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Regard critique · Justice sociale

Enseignement

Chagrin d’école

Nadine et Rosa sont enseignantes dans une école à discrimination positive. L’une à Liège, l’autre à Bruxelles. Elles témoignent de leur quotidien, en plein confinement, en jonglant avec l’enseignement à distance, quelques cours en présentiel, les problèmes matériels et un moral en berne tant chez des jeunes, déjà en difficulté, que chez elles qui font tout pour éviter d’accroître les inégalités scolaires, vaille que vaille…

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«Ces jeunes-là, je ne sais pas ce qu’ils vont devenir…» La voix tremble, émue. Cette voix, c’est celle de Nadine, enseignante en sciences sociales dans une école à discrimination positive de la région liégeoise.

Si les recommandations officielles de la Fédération Wallonie-Bruxelles prévoient un dispositif 50% du temps en présentiel, 50% en distanciel pour les élèves du secondaire de la 3e à la 6e secondaire, son établissement, dépendant de la Ville de Liège, a décidé de passer à 100% en distanciel pour le 3e degré, notamment pour les élèves des niveaux techniques et professionnels. Seule dérogation: six heures en présentiel pour les élèves du niveau général. Une maigre consolation d’autant que rien n’a vraiment été préparé pour affronter ce deuxième confinement à l’automne dernier.

«Lors du premier confinement, en mars, on a été mis au pied du mur. On nous a dit qu’on allait avoir du matériel, qu’on travaillerait via une plateforme, en cas de second confinement. Que tout allait aller comme sur des roulettes. Sauf que rien de tout cela ne s’est produit. La plateforme a seulement été présentée aux enseignants le 15 octobre, dix jours avant de passer à l’enseignement à distance. Quant au matériel, les élèves n’ont hélas rien reçu.»

Du bricolage

Une situation identique à celle du printemps avec des jeunes qui se retrouvent chez eux, sans avoir les conditions matérielles adéquates pour pouvoir travailler sereinement: «Famille nombreuse, pas de chambre ni de bureau pour étudier, pas d’ordinateur ou d’internet… Et si jamais il y a du réseau et un ordinateur, il faut le partager! Des conditions matérielles catastrophiques.» Certains soirs, jusqu’à 22 heures, Nadine doit aider des élèves qui n’arrivent pas à ouvrir des fichiers parce qu’ils n’ont qu’un téléphone, et pas d’ordinateur à la maison. «C’est vraiment du bricolage.»

«Ils ont beau être ‘digital natives’, ils n’ont jamais été formés pour suivre des cours à distance.» Nadine, enseignante à Liège

Quant aux plateformes pour suivre les cours, les élèves n’ont jamais reçu une formation pour les utiliser. «Ils ont reçu les codes, et débrouillez-vous…» Résultat: ils ont tous été perdus. «Ils ont beau être ‘digital natives’, ils n’ont jamais été formés pour suivre des cours à distance.» Certains matins, quand il faut faire le relevé des élèves connectés, l’enseignante se retrouve avec environ un tiers, voire la moitié des élèves de ses classes de technique et professionnel qui ne sont jamais connectés. «Ce sont les élèves en décrochage complet. C’était déjà le cas avant le confinement, et la tendance s’est renforcée. Ils ont déjà raté une fois, deux, trois fois. Ce ne sont pas des élèves qui ont eu un parcours linéaire, explique l’enseignante. Certains jeunes, qui étaient pourtant très assidus l’an dernier, ont disparu cette année. Certains ont commencé à travailler pour aider la famille, et on les a perdus. Toute notre tâche était de les rattacher à l’école, de les raccrocher, en les encourageant à revenir.»

Une porte de sortie

Nadine s’occupe notamment de nombreuses jeunes filles «pour qui l’école est et reste leur seule porte de sortie, car la situation à domicile est très problématique: elles ne peuvent pas travailler parce qu’elles doivent s’occuper de la maison, des frères et sœurs». Des élèves qui se sentent aujourd’hui complètement larguées, «et elles s’en rendent bien compte et perdent toute motivation». Nadine se sent comme enseignante complètement perdue. «Quand le deuxième confinement nous est tombé dessus, j’en ai pleuré pendant des jours parce que c’était la fin de tout un travail.»

