La scène se passe en rase campagne, quelque part entre Namur et Gembloux. Ce jour de printemps, Marianne Streel reçoit la visite de la police à sa ferme de grande culture, où elle fait pousser depuis trente ans betteraves, chicorée, colza, pommes de terre et lin textile. Appelés par un voisin, les agents viennent constater le tas d’écumes de betteraves (vouées à servir d’engrais) laissé par l’agricultrice en bord de champ depuis quelques semaines. Motif de la plainte: pollution visuelle.
Autre scène, même type de paysage. À Wierde, sur le plateau namurois du Condroz, Steve Jottard, un jeune agriculteur affairé dans son champ un dimanche de septembre, subit les insultes d’un voisin qui va jusqu’à bloquer l’avancée du tracteur avec son véhicule.
À Grez-Doiceau l’été dernier, un autre conducteur de 4 × 4 a joué au bras de fer avec une moissonneuse-batteuse jugée trop bruyante pendant son barbecue. La police est finalement intervenue pour mettre fin à l’altercation.
Coq chanteur ou cloches d’église aux petites heures, odeurs tenaces de fumier, tracteurs qui ralentissent la circulation et salissent la route sur leur passage, poussières semées au vent par les moissonneuses-batteuses… Plutôt qu’un éden figé et harmonieux, la campagne bouillonne d’activités et les sens – ouïe et odorat en tête – y sont parfois mis à rude épreuve. Pour les «néoruraux» partis s’y installer en quête de calme, la désillusion est parfois difficile à encaisser.
Exode urbain, de plus en plus loin
À l’instar de la médiatique affaire du coq Marcel en France (tué, en mai 2020, par un voisin excédé), les conflits de voisinage secouent de plus en plus régulièrement la vie rurale. «Il y a une forte augmentation du nombre d’agriculteurs qui se plaignent auprès de notre service juridique, confirme Marianne Streel, qui préside par ailleurs la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA). On sent que les tensions sont beaucoup plus fortes depuis quatre, cinq ans.»
Plutôt qu’un éden figé et harmonieux, la campagne bouillonne d’activités et les sens – ouïe et odorat en tête – y sont parfois mis à rude épreuve.
Pour preuve: la question de la cohabitation entre le noyau historique et agricole des campagnes et leurs nouveaux habitants s’invite désormais dans la sphère politique. En février dernier, trois députées libérales wallonnes ont déposé une proposition de décret visant à protéger le patrimoine immatériel rural et les activités agricoles. «Notre volonté n’est pas de cliver les néoruraux et les ruraux, mais de partir du constat de cette recrudescence des conflits. Les plaintes vont d’ailleurs dans les deux sens: des néoruraux qui se plaignent des activités agricoles et des agriculteurs qui font état de comportements inciviques», introduit Sybille Decoster-Bauchau, l’une des trois députées à l’origine de la proposition de décret.
À en croire la parlementaire, cette déliquescence du vivre-ensemble prend notamment racine dans les transformations démographiques que connaissent les zones rurales plus reculées depuis une décennie. Conséquence d’un exode urbain dont Bruxelles est la première – mais pas la seule – victime.
Moins éloignée de la capitale, la commune de Grez-Doiceau, dont Sybille Decoster-Bauchau a été la bourgmestre et est aujourd’hui conseillère communale, en a subi les conséquences il y a quelques années déjà: «Il y a eu une pression immobilière très importante, avec l’arrivée massive de gens qui n’étaient plus issus de la campagne. En six ans, nous avons eu des mouvements de population d’environ 30%.»
«C’est un phénomène structurel sur les dix dernières années et qui a tendance à croître, confirme Gilles Van Hamme, professeur en géographie économique à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Si les ex-citadins émigrent massivement vers la périphérie proche des villes, un certain pourcentage s’installe désormais de plus en plus loin à la campagne.»
Certes, ils restent une minorité au regard des «masses de Bruxellois qui quittent chaque année la capitale»; «mais dans un petit village rural, par définition moins peuplé, trois ou quatre nouveaux habitants peuvent rapidement modifier la sociologie locale», estime le géographe.
Villages-dortoirs
Le rural profond, nouvel eldorado des citadins en manque de nature? La tendance semble en tout cas avoir été confirmée par le(s) confinement(s) de ces quinze derniers mois. Alors qu’avant 2020, les notaires constataient plutôt un mouvement de retour vers les villes d’une certaine frange de la population, l’épisode Covid a vraisemblablement marqué un virage à 180 degrés: «Le confinement a fait prendre conscience de la qualité de vie à la campagne, des bienfaits d’avoir un jardin, de ne pas devoir croiser ses voisins dans l’ascenseur… L’essor du télétravail a également convaincu de nombreuses personnes d’oser chercher un logement plus éloigné de la ville», analyse Renaud Grégoire, notaire à Wanze et porte-parole de notaire.be.
Les chiffres du dernier baromètre des notaires confirment son constat: en 2020, seules les provinces wallonnes de Liège (+3%), de Namur (+3,4%) et de Luxembourg (+2,6%) ont vu leur activité immobilière augmenter par rapport à l’année précédente. Tandis que Bruxelles et le Brabant wallon enregistrent de leur côté une chute de l’activité de 4,8% et 8,4% respectivement.
«Si les ex-citadins émigrent massivement vers la périphérie proche des villes, un certain pourcentage s’installe désormais de plus en plus loin à la campagne.» Gilles Van Hamme, professeur en géographie économique à l’Université libre de Bruxelles (ULB).
