Christian Maurel est sociologue. Co-fondateur et co-animateur du collectif national « Education Populaire et Transformation Sociale » en France, il intervient également à l’Université populaire d’Aix-en-Provence et est invité régulièrement en Belgique à mettre en perspective les évolutions de l’éducation permanente (« populaire » en France).
Alter Echos – Vous mettez au centre de votre réflexion sur l’éducation permanente la notion de « puissance d’agir »1. Que signifie-t-elle ?
Christian Maurel – Je distingue deux formes de pouvoir: le pouvoir « sur » – celui des hommes sur d’autres hommes, le pouvoir que l’on subit ou que l’on impose – et le pouvoir « de ». La puissance d’agir relève de la deuxième catégorie. Il résume, à mes yeux, l’enjeu actuel de l’éducation populaire : comment faciliter les démarches qui permettent à des individus assujettis de retrouver une puissance d’agir individuelle et collective. Cette dimension collective est essentielle dans l’éducation populaire.
AE – L’éducation permanente aujourd’hui est tiraillée entre une priorité à donner à des publics précarisés et la nécessité de toucher « tout le monde »…
CM – La situation est contradictoire. Il s’agit de faire de l’éducation populaire et en même temps, il y a une instrumentalisation des pouvoirs publics poursuivant des objectifs de cohésion sociale. C’est un vrai problème. Néanmoins, des initiatives intéressantes existent. Je cite souvent cet exemple de la Maison des jeunes et de la culture de Ris-Orangis qui a mené des actions au départ de la disparition de certains commerces de proximité dans un quartier. Le phénomène affectait les habitants et pouvait les mener à tenir des discours de type Front National. Les animateurs ont constitué des groupes de travail qui sont partis de ce qui affectait concrètement les gens. Les participants ont élaboré un questionnaire avec lequel ils sont allés à la rencontre de leurs voisins. Outre la disparition des commerces de proximité, la problématique des violences à l’école était également soulevée. A partir du matériau récolté, ces groupes ont construit des savoirs collectifs, analysé les phénomènes, interpellé qui de droit. Malgré ses contraintes institutionnelles liées à ses modes de financement, la MJC de Ris-Orangis fait ce qu’elle entend vouloir faire avec des démarches ascendantes. Elle « s’autorise » !
AE – C’est une question de posture ?
CM – Oui, et dans une même structure, il peut y avoir plusieurs postures. Celle d’organiser des activités culturelles et festives plus classiques qui ont aussi l’intérêt de réunir les gens. Et celle de repolitiser les questions sociales, de faire en sorte que les citoyens se les réapproprient.
Réinsertion ou révolution
AE – Le discours des travailleurs en éducation permanente reste pourtant dominé par la critique de ce qui ne leur convient pas : instrumentalisation, évaluation quantitative…
CM – L’instrumentalisation ou la contrainte sont si fortes que les travailleurs sociaux, au sens très large, sont pris dans ce type de discours. Or je maintiens qu’il y a des voies de passage malgré tout. Pour que les « travailleurs des rapports sociaux » puissent faire de l’émancipation, il faut qu’ils puissent s’émanciper eux-mêmes. La question est de savoir comment permettre à des travailleurs militants, eux-mêmes assujettis par les politiques publiques, d’accompagner les gens vers l’émancipation. Ils doivent pour cela imaginer d’autres façons d’agir. Il apparaît de plus en plus, au regard de l’état du monde, que le travail social ne peut plus continuer à insérer des gens dans un système qui va à l’échec.
AE – L’imaginaire révolutionnaire dont semblent imprégnés de nombreux travailleurs du secteur, c’est un atout ou un fantasme contre-productif ?
CM – En termes de langage, vous êtes vous, en Communauté française, plus avancés que nous, en France. Ce sont des termes que nous ne nous autorisons pas. Même les Indignés ne sont pas dans un imaginaire révolutionnaire. Si je dis, en France, que l’Education populaire doit construire un imaginaire révolutionnaire, il va falloir s’expliquer fortement avec les autorités subsidiantes ! Déjà, les notions de transformation sociale et de conflit sont difficiles à faire passer auprès des mandataires locaux, notamment. Mais aujourd’hui, a-t-on le choix ? La révolution, ce n’est pas « une flaque de sang à chaque coin de rue ». C’est une transformation radicale des rapports de force et des rapports sociaux qui peut se faire de façon humaniste.
AE – Vous parlez plus volontiers de réactivation du conflit comme moyen de désamorcer les violences…?
