur agricole. Auparavant, un agriculteur empruntait de l’argent en banque et remboursait avec sa production. Actuellement, ce n’est plus possible… Malheureusement, les prix montent partout. Aucune région n’est épargnée, et dans les zones où les prix étaient plus bas, on observe un phénomène de rattrapage pour le moment. Un rattrapage qui n’a pas de sens, étant donné la différence de qualité des sols d’une zone à une autre. En province de Luxembourg, par exemple, le prix moyen est de 22000 euros l’hectare, cela représente une augmentation de 48 % par rapport à 2018. Les agriculteurs ne peuvent pas suivre cette dynamique. C’est impossible…

«Le marché s’est emballé et à présent, l’accès aux terres agricoles est un énorme problème pour ceux qui ont un projet à taille humaine.»

Alter Échos: À côté du prix des terres, l’autre urgence, c’est la transmission des fermes…

François Leboutte: Deux tiers des agriculteurs belges ont plus de 50 ans, et 82 % d’entre eux n’ont pas de repreneur identifié. Or, on sait qu’une transmission de ferme est quelque chose de complexe sur le plan juridique, financier, émotionnel… Cela prend bien dix ans comme processus. Or, si les candidats ne manquent pas, y compris parmi des jeunes qui ne sont pas issus du milieu agricole, les obstacles sont trop nombreux, à commencer par l’accès à la terre. Aujourd’hui, soyons franc, on court à la catastrophe, si rien ne change. Raison pour laquelle Terre en vue interpelle la région et le ministre de l’Agriculture Willy Borsus (MR) pour favoriser la transmission des fermes. C’est maintenant qu’il faut agir. Dans dix ans, une bonne partie de ces agriculteurs seront à la retraite. Que deviennent les terres ? Les exploitations agricoles ? Les cultures ? Quelle est la vision de l’agriculture en lien avec l’alimentation locale ? C’est toute ces questions qui demandent des réponses. On voit que le modèle bio est un modèle pérenne, qui fonctionne, on voit qu’il y a un engouement, mais il faut aller plus loin, plus vite pour aider les agriculteurs qui voudraient rejoindre ce modèle. C’est important qu’il y ait un soutien fort pour accompagner cette conversion vers le bio. Beaucoup d’agriculteurs voudraient se lancer, mais n’en ont pas les moyens. Le ministre en est conscient, mais on attend encore des mesures concrètes.

Alter Échos: Un acteur a fait beaucoup parler de lui, c’est Colruyt. Le groupe a décidé de se lancer dans l’achat de terres agricoles. L’annonce fait grand bruit dans le monde agricole. À entendre le groupe, il a un peu les mêmes arguments que vous avec une stratégie d’achat de terres qui entre dans une logique d’ancrage de l’offre au niveau local…

François Leboutte: L’entrée de Colruyt sur le marché foncier est la conséquence de la crise sanitaire. Colruyt a en effet bénéficié de cette crise, avec une explosion des ventes et des marges financières énormes, et la solution trouvée par le groupe de distribution est de précariser un peu plus les agriculteurs et le secteur dans son ensemble. Si on voulait être méchant avec un tel acteur, on dira que c’est du «greenwashing», en surfant sur la tendance bio et locale pour maîtriser davantage la filière et augmenter ses marges. Si on voulait être plus gentil, on dira que c’est d’une grande naïveté… Parce qu’en arrivant avec fracas sur le marché foncier, Colruyt oublie que les propriétaires chercheront à vendre au plus offrant. Cela poussera forcément les prix à la hausse, en fragilisant les petits producteurs. Terre en vue essaie, pour sa part, d’être plus prudent, plus discret pour ne pas entrer dans cette logique qui pousse à la hausse les prix des terres. Ensuite, ce que Colruyt ne dit pas, c’est que le groupe ne va pas faire travailler des agriculteurs sur leurs terres, mais des ouvriers agricoles… C’est-à-dire des personnes qui seront aux ordres, à qui on donnera un plan, tout décidé par Colruyt. J’ai beaucoup de respect pour les ouvriers agricoles mais cette gestion des terres pourrait bénéficier à des agriculteurs indépendants avec toute la noblesse du métier. Accompagner le vivant, c’est un art, et cela ne résume pas à de la production standardisée propre à l’industrie, en maîtrisant une filière et en cherchant à augmenter ses marges coûte que coûte.

Alter Échos: Parmi les actualités, il y a la réforme de la PAC. Soyons clair: ce sera loin d’être une révolution. Les eurodéputés ont approuvé, après d’intenses débats, une proposition de politique agricole commune qui doit entrer en vigueur en 2023. Celle-ci est fortement dénoncée pour son manque d’ambition environnementale…

François Leboutte: C’est une occasion manquée énorme. Ce projet tel qu’il est proposé actuellement est totalement déconnecté des citoyens. Il introduit en outre plus de concurrence entre États, en créant des effets pervers et désastreux pour l’agriculture.

En savoir plus

«Si on ne fait rien, l’agriculture familiale sera démembrée», Alter Echos n° 434, novembre 2016.

« Si on ne fait rien, l’agriculture familiale sera démembrée »

«Terre en vue. Pour que la terre nourrisse», Focales n°21, novembre 2015.

Terre en vue. Pour que la terre nourrisse

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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