Trois mois après le succès incontestable de la manifestation «Black Lives Matter», qui a réuni plusieurs milliers de personnes à Bruxelles, l’association organisatrice «Change» a changé de stature. Un public plus large l’associe désormais à la lutte antiraciste en Belgique. Parmi les signes qui attestent de cette nouvelle aura d’acteur incontournable, Change devrait siéger dans le groupe d’experts censé épauler la commission d’enquête parlementaire spéciale «décolonisation» que la Chambre des représentants a décidé de mettre en place au début de l’été.
C’est d’ailleurs pour préparer ce moment décisif que l’association propose une réunion, un dimanche de fin d’été à Schaerbeek, pour tenter de fédérer les points de vue de divers collectifs de la diaspora congolaise, auxquels se sont ajoutés des membres d’associations rwandaises. La tâche est délicate, car les sensibilités sont parfois à fleur de peau lorsqu’on parle de mémoire coloniale. Alter Échos ne pourra pas en dire beaucoup plus, ayant été uniquement convié aux préparatifs de la rencontre.
Mais l’objectif du jour est bien de trouver des terrains d’entente autour des questions cruciales comme la décolonisation de l’espace public, l’enseignement de l’histoire de la colonisation à l’école, les discriminations comme conséquences du colonialisme.
Autant de thèmes sur lesquels la Belgique semble frémir. Après des décennies de discrétion, voire de silence de la Belgique officielle sur les crimes commis pendant la colonisation, les choses bougent peu à peu. Le 30 juin dernier, à l’occasion des 60 ans de l’indépendance du Congo, le roi Philippe a tenu à exprimer «ses plus profonds regrets» face aux «actes de violence» commis à l’époque de Léopold II, désignant en outre les «discriminations encore trop présentes dans la société». Un début de changement de ton qui n’est pas passé inaperçu.
«Notre but premier c’était de faire écho à ces manifestations et de parler de la “vie des noirs”. » Corinne Demulder, asbl Change
La lutte contre les discriminations, justement, c’est l’angle principal de Change asbl depuis sa création en 2013. «L’association a été créée au départ dans l’idée de valoriser les cultures africaines subsahariennes et de lutter contre toutes les discriminations, mais surtout les discriminations subies par les afro-descendants», explique Corinne Demulder chargée de la communication au sein de l’association.
Et c’est dans ce balancier que Change oscille, parfois de manière hésitante – entre lutte universelle contre les discriminations et particularités propres aux populations d’afro-descendants. «Le racisme est un phénomène très large, explique Dido Lakama, cofondateur et coordinateur de l’association. Mais il y a des spécificités. Et nous sommes la population qui cumule le plus de discriminations. Donc si vous réglez notre problème, vous réglez celui de tous les autres.»
Changement d’échelle
La création de Change, c’était aussi une réaction face aux caractéristiques un brin émollientes des discours associatifs classiques. «Il y avait certes des activistes, des associations antiracistes, note Dido Lakama. Mais elles étaient surtout constituées d’intellectuels. Peu en prise avec le public concerné par le racisme.»
Et ces structures ne représentaient pas assez les populations originaires d’Afrique. C’est du moins ce que pense le cofondateur de Change. Selon lui, ces associations instituées ont davantage axé leurs luttes contre l’antisémitisme ou contre les discriminations subies par les musulmans, «car il y a des enjeux de radicalisation qui leur permettent une médiatisation accrue», au détriment d’une «lutte contre le racisme fait aux Noirs». «Notre action n’est pas opposée à ces associations institutionnelles, mais complémentaire», ajoute Dido Lakama, lui qui a siégé au conseil d’administration du MRAX, «une association un peu décalée par rapport au terrain», lâche-t-il au passage.
Dido Lakama, à l’époque, lançait Change asbl avec cette idée d’une association ancrée dans l’action, le terrain, en lien avec des collectifs composés majoritairement de jeunes. L’asbl organise des camps de jeunes, des débats, des conférences et s’est déjà fait remarquer en contribuant, avec d’autres collectifs, à ce que la commune d’Ixelles crée un square Lumumba.
Son association travaille les questions d’identité – «trop de jeunes ne se sentent ni belges ni africains» – et voudrait œuvrer à la création d’une «véritable identité belgo-congolaise». Mais cela passe d’abord par un combat contre cet ensemble de discriminations – emploi, écoles, logements – qui touchent les populations originaires d’Afrique «et qui les empêchent d’avancer», tout en s’attaquant au racisme ancré dans une histoire coloniale trop longtemps occultée.
Alors que l’association vivait une notoriété plutôt confinée aux cercles militants, le succès populaire de la manifestation du 7 juin a changé la donne. Un succès qui s’explique par plusieurs facteurs, dont cette envie soudaine qui a poussé les gens à sortir de chez eux après des mois de confinement. Mais ce sont surtout les conditions de la mort de George Floyd, étouffé aux États-Unis par un policier, qui ont secoué les opinions. «Nous n’avons pas été si surpris de l’affluence, explique Corine Demulder. L’indignation était telle suite au décès de George Floyd. Ce qui était historique, c’est que la foule était mélangée, toutes les communautés étaient représentées.»
La légitimité des uns ou des autres à évoquer les discriminations a été l’objet de quelques crispations, notamment avec la famille de Mehdi Bouda, fauché par une voiture de police en 2019 (lire: «Victimes, un antiracisme bien vivant mais fragmenté»). «Le point de départ, c’est bien George Floyd et le mouvement Black Lives Matter. ‘La vie des Noirs compte.’ Notre but premier, c’était de faire écho à ces manifestations et de parler de la vie des Noirs, et du racisme que nous subissons en Belgique. Mais, dans un deuxième temps, les mots d’ordre de la manifestation étaient contre toute violence policière et contre toute discrimination. D’ailleurs, tout le monde a pu s’exprimer.»
Au-delà de la polémique, l’asbl Change a attiré la lumière avec cette grande mobilisation contre le racisme. L’association compte bien transformer l’essai. «Cela nous donne davantage de visibilité mais crée aussi des attentes, reconnaît Dido Lakama. Nous allons utiliser cette influence pour peser davantage et changer les choses.»