L’impact du Covid sur le paysage sociétal des zones rurales ne s’arrête pas là: en l’absence de voyages et de loisirs, la (re)découverte des chemins vicinaux et autres sentiers à travers champs est devenue une activité de premier choix pour les habitants des campagnes… Quitte à empiéter, plus que de coutume, sur les propriétés privées des fermiers. Et avec le télétravail, «les gens étaient chez eux en journée, ils ont ouvert leurs fenêtres et se sont rendu compte des bruits de tracteur, de l’odeur du fumier ou des produits phytosanitaires», pointe Marianne Streel, qui a observé une forte hausse des plaintes d’agriculteurs victimes d’altercations ou de comportements inciviques lors du premier confinement.
La présidente de la FWA ne mâche pas ses mots: «Nos villages sont devenus des villages-dortoirs. Les habitants de la campagne ne connaissent plus le monde agricole. Résultat: depuis une quinzaine d’années, on voit apparaître une moins grande acceptation des pratiques agricoles.»
Sanctions à la clé?
Les députées wallonnes à l’origine de la proposition de décret en sont elles aussi persuadées: un brin de pédagogie permettrait de désamorcer bon nombre de tensions. «Il y a une vraie méconnaissance des activités agricoles. Il faut expliquer que l’agriculteur ne moissonne pas le dimanche ou la nuit pour ennuyer son voisin, mais qu’il dépend des conditions atmosphériques et du climat. C’est non négociable. Et si on rappelle aux habitants que ça ne dure que trois jours et que ce n’est qu’une fois par an, ça devrait pouvoir être accepté», estime Caroline Cassart-Mailleux (MR), également bourgmestre de la commune d’Ouffet.
Acteurs centraux dans la médiation de ces conflits, les bourgmestres ont un outil pédagogique à leur disposition: les chartes de la ruralité. Ces textes, qui stipulent les caractéristiques intrinsèques de la vie à la campagne et rappellent les droits et devoirs de chacun, essaiment dans de plus en plus de localités wallonnes ces dernières années.
Facultatives et non contraignantes, ces chartes sont toutefois rarement suffisantes. La proposition de décret des trois députées wallonnes entend y répondre de deux façons. Primo, en rendant la signature d’une charte obligatoire pour toutes les communes qui entament l’élaboration d’un Plan communal de développement rural (PCDR), pour lequel elles reçoivent des subsides wallons. «Cette charte devrait ensuite être systématiquement distribuée à tous les nouveaux habitants de la commune, pour s’assurer qu’ils acceptent les caractéristiques intrinsèques de la vie à la campagne», précise Sybille Decoster-Bauchau. Deuxio, en ajoutant un volet punitif pour mettre fin aux conflits. «Il faut une base légale qui prévoie des sanctions administratives pour décourager les incivilités», tranche Caroline Cassart-Mailleux.
La présidente de la FWA ne mâche pas ses mots: «Nos villages sont devenus des villages-dortoirs. Les habitants de la campagne ne connaissent plus le monde agricole. Résultat: depuis une quinzaine d’années, on voit apparaitre une moins grande acceptation des pratiques agricoles.»
Sons et odeurs: un patrimoine national
Bourgmestre pendant vingt ans de la ville de Thuin, Paul Furlan (PS) a non seulement pris conscience de la hausse des conflits de voisinage, mais aussi d’une plus grande judiciarisation de ces tensions. Un phénomène qu’il juge «tout à fait nouveau»: «Aujourd’hui, de nombreuses affaires sont portées devant le juge de paix; or, celui-ci n’est pas toujours au fait de la réalité rurale», estime l’ex-bourgmestre, se souvenant d’une histoire qui n’est pas sans rappeler celle du coq Marcel: «Dans une partie rurale de Thuin, un homme a entamé une procédure devant le juge de paix contre le coq de ses voisins; le juge a ordonné que les propriétaires de l’animal s’en débarrassent… Dans les faits, ça voulait dire qu’ils le tuent.»
Confrontée au même problème, la France a opté pour une solution plutôt innovante: le Sénat y a adopté, en janvier dernier, une loi de protection du patrimoine sensoriel des campagnes. Un texte qui vise notamment à aider les maires ruraux dans l’arbitrage de conflits de voisinage et qui inscrit les «sons et odeurs» de la campagne au patrimoine national.
La Wallonie est-elle prête à protéger à ce point sa ruralité? Inspiré par l’initiative française, le député socialiste Paul Furlan a posé la question à la ministre wallonne de la Ruralité, Céline Tellier (Écolo). Laquelle n’a pas caché ses réserves: favorable aux chartes développées à l’échelle des communes, elle exclut toutefois de légiférer.
L’enjeu est complexe. Il s’agit d’une part de protéger l’activité agricole – et ce, alors que depuis 1980 le nombre d’exploitations agricoles en Région wallonne a chuté de 70%. Mais d’autre part, impossible de nier les transformations qui modifient le visage rural et dont ces conflits interpersonnels sont un symptôme exacerbé. Les paysans ne sont plus majoritaires dans les campagnes et un renouvellement de la population y est nécessaire. Reste à savoir si c’est d’une loi que dépendra la survie harmonieuse du monde rural ou si ses habitants parviendront, avec le temps, à cultiver le vivre-ensemble.