Le 1er mai, Olivier De Schutter prendra les fonctions de rapporteur des Nations unies pour l’extrême pauvreté et les droits humains. Pour Alter Échos, le professeur de droit international de l’UCL lance un appel à changer notre modèle de développement, considérant la crise sanitaire actuelle comme un dernier avertissement.
Alter Échos: Ne plus vouloir du monde d’hier… Vous portez avec d’autres ce message parce que la crise a illustré la fragilité d’un modèle de développement fondé à tout prix sur la recherche de l’efficience. Alors de quoi ce sera fait le monde qui s’annonce?
Olivier De Schutter: Il y a une transaction, un «trade-off», entre efficience et résilience. L’efficience, c’est l’approfondissement de la division internationale du travail, les économies d’échelle, l’automatisation de la production, les chaînes mondiales d’approvisionnement. Tout notre modèle de croissance est fondé sur cela, mais les coûts pour la collectivité d’un tel modèle sont énormes, car il en résulte une concurrence mortifère entre États: la segmentation de la production permet aux entreprises de recruter des travailleurs là où les salaires sont bas et les droits syndicaux méprisés, de polluer là où les normes environnementales sont les moins exigeantes, et de payer leurs impôts là où les taux d’imposition sur les sociétés sont les plus faibles; mais les États dès lors se livrent une concurrence fiscale qui les prive de revenus, et les mesures visant à protéger les travailleurs et la santé des populations sont contestées au nom d’une compétitivité internationale à préserver.
Il en résulte une concurrence mortifère entre États: la segmentation de la production permet aux entreprises de recruter des travailleurs là où les salaires sont bas et les droits syndicaux méprisés, de polluer là où les normes environnementales sont les moins exigeantes, et de payer leurs impôts là où les taux d’imposition sur les sociétés sont les plus faibles
La recherche de la résilience, c’est tout autre chose: il s’agit de favoriser la diversité à l’échelle locale, afin de réduire la dépendance des circuits mondiaux de production et de distribution, dans une approche territoriale qui favorise l’économie locale et a aussi des bienfaits en matière de santé et d’environnement. C’est vers cela que nous allons, non pas évidemment pour remettre en cause la mondialisation dans son ensemble, mais pour rééquilibrer les choses, changer la position du curseur, et par l’imposition de normes sociales et environnementales dans les politiques commerciales, mettre le commerce au service du développement durable.
Alter Échos: Que ce soit à travers le chômage temporaire ou des situations d’extrême pauvreté, cette crise sanitaire risque de faire de nombreux dégâts sociaux, en se greffant sur un terreau où les inégalités sociales sont déjà très fortes. On voit aussi que l’«État social actif» a créé des solutions humainement intenables en temps de crise. Comment peut-on éviter de créer une bulle sociale au sortir de cette pandémie, bulle qui risque d’être ingérable pour les États? Certains évoquent, notamment chez Écolo, on pense à Philippe Defeyt, l’idée d’un revenu de base…
ODS: L’idée d’un revenu de base a évidemment de quoi séduire, fondée telle qu’elle est sur une triple inconditionnalité. Elle est d’abord accordée sur une base strictement individuelle, indépendamment de la situation de cohabitant, d’isolé ou de chef de famille. Elle participe ainsi de l’individualisation des droits sociaux et donc du respect de la pluralité des modèles familiaux et des choix de vie. Elle est accordée indépendamment des revenus, et elle semble donc éviter le reproche habituellement fait aux aides sociales ou aux allocations de chômage de constituer des «pièges à l’emploi». Enfin, elle n’est pas conditionnée à la recherche d’emploi: elle contient par conséquent la promesse d’une sortie progressive d’une société centrée sur le travail, et elle disjoint la lutte contre la pauvreté de l’impératif de la croissance économique. C’est donc une idée généreuse et magnifique. Plusieurs questions se posent cependant, indépendamment même du financement, dès lors qu’on entre dans les détails. Le revenu de base ne va-t-il pas constituer un «effet d’aubaine», légitimant la prolifération de statuts précaires – «mini-jobs» à l’allemande, «contrats zéro heure» comme au Royaume-Uni, ou statuts de «faux indépendants» ubérisés? N’y a-t-il pas un dilemme entre la fixation d’un revenu de base à un niveau à ce point faible qu’il ne permet pas vraiment de favoriser la pluralité des choix de vie (on ne peut vivre décemment avec 300 ou 400 euros par mois), d’une part, ou bien, d’autre part, la fixation du revenu de base à un niveau élevé, qui peut alors sinon devenir un «piège à l’emploi», en tout cas avoir des impacts régressifs du point de vue du genre?