CM – Le conflit, c’est réveiller les contradictions sourdes. Il y a les petites émancipations comme une première prise de parole en public… Les grandes émancipations sont peut-être le fruit des petites émancipations. L’éducation populaire tâtonne, avance par essais et erreurs en articulant l’infiniment petit – les contradictions et souffrances individuelles – et l’infiniment grand. Le rôle du travailleur en éducation populaire, s’il s’inscrit dans une logique d’émancipation, c’est de veiller à accompagner le passage de la frustration personnelle à l’indignation, de l’indignation à la conscientisation, de la conscientisation à l’engagement, de l’engagement à l’organisation.
Renverser la logique d’offre de services
AE – L’éducation permanente est aujourd’hui fort institutionnalisée ; quelle est encore sa porosité aux nouvelles formes d’action, aux initiatives d’émancipation qui lui sont extérieures ?
CM – Lorsqu’il y avait encore une MJC à Marseille, la directrice disait : « Ce qui m’intéresse, le mercredi après-midi, ce sont les « mamans poussette ». » En se réunissant aux abords d’une plaine de jeux, celles-ci parlent entre elles. Elles parlent de ce qui les affecte dans la vie de quartier, dans leur vie quotidienne, dans leur vie intime parfois. Elles disent quelque chose de l’environnement social dans lequel interviennent les travailleurs de la MJC. C’est ça, l’enjeu de l’éducation populaire : se saisir de ce qui se dit dans les quartiers où l’on travaille. C’est l’enjeu de l’accueil : soit on oriente les gens vers des services, soit on entend leur propos et on répercute vers l’équipe. Ça, c’est intéressant. Souvent, dans les réunions d’équipe hebdomadaires, on invite tout le monde sauf les personnes chargées de l’accueil. Je considère qu’elles sont pourtant les premières qu’il faut entendre. Voire même que chacun devrait passer par cette fonction d’accueil. Si on supprime cette fenêtre-là, on supprime la capacité d’ouverture.
AE – La normalisation et les logiques de contrôle quantitatif préfigurent-elles un risque de marchandisation à long terme ?
CM – Bien sûr qu’il y a risque de marchandisation ! Et pour ne pas se soumettre aux logiques d’évaluation des seuls pouvoirs publics, il faut construire soi-même ses propres logiques d’évaluation. Ceci suppose qu’il y ait eu formulation d’objectifs. Or les pouvoirs publics ne les formulent pas de la même manière que les acteurs de l’éducation populaire. Evaluer, c’est donner de la valeur à ce que l’on fait : les acteurs doivent être au centre de cette démarche. Ils doivent pouvoir faire valoir leurs valeurs et modes d’action jusqu’à identifier eux-mêmes leurs échecs. C’est, aussi, développer une capacité à évaluer le dispositif institutionnel dans lequel ils évoluent. Ça peut être intéressant si les deux approches coexistent et nourrissent un conflit.
Des mondes de démocratie
AE – Au sein des conseils d’administration ou entre ceux-ci et les équipes, des tensions apparaissent entre préoccupation gestionnaire et préoccupation autour des questions sociales. La première peut-elle prendre le pas sur la seconde ?
CM – Ici aussi, il faut faire conflit, mettre en débat, permettre que ces deux sensibilités se confrontent au sein des conseils d’a
dministration. Les choses ne sont pas inconciliables. En France, cela devrait être le rôle des fédérations que de faciliter cette « mise en conflit ». Sur le terrain, il faut également veiller à ramener les questions pédagogiques sur les questions techniques. Arguer que la technicité peut être mise au service d’enjeux plus importants.
Aujourd’hui se développent chez certains jeunes des imaginaires qui ne se réduisent pas à la dimension technique. Paradoxalement, c’est dans l’éducation populaire que ces imaginaires seraient les moins forts. Comment les réactiver ? Les associations doivent se donner comme principe régulateur d’être des espaces démocratiques. C’est-à-dire qu’elles reconnaissent être traversées d’intérêts différents, voire contradictoires et qu’elles veillent à donner à chacun l’égal droit de dire ses différences, de les faire valoir, de les mettre en délibération. Il faut que la délibération et l’arbitrage qui mènent à une décision n’écrasent pas, n’occultent pas les contradictions internes. Il y a deux éléments importants dans le fait de se regrouper : pouvoir se construire un imaginaire collectif commun et que celui-ci passe par la fertilisation des désaccords.
1. C’est aussi le titre de son dernier ouvrage paru : Christian Maurel, Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Ed. de L’Harmattan, mai 2010.