De Mathieu Pernot, diplômé en 1997 de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, il faut d’abord rappeler le travail – qu’on ne verra pas ici – sur «Les Gorgan», une famille tzigane de la région qu’il a immortalisée de 1998 à 2013. Cette complicité et cette démarche entreprise «sur un temps long» ont produit un corpus puissant et criant d’humanité, cassant les préjugés liés à cette communauté. Son goût pour les sujets en marge de la société l’amène cette fois-ci à la rencontre des réfugiés, c’est ce travail qui est proposé au visiteur de l’exposition.
De Calais à Paris
Nous sommes en 2009 quand Mathieu Pernot tombe par hasard sur une photo, publiée dans un magazine associatif. On y voit quatre Afghans, allongés à même le sol dans une forêt à proximité de la «Jungle de Calais», ce camp (ou plutôt bidonville) de sept cents réfugiés ayant fui leur pays dans les conditions dramatiques. Mais quand Mathieu Pernot arrive sur place «il est trop tard», tout le monde vient d’être évacué. «L’image qu’[il] était venu chercher des migrants dans l’attente d’un hypothétique passage en Angleterre» s’est envolée. Il décide alors d’immortaliser les traces de ces centaines d’hommes et de femmes en transit. «La Jungle», une série grand format, représente à chaque fois un élément précis, perdu dans l’immensité du paysage pour attester «de la présence de ce qui n’est plus visible». Des sacs de couchage dispersés çà et là au cœur de la forêt, des morceaux de vêtements accrochés aux branches et des vestiges de tentes laissés à l’abandon. Les images dégagent une étrange atmosphère onirique et sont empreintes d’une beauté formelle. Les émotions qu’elles devraient susciter (empathie, horreur, information) sont inexistantes.
Au moment où Mathieu Pernot se trouve à Calais, il apprend que des migrants afghans viennent d’être expulsés du square Villemin, situé dans le Xe arrondissement de Paris. Il fonce dans la capitale française et passe quelques après-midi avec certains d’entre eux au sein d’une association. Au lieu de capturer ces instants – probablement précieux? –, il prend des photos d’eux en plein sommeil (à 5 h du matin!) dans leurs sacs de couchage, à même le sol. La douceur de la lueur matinale, le jeu des couleurs contrastées et l’angle de vue étudié, transforment les corps cachés en gisants sublimés. L’ensemble met mal à l’aise. L’aspect esthétique est si présent qu’on en oublierait presque la réalité tragique du sujet. Si Mathieu Pernot explique que «la précarité et l’urgence de la situation faisaient qu’il lui paraissait obscène» de les prendre en photos éveillés, cette série soulève néanmoins une question: faut-il magnifier la misère? La valeur de témoignage est la colonne vertébrale de tout photographe documentaire, une qualification que Mathieu Pernot revendique avec ferveur, et c’est bien le problème. Ici les images sont délestées du témoignage au profit d’une recherche formelle, proche de l’art contemporain.
Si le talent de Mathieu Pernot est indiscutable, l’on regrette la précipitation de sa démarche, l’absence de réelles rencontres et de véritables récits de la part des réfugiés.
En 2012, grâce à l’association «Français langue d’accueil», il fait la connaissance de deux réfugiés afghans à Paris: Jawad et Mansour, âgés d’une vingtaine d’années, avec lesquels il reste en contact. Au premier, il demande décrire en farsi son périple de Kaboul à la France. «À chacune de nos rencontres, il me donnait quelques pages de son histoire qu’il me traduisait. J’y voyais le récit d’une épopée moderne, l’histoire en négatif de notre mondialisation.» Pour le second, ce sont les cahiers de ses cours de français qui l’intéressent, sur lesquels on peut lire les mots de première nécessité «je viens de», «j’ai peur», «pouvez-vous m’aider» ou encore «sans-papiers». L’opposition entre la maîtrise de la calligraphie iranienne et la fragilité de la nouvelle langue constituent un ensemble bouleversant, avec le regret de ne pas avoir la traduction du récit.
Dans la jungle de Mória
En septembre 2020, Mathieu Pernot part à «la rencontre» des réfugiés du camp de Mória, situé sur l’île grecque de Lesbos. Conçu en 2013 pour accueillir 150 personnes, puis 2.000 en 2015. En 2020, le nombre explose à 22.000, les obligeant à s’installer dans des tentes de fortune autour du camp officiel. Ces lieux éparpillés deviennent la «Jungle de Mória». La série, qui donne son nom à l’exposition «Something is happening», est constituée de photos et de vidéos. Sur les premières, des visages d’hommes, de femmes et d’enfants défilent sous nos yeux. Ils vivent dans des conditions dépourvues d’humanité et de dignité. On voit leur désespoir, mais aussi leur courage, comme cet homme qui fait du pain avec trois bricoles. Ces clichés, cette fois bien documentaires, sont pris «dans l’urgence» précise Mathieu Pernot. Avait-il une autorisation de durée limitée? La réponse est négative et le mystère reste entier. C’est cette même «urgence» qui l’aurait empêché de dialoguer avec les protagonistes de ces photographies. Et – malheureusement – cela se voit. Les regards de ceux et celles qui apparaissent ici ne croisent que rarement celui de Mathieu Pernot. Ils regardent ailleurs et donnent surtout l’impression de ne pas vraiment vouloir être pris en photo. Ont-ils craint qu’un refus puisse être interprété comme une impolitesse? D’eux, nous n’apprendrons rien, les cartels ne mentionnent aucun prénom, ne relatent aucune histoire.
Les vidéos, elles, sont toutes prises par les réfugiés grâce à leur téléphone, ils les envoient directement à Mathieu Pernot, via WhatsApp, dans le but de témoigner de la situation. On y voit le camp «de l’intérieur», les manifestations organisées par les migrants – qui ne supportent plus l’insalubrité des lieux –, des agressions, enfin l’incendie du camp, déclenché par le désespoir de certains d’entre eux. Ces images sont suivies par la découverte d’un exode insupportable de plusieurs milliers de personnes, dont énormément d’enfants, marchant désœuvrés sur les routes. On peut se demander si ces vidéos filmées à bout de bras et à bout de souffle, comme un dernier espoir d’alerter, n’auraient-elles pas mérité d’être vues par le plus grand nombre, d’être publiques plutôt que privées? Prenez le témoignage de cet homme qui se lève lors d’une grève et implore «aux femmes européennes de venir en aide aux femmes africaines» ou le message de celui-ci qui, lors d’une marche, brandit bravement un tissu blanc sur lequel est écrit: «We are not prisoners or slaves.»
Si le talent de Mathieu Pernot est indiscutable, l’on regrette la précipitation de sa démarche, l’absence de réelles rencontres et de véritables récits de la part des réfugiés. Et pourtant le photographe se considère comme un «passeur d’histoires». Le problème est justement là. Il n’a fait que «passer», en oubliant de transmettre l’essentiel.
Mathieu Pernot, Something is happening – Musée Juif de Bruxelles – rue des Minimes 21 à 1000 Bruxelles – du mardi au vendredi de 10 h à 17 h et samedi et dimanche de 10 h à 18 h.