«Je n’ai pas entendu une seule femme demandeuse d’asile qui n’ait pas ressenti une forme de violence lors d’un entretien au CGRA.» Pour Mélanie Jocquet, travailleuse sociale au GAMS – Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles –, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, malgré ses efforts de formation des officiers de protection, ne réussit pas toujours à adopter une lecture genrée des dossiers.
Le moment de l’entretien au CGRA est un moment clé. Quelques heures cruciales en un seul entretien. L’agent du CGRA va-t-il la croire? Va-t-il accorder la protection de la Belgique à cette femme qui a quitté son pays? Le stress est intense. «Et certaines femmes ne mesurent pas toujours le niveau de détail qu’il faudra raconter à une personne inconnue», ajoute Mélanie Jocquet.
Mais chaque chose en son temps. Avant d’arriver au CGRA, la demandeuse d’asile doit introduire sa demande au centre du Petit-Château. Elle sera ensuite reçue par l’Office des étrangers (OE) pour un échange d’ordre factuel et administratif. Les raisons de l’exil sont grossièrement évoquées, dans les grandes lignes.
C’est à ce moment-là qu’il sera demandé à cette femme exilée si, lors de l’étape suivante de sa procédure, au CGRA, elle souhaite être interviewée par un agent de protection masculin ou féminin. Même question au sujet de l’interprète. «L’Office des étrangers devrait davantage contextualiser cette proposition. Bien expliquer que ce choix n’aura pas d’impact sur la suite de la procédure», explique Mélanie Jocquet. Pour Rosalie Daneels, avocate au cabinet bruxellois «Progress Lawyers», il faudrait même que ce tout premier contact avec les autorités belges soit agrémenté d’une question systématique: «L’OE devrait demander à toutes les femmes si elles ont subi des violences de genre. Elles seraient ainsi informées de l’utilité d’évoquer ces violences.» Car toutes n’ont pas conscience qu’il peut s’agir d’un argument pour obtenir une protection. «Certaines ne mentionnent pas les violences de genre comme une crainte de persécution, ajoute l’avocate, car, lorsqu’une majorité de femmes subissent ces violences, elles peuvent les percevoir comme la normalité.»
Les efforts du CGRA
C’est bien le CGRA, instance d’asile, qui octroie, en fonction de chaque demande individuelle, le statut de réfugié. Le demandeur doit craindre «avec raison» d’être persécuté pour l’un des cinq motifs listés dans la Convention de Genève, parmi lesquels ne figure pas le «groupe social». C’est donc par ce biais-là que des femmes peuvent obtenir l’asile afin de les protéger de violences subies parce qu’elles sont femmes.
En Belgique, l’orientation sexuelle, le mariage forcé, les mutilations génitales féminines sont les trois principales raisons d’obtention du statut de réfugiée pour des motifs liés au genre. Il faut que le récit individuel soit crédible et que les craintes soient fondées.
Au CGRA, on souligne que l’attention portée aux questions de genre n’a fait que croître ces dernières années. La liste des actions entreprises est en effet assez longue.
«Nous posons des questions sur le profil de l’auteur, le profil de la victime, les circonstances et le contexte autour de l’agression afin d’établir la crédibilité et le critère de rattachement à la Convention de Genève.» CGRA
Même si l’entretien entre la demandeuse d’asile et l’officier de protection est long et éprouvant, le CGRA dit procéder par «triangulation», afin d’éviter de plonger dans un degré de détail sordide des violences subies. «Nous posons des questions sur le profil de l’auteur, le profil de la victime, les circonstances et le contexte autour de l’agression afin d’établir la crédibilité et le critère de rattachement à la Convention de Genève.» La formation des nouveaux arrivants «laisse une grande part au genre», nous dit-on au CGRA. Une équipe spécialisée d’officiers de protection – qui compte plus de trois semaines de formation sur le thème – a été mise en place.
