Le rôle d’un agent traitant du Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA)1 est complexe : de son avis dépendra l’avenir d’undemandeur d’asile. Subjectivité de l’agent lors de l’audition, pression des chiffres, stress au travail sont autant de dimensions qui font partie du quotidien de ceux qui appliquent lapolitique d’asile. Des dimensions humaines qui ont longtemps été ignorées par le CGRA. Plongée dans l’univers trouble des agents traitants.
On parle généralement du CGRA à propos de son taux de reconnaissance du statut de réfugié (environ 25 %), ou de ses décisions, parfois contestées,à l’égard de telle ou telle nationalité, comme ce fut encore le cas des Afghans il y a quelques jours. Mais on parle moins de ceux qui prennent les décisions d’accorder oude refuser le statut de réfugié à un demandeur d’asile : les agents du CGRA. Comment sont-ils formés, comment gèrent-ils le stress inhérent à leurprofession, comment assument-ils leur subjectivité, les agents sont-ils sous pression, le CGRA a-t-il conscience de ces enjeux ?
Un métier générateur de stress
Ils sont 450 fonctionnaires à travailler dans cette « administration indépendante », dont le rôle est « d’accorder une protection aux étrangers qui, encas de retour, risquent de subir une persécution ou des atteintes graves ». Parmi eux, 200 agents sont chargés « d’auditionner » les demandeurs d’asile, il s’agitd’agents traitants. François Bienfait, le commissaire adjoint, estime que l’audition « est l’élément de preuve numéro un dans le cadre d’une demande d’asile, c’estvia l’information obtenue en audition que l’agent se fait une conviction. »
Se faire une conviction, voilà l’une des tâches d’un agent du CGRA : « Le demandeur d’asile me ment-il, ou dit-il la vérité ? » Personne ne le niera, ils’agit d’un métier complexe, certainement générateur de stress, car les conséquences d’une erreur sont irréversibles, une décision négative, bien quesusceptible de recours, est synonyme de clandestinité, voire d’expulsion du territoire, vers le pays d’origine, où l’ex-demandeur d’asile peut courir des risques. De quoi passer demauvaises nuits. Ils sont souvent confrontés à des étrangers au parcours de vie difficile, parfois marqué par la violence, dans d’autres cas, certains agents se braquentface à des récits stéréotypés qui se vendent à la sauvette. Dans toutes ces situations, les agents sont seuls en audition, face au demandeur d’asile, et deséléments subjectifs de cette rencontre vont probablement influer sur la décision. Leur responsabilité est importante, car c’est aussi par leur intermédiaire que lapolitique d’asile se met en place.
Témoignage anonyme d’un agent du CGRA
« L’agent interrogateur du CGRA est très bien préparé, le niveau général est bien plus élevé que dans d’autres pays. Ceci étant dit,c’est un métier très difficile, on encaisse des récits de vie violents tous les jours, ce qui génère du stress au quotidien.
Autre difficulté : les récits stéréotypés. Il faut le dire, vu que toutes les portes légales d’immigration ont été fermées, beaucouptentent leur chance par l’asile, et tous les jours nous devons gérer des mensonges. Certains agents commencent l’audition en se disant « lui il va me baratiner », puis la dérive arrivequand l’agent croit que le mensonge est une attaque personnelle. Certains vont commencer à chercher l’élément fatidique pour piéger le demandeur. Mais la plupart desagents arrivent à gérer ça, et le stress des auditions ne rejaillit pas trop sur la qualité des décisions. La structure pyramidale (superviseur, commissaire),évite de se laisser emporter par ses émotions. »
« Le vrai problème, poursuit notre témoin anonyme, c’est la course aux chiffres, la recherche de la productivité, que je n’arrive pas à accepter. Comment leministre est-il évalué, et le Commissaire ? Sur les chiffres, sur l’arriéré. Depuis quelques années, cette pression est répercutée sur les agentstraitants qui sont évalués mensuellement sur leur productivité. On reçoit nos chiffres et nous devons rendre des comptes chaque trimestre. Personne au CGRA ne pensesérieusement qu’on peut atteindre les objectifs quantitatifs en respectant la qualité. C’est évidemment une condition de stress supplémentaire qui, elle, peut avoir desimpacts sur la procédure et sur les décisions : la productivité nous pousse à moins poser de questions, à moins aller au fond des choses. Un agent sera moins vitetancé s’il traite mal ses dossiers, mais en traite beaucoup que dans la situation inverse. Cette situation rend le travail d’agent traitant encore plus difficile, beaucoup craquent, ce quiexplique le gros turn over au sein du CGRA. »
Lorsqu’on évoque avec François Bienfait la pression des chiffres, ce dernier préfère botter en touche : « Les objectifs chiffrés ne sont que relatifs.»
Favoriser le « récit libre »
La gestion du stress des agents, leur façon d’accueillir les demandeurs d’asile et d’affronter leur part de subjectivité a longtemps été ignorée des dirigeantsdu CGRA. François Bienfait : « Nous avons récemment pris conscience qu’il fallait plus travailler sur ces questions. Nous avons pris des mesures et nous comptons en prendred’autres qui ont trait aux relations humaines. » Le premier axe de travail concerne l’audition du demandeur d’asile : « Un moment qui doit être bien géré. » Danscette relation qui s’instaure entre agent et demandeur d’asile, l’objectif du CGRA est de « créer un climat de confiance, essentiel pour collecter l’information ». Ces auditionsdurent en moyenne trois heures. Pour les utiliser au mieux, un groupe de travail sur les techniques d’audition a proposé des lignes directrices, qui, de l’aveu de François Bienfait,sont encore mal connues au sein de l’organisation.
Des formations sont prévues au niveau européen pour harmoniser les techniques d’audition, « nous cherchons désormais à harmoniser les techniques d’audition selonun canevas précis, inspiré de ce qui se fait pour les Mena [mineur étranger non accompagné] (cf. encadré). Dans une première phase, l’agent aurait pourrôle de bien expliquer les tenants et aboutissants de l’audition et l’importance de dire la vérité. Puis une place devrait être faite pour un récit plus libre dudemandeur. C’est alors que l’agent doit identifier les éléments centraux qui amènent à des questions plus spécifiques ». Il s’avère qu’à l’heureactuelle, certains éléments laissent planer le doute sur la qualité des auditions. Cette volonté de laisser plus de place au « récit libre » vientcompenser une
tendance à assaillir le demandeur d’asile de questions. Plutôt que de « piéger » le demandeur d’asile sans lui laisser l’opportunité de sedéfendre, une idée qui tient à cœur au commissaire adjoint serait de « confronter les demandeurs d’asile à leurs incohérences pendant l’audition »afin de leur permettre de se justifier, « une réflexion est menée à ce sujet au niveau européen ».
Un climat de confiance ne se décrète pas, l’agent est censé ne pas manifester d’attitude hautaine ni adresser des reproches au demandeur d’asile, « en cas de mensonge,il est nécessaire de rester calme et professionnel ». Dans tous les cas de figure, l’agent doit maintenir une certaine empathie sans franchir la ligne dangereuse de la camaraderie quiobscurcirait le jugement. Pour François Bienfait, « il faut guider vers les éléments centraux d’un récit sans mettre trop de guidelines qui casseraient laspontanéité ».
Le CGRA et les Mena
Le CGRA a mis en place une série de mesures pour rendre plus agréable l’accueil des Mena. Ils sont reçus dans des locaux adaptés et sont informés desétapes de la procédure dès l’introduction de leur demande d’asile à l’Office des étrangers, sous forme d’une bande dessinée intitulée Kizito.Le tuteur est présent à toutes les étapes de la procédure, et notamment à l’audition. Il existe un canevas d’audition pour les mineurs, rédigé avecl’aide d’un psychologue, qui fait la part belle à la liberté du récit. Parmi les techniques d’audition propres aux mineurs, l’accent est mis sur la reconnaissance del’état émotionnel de l’enfant. En fonction de son état, il peut être proposé à l’enfant d’interrompre quelques instants l’audition, de faire une petitebalade.
Le CGRA compte trente-cinq agents spécialisés dans les problématiques des mineurs, ils sont tous volontaires. Hedwige de Biourge, coordinatrice pour les mineurs au CGRA nousexplique que ces agents ont suivi un vaste cycle de formation en 2007 sur toutes les problématiques Mena : scolarité, accueil, traumatismes ou santé. Récemment, les agentsont reçu une formation spécifique sur les auditions de Mena afghans, sur l’attitude à adopter face à leurs silences, leurs pleurs ou leur agressivité. Les agentsspécialisés en Mena ont été parmi les premiers à suivre le module européen de formation EAC (European Asylum Curriculum) qui ensuite sera étenduà tous les agents du CGRA, sous d’autres formes. Le travail auprès des mineurs est parfois difficile à vivre pour les agents, selon Hedwidge de Biourge, « certains ontdemandé à partir car ils n’arrivaient pas à faire face ».
Le CGRA conscient du problème
Le stress au travail est une réalité au CGRA. François Bienfait ne le cache pas : « Le SPF Intérieur a réalisé une enquête sur le stress dansles administrations, les agents traitants du CGRA sont les premiers concernés par ce phénomène. » Cette tendance au stress s’explique aisément. Pour PhilippeWoitchick, ethnopsychiatre à l’hôpital Brugman, qui a récemment supervisé des agents du CGRA, « lorsqu’on est dans une position d’écoute d’un discours desouffrance, on n’en sort pas intact, à moins de mettre en place des mécanismes de défense très forts. Lorsqu’une personne est confrontée à des dramesterribles, un mécanisme de dissociation psychique se met en place qui permet d’atténuer le choc. Par contre, un observateur extérieur, un agent du CGRA, n’est pas en mesure demettre en place un tel mécanisme. » L’agent serait, selon Philippe Woitchick, susceptible d’être plus traumatisé que le demandeur d’asile lui-même et ce, d’autant plusque les agents traitants sont souvent jeunes et inexpérimentés. La difficulté de l’agent est accentuée par la solitude. Mais « lorsqu’une structure met des choses enplace pour permettre aux salariés de parler, pour évoquer les risques de burn out et partager ses difficultés, c’est un bon début. »
Il est toutefois difficile de mesurer l’impact de ce stress sur les décisions prises par les agents. François Bienfait reconnaît que lorsqu’un agent est trop stressé,« cela peut conduire à une réaction irrationnelle de rejet, ou à un excès d’empathie. Lorsque certains agents commencent à prendre l’attitude d’un demandeurd’asile comme une manifestation d’hostilité personnelle, alors il faut casser cette mauvaise dynamique. Tout le monde n’est pas fait pour diriger des auditions. » Il semble que le CGRAait pris conscience de cette réalité en démarrant un cycle de formations et d’intervisions avec des psychologues extérieurs.
Des agents qui ne disent pas leur nom
Des agents du CGRA estiment que la façon dont le travail est organisé évite que la subjectivité inhérente à l’audition n’interfère trop avec lesdécisions concernant l’asile. Selon Valentine Audate, coordinatrice « genre » au CGRA, « la distance à garder est une problématique récurrente, il y a eudes crispations de certains agents face à des récits routiniers, à d’autres moments, il est difficile de ne pas être touché par une situation. Chaque agentgère son stress comme il le peut. Dès que l’on est trop touché, il faut « trianguler », en parler avec le superviseur. Ce qui est important, c’est de prendre conscience de sonpropre vécu et de la façon dont il interfère sur l’appréciation, cela amène à la prudence. Mais l’essentiel, c’est que nous avons beaucoup de balisesobjectives pour prendre une décision, les textes, le superviseur, puis le commissaire et ses adjoints. »
La distance est donc un élément clé pour un agent traitant. Toutefois, cette distance, poussée à l’extrême, n’est-elle pas en contradiction avec l’objectifde créer une « atmosphère de confiance » ? Un exemple est assez révélateur de cette volonté qu’ont certains agents de se « protéger »des demandeurs d’asile : beaucoup ne donnent pas leur nom aux demandeurs. Ce détail n’est pas anodin. Le demandeur d’asile, dont le nom est connu, n’est plus face à un agentidentifiable mais à une initiale, qui représente une institution. Dans ces conditions, la méfiance peut s’instiller dans la discussion. « Se rendre anonyme est unefaçon de se protéger, de combattre le stress », avoue Valentine Audate. François Bienfait n’est pas favorable à cette façon impersonnelle de seprésenter, néanmoins il comprend que « certains agents ne veulent pas être identifiés par des communautés, ni être exposés à desproblèmes… » Il n’empêche, ce thème préoccupe les agents, certains ont abordé le sujet avec Philippe Woitchick lorsqu’il est venu au CGRA au mois d’octobre,Valentine Audate affirme que « le psychologue a suggéré qu
e les agents donnent leur nom au demandeur d’asile ».
Méfiance vis-à-vis du demandeur d’asile, pression des statistiques, subjectivité, stress au travail, cette suite d’obstacles complique évidemment la tâche del’agent traitant du CGRA, et laisse toujours planer le doute sur la qualité des décisions. L’institution commence à prendre conscience de certains de ces enjeux et chercheà améliorer la gestion du stress des agents et les techniques d’audition. Il faut en tout cas saluer la transparence du CGRA, qui a accepté d’évoquer des questionsinternes avec nous. L’Office des étrangers, de son côté, a préféré ne pas répondre à ces questions.
1. CGRA
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