Pour Nadine, le sentiment général est un sentiment d’abandon. Un sentiment d’autant plus fort que nombreux sont les élèves à mal supporter ce second confinement. «Beaucoup d’élèves n’en peuvent plus du confinement. Même les plus motivés n’en peuvent plus», constate l’enseignante.

«On a trop vite abandonné. On est tout de suite passé au tout numérique ou presque, au tout à distance, alors qu’il y avait sans doute moyen de trouver des formules, d’autres manières de faire, notamment pour un public plus fragile, pour conserver ce contact, déjà compliqué, avec l’école. Ne serait-ce qu’une heure par semaine…» Nadine, enseignante à Liège

«On nous dit d’envoyer du travail, encore et toujours, mais c’est peine perdue. Ce n’est pas le principal pour eux. Le principal, c’est de renouer ce lien avec l’école…», poursuit-elle. Ce lien est d’autant plus fragile qu’il a eu la peine d’être installé depuis la rentrée de septembre. «En mars, le lien était plus fort: on avait eu l’occasion de mettre en place toute une série de choses. Ici, en septembre, j’ai vu arriver de nouveaux élèves avec lesquels on n’a pas eu le temps de mettre en place des projets, de créer un climat de classe. À la limite, ce sont des élèves que j’ai vus sept semaines, deux, trois heures par semaine quand ils venaient, et, si on revient un jour à l’école, ce sera une deuxième rentrée des classes. Et dans quelles conditions? Et avec qui, surtout? Il faudra tout recommencer à zéro.»

Sans perspective

Nadine regrette que le numérique ait pris le dessus sur l’enseignement en tant que tel. «On a trop vite abandonné. On est tout de suite passé au tout numérique ou presque, au tout à distance, alors qu’il y avait sans doute moyen de trouver des formules, d’autres manières de faire, notamment pour un public plus fragile, pour conserver ce contact, déjà compliqué, avec l’école. Ne serait-ce qu’une heure par semaine…»

Quant au reste de l’année scolaire, l’enseignante est très pessimiste. «On ne sait pas quand la situation redeviendra normale. Probablement pas en janvier.» Nadine se sent terriblement démunie, et surtout triste pour les jeunes qu’elle accompagne. «Tout le monde est inquiet, en se demandant ce que vont bien pouvoir devenir ces jeunes… Certains ont 18, 19 ans, vont se retrouver sans diplôme, sans perspective d’avenir.»

Une pression énorme

Même sentiment pour Rosa, professeure de mathématiques en 3e secondaire dans une école à discrimination positive de la région bruxelloise: «Le confinement est très problématique. Lors du premier confinement comme du second, on se rend compte que les élèves précarisés décrochent complètement. On a beau conserver le contact avec eux, malgré cela, on n’arrive pas à raccrocher ces élèves.» Si 80% de ses élèves parviennent tout de même à suivre les cours en ligne, beaucoup d’entre eux sont en souffrance. «Certains élèves ont aussi complètement disparu des radars, d’autres, sans matériel, viennent à l’école chercher des documents pour continuer à travailler chez eux. On est en train de creuser un fossé social au sein de nos écoles. On continue de travailler du mieux qu’on peut, mais il est impossible de le faire sereinement.»

«On est en train de creuser un fossé social au sein de nos écoles. On continue de travailler du mieux qu’on peut, mais il est impossible de le faire sereinement…» Rosa, enseignante à Bruxelles

L’autre constat est le niveau «catastrophique» des jeunes «parce qu’ils ont pu passer d’une année à une autre sans examen, vu le contexte», relève l’enseignante.

Du coup, ces élèves sont largués, et l’enseignement à distance n’arrange pas les choses. «J’ai des résultats que je n’ai jamais vus en 35 ans de carrière.» Rosa a passé les premières semaines à faire des révisions avec ses élèves. «Malgré cela, je me rends compte que les élèves ont des difficultés énormes. On rencontre un taux d’échecs inimaginable.»

Rosa reste néanmoins motivée, même si, psychologiquement, la pression est énorme. «Si je tombe malade, c’est une catastrophe. Je m’en voudrais de laisser tomber mes élèves dans le contexte actuel. C’est un poids énorme à supporter.»

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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