Des directives spécifiques sont élaborées. Elles sont des lignes de conduite destinées à l’ensemble des officiers de protection. Celle sur les violences sexuelles fait plus de 50 pages. Sept directives sur les mutilations génitales ont été écrites. Une directive sur les violences conjugales est en cours de rédaction (relire aussi «Violences conjugales: les migrantes paient le prix fort», AE n°480, janvier 2020). On y trouve des instructions concrètes quant à l’examen des demandes d’asile. Enfin, les informations sur la situation dans les pays d’origine, récoltées par des chercheurs spécialisés, doivent intégrer un chapitre explicatif de la situation vécue par les femmes dans chacun de ces pays.
Les manques du CGRA
Joost Depotter, de l’association flamande Vluchtelingenwerk Vlaanderen, reconnaît que «le CGRA a mis des choses en place. La situation est bien meilleure qu’il y a cinq ans». Toutefois, il reste des points négatifs. «Lorsqu’une femme a été excisée dans son pays d’origine, pointe Joost Depotter, il est difficile qu’elle obtienne une protection, car le CGRA estime que le problème n’existe plus, et que, par conséquent, elle ne craint rien en cas de retour. Le risque de ré-excision [après chirurgie reconstructrice, NDLR] n’est pas vraiment pris au sérieux.»
«Quant aux violences subies pendant la route migratoire, elles ne sont pas prises en compte, regrette Rosalie Daneels. Il arrive que l’officier de protection interrompe la femme qui explique les violences subies pendant le parcours, car cela n’a pas de lien avec la crainte de persécution dans le pays d’origine.» Les efforts de formation ne devraient pas toucher que les officiers de protection. Mélanie Jocquet pense que «les interprètes ne sont pas assez formés à la lecture de genre. Il leur arrive de donner leur avis, ‘on ne parle pas de ça’, ‘c’est dans notre culture’», ce qui mine considérablement la confiance dont a besoin la demandeuse… pour livrer son histoire.
«L’OE devrait demander à chaque femme si elles ont subi des violences de genre. Elles seraient ainsi informées de l’utilité d’évoquer ces violences.» Rosalie Daneels, avocate au cabinet bruxellois «Progress lawyers»
Les «besoins procéduraux spécifiques» de certains demandeurs d’asile, dont les femmes victimes de violences, sont déjà censés être pris en compte par le CGRA. Un demandeur d’asile peut, par exemple, demander certaines adaptations dans le déroulement de l’audition, en invoquant ce principe. «Mais ces besoins sont encore trop mal identifiés et interprétés de manière trop restrictive, avance Julie Lejeune, coordinatrice de Nansen, association d’aide juridique spécialisée pour demandeurs d’asile. Ces besoins spécifiques pourraient être un levier pour mettre en place des techniques d’entretien novatrices. Un nouveau cadre reste à inventer pour créer la sécurité nécessaire à la délivrance du récit d’asile. Le rôle de la personne de confiance pourrait être redéfini, par exemple.»
Mais derrière l’enjeu de ces évolutions des techniques d’entretien se cache un sujet fondamental. «Celui de l’examen de la crédibilité du récit, enchaîne Julie Lejeune. Cet examen garde une place trop déterminante. Tout est évalué à l’aune de cette chasse à la vérité, le simple fait de réclamer une pause lors de l’audition est parfois interprété par des officiers de protection comme une preuve à l’appui des inconsistances dans le récit.»
Au conseil du contentieux des étrangers, le lointain huis clos
Le conseil du contentieux des étrangers est une juridiction administrative indépendante. On y examine les recours de demandeurs d’asile déboutés par le CGRA. L’avocat est en charge de la plaidoirie pour son client ou sa cliente. Cette dernière peut demander que l’audience ait lieu à huis clos lorsque des sujets intimes doivent être abordés. «Mais certains juges sont très réticents, explique Rosalie Daneels. Il y a souvent dans la salle d’audience des hommes originaires du même pays qui attendent leur propre audience. C’est un contexte qui ne crée pas la confiance. Certaines audiences sont très compliquées.»