Le revenu de base ne va-t-il pas constituer un «effet d’aubaine», légitimant la prolifération de statuts précaires – «mini-jobs» à l’allemande, «contrats zéro heure»
comme au Royaume-Uni – ou statuts de «faux indépendants» ubérisés?
Ne sous-estime-t-on pas la fonction du travail comme facteur de reconnaissance sociale? Il me semble que la tâche urgente, aujourd’hui, est surtout de lutter contre les tentatives de démantèlement de l’État social, et de faire en sorte que nous allions vers une protection sociale qui soit véritablement une source d’émancipation. Cela signifie revoir la législation afin que les choix de vie ne soient pas pénalisés, en revoyant les catégories (isolé, cohabitant, etc.) pour une individualisation des droits sociaux. Cela signifie aussi aller vers une réduction généralisée du temps de travail. Cela signifie aussi lutter contre le phénomène de «non-recours aux droits», car beaucoup d’allocataires sociaux, par ignorance de leurs droits ou en raison d’obstacles administratifs divers, ne bénéficient pas en réalité des soutiens auxquels ils ont droit en principe. Cela implique, enfin, d’activer non pas l’allocataire social mais les collectivités, en imposant à celles-ci d’adopter des politiques proactives favorisant l’accès à l’emploi, au départ de l’idée d’une valorisation des compétences de chacun et d’un soutien aux formes de travail qui ne sont pas «solvables», notamment dans l’économie circulaire, dans l’économie sociale et solidaire, et dans l’aide aux personnes – ce que fait une expérience comme celle des «territoires zéro chômeur de longue durée».
AÉ: Que ce soit au niveau national ou européen, les premières mesures ont été économiques et financières. Tout le monde s’accorde que l’urgence imposait de prendre de telles mesures, mettant les mesures sociales ou environnementales temporairement de côté. Mais en partant de la sorte, n’est-ce pas aider l’ancien monde à continuer à fonctionner, dans une recherche de la croissance malgré tout, en pensant que les impacts sociaux et environnementaux seront compensés tôt ou tard?
ODS: Le grand risque est celui d’un retour au monde d’hier. Or, cette crise est vraiment notre dernière chance d’éviter les catastrophes en chaîne qui résulteront dans les années qui viennent de l’emballement du système climatique et de la perte massive de biodiversité si l’on n’érige pas en priorité absolue la transition écologique. Je mesure mes mots: l’effondrement est inévitable si l’on ne s’assure pas que les mesures de reconstruction économique qui seront mises en place pour faire face à la crise ne sont pas conçues comme un levier de cette transition. Nous ne pouvons plus rechercher à tout prix la croissance économique et considérer que les impacts sociaux et environnementaux peuvent être compensés ensuite, en redistribuant les «fruits de la croissance» et en réparant les dommages aux écosystèmes; c’est notre modèle même de croissance qui doit, d’emblée, intégrer ces contraintes.
AÉ: Partout, on a vu des gestes de solidarité à l’égard du personnel soignant ou d’autres métiers, souvent des métiers précaires. Avec une volonté forte de la population en ce moment de crise de faire société. Justement, cette crise a révélé les secteurs essentiels au bon fonctionnement. On pense évidemment aux soins de santé, mais aussi aux services publics. Autant de secteurs qui ont été malmenés ces dernières années…
ODS: Voilà en effet des métiers longtemps méprisés ou sous-estimés, dont la crise a révélé le caractère essentiel: personnel soignant, aide à la petite enfance, éboueurs, travailleurs agricoles, de l’agroalimentaire et de la grande distribution, agriculteurs pratiquant une agriculture de proximité et écoulant leurs productions via des circuits courts ou les marchés matinaux… Les rémunérations de ces métiers ne sont absolument pas à la hauteur des services qu’ils rendent à la collectivité, et de leur contribution à la résilience face aux chocs. C’est une illustration supplémentaire de la nécessité de ne pas confondre l’évaluation par le marché et la valeur réelle de ces métiers pour les populations: David Graeber, qui constate que les professions les plus rémunératrices sont souvent les plus «parasitaires», voire les plus nocives pour la collectivité, va jusqu’à suggérer que des salaires élevés sont une manière de compenser les personnes dans ces professions pour le mal-être qu’elles éprouvent dès lors qu’elles ont conscience de leur faible utilité sociale, voire de leur complicité avec le système consumériste et extractiviste qui prépare le pire. Mais l’on peut changer cela.
Les rémunérations de ces métiers ne sont absolument pas
à la hauteur des services qu’ils rendent à la collectivité
et de leur contribution à la résilience face aux chocs.
Par-delà les drames humains, cette crise a montré aussi les gestes de solidarité dont nous sommes capables; la remise en cause inouïe et rapide de nos routines; et combien, en temps de crise, nous pouvons à nouveau «faire société», afin d’opérer ces transformations ensemble. Sachons saisir le moment: en toute crise gît la possibilité d’une métamorphose.
AÉ: La crise sanitaire risque de se transformer en crise alimentaire. Vous appelez à la relocalisation pour retrouver une souveraineté alimentaire. Un calcul bon pour l’environnement et l’économie. C’est un aspect peu pris en compte actuellement…
ODS: La question de la résilience de nos systèmes alimentaires est l’angle mort des débats actuels sur les impacts de la crise sanitaire. Or, que constate-t-on? Les restrictions aux exportations se multiplient: l’Ukraine, la Russie et le Kazakhstan ont annoncé des restrictions sur le blé, le Vietnam sur le riz, et d’autres pays, y compris européens, suivent cette tendance. Cela risque de créer une panique sur les marchés, une rareté «artificielle» en quelque sorte, alors que le niveau actuel des réserves mondiales est élevé – nous sommes à 275 millions de tonnes de céréales. Des pertes considérables pourraient en outre résulter des difficultés d’écoulement de certains produits agricoles, suite à la fermeture des écoles et des établissements de l’horeca: c’est pourquoi des voix s’élèvent pour permettre le stockage privé de viande et de produits laitiers, par exemple, mais cela n’est qu’une solution de court terme. Enfin et surtout, alors que les récoltes s’annoncent, plusieurs pays ont les plus grandes difficultés à avoir une main-d’œuvre agricole suffisante. L’Espagne aura besoin de 100.000 travailleurs agricoles dans les prochains mois, les Pays-Bas de 150.000 travailleurs, l’Allemagne de 300.000… Les besoins de la Wallonie demeurent limités — 1.000 travailleurs environ, maintenant, pour les récoltes d’asperges et de fraises —, mais en Flandre, on estime à 30.000 le nombre de travailleurs requis. Or, les travailleurs saisonniers que l’on fait venir habituellement de Bulgarie, de Roumanie ou de Pologne sont bloqués chez eux. Tout cela montre la fragilité de systèmes alimentaires qui dépendent de flux mondiaux, que cela soit pour les denrées alimentaires ou pour la main-d’œuvre. Relocaliser, reconquérir un peu d’autosuffisance alimentaire, c’est renforcer la résilience.
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