Membre fondateur de l’Association syndicale des magistrats, conseiller d’État dans les années ’90, Christian Wettinck a terminé sa carrière àGrâce-Hollogne comme juge de paix. Il plaide pour une justice plus proche des citoyens.
Sur le plancher, des caisses remplies de dossiers jaunis, témoignage d’une carrière bien remplie, attendent d’être rangées à la cave.Christian Wettinck vient de prendre sa retraite. « J’ai rendu mon jugement dernier », plaisante-t-il. Un trait d’humour, comme pour alléger un moment que l’onsent chargé d’émotion.
Situé au deuxième étage de sa maison, à quelques pas du Jardin botanique de Liège, le bureau du juge fleure bon les vieilles boiseries et le cuir des ouvrages dedroits qui tapissent les murs. Le soleil du printemps darde ses premiers rayons sur une partition de musique, autre passion du magistrat.
Comment résumer une vie professionnelle si riche en quelques lignes à peine ? Le jeune Christian Wettinck commence sa carrière comme avocat. « Mais j’avais unehaine féroce pour l’aspect économique des choses, réclamer des honoraires à mes clients était une corvée insupportable », nous confie-t-il avecun sourire complice. Plus tard, il devient juge au tribunal et gravit les échelons, toujours plus haut, jusqu’au Conseil d’État en 1990.
Durant ces années, il trouve aussi le temps de mener un combat pour une justice plus indépendante, démocratique, proche des citoyens. Avec quelques confrères, il fondel’Association syndicale des magistrats1 en 1979 et l’Association des magistrats européens pour la justice et les libertés en 1985. Également membre des juristesdémocrates, qui œuvrent au niveau international pour l’application de la Charte des Nations unies, son engagement l’amène à voyager en Pologne, en Roumanie, enAfghanistan, etc. « On a monté un tribunal avant le référendum pour ou contre Pinochet. J’ai fait la rédaction du jugement qui condamnait la junte. » Unsouvenir passionnant parmi nombre d’autres.
Après avoir visité les quatre coins du monde, vécu des événements historiques, et travaillé dans les hautes sphères de la justice administrative,Christian Wettinck décide de changer de cap. En 1999, il est désigné juge de paix au canton de Grâce-Hollogne. « À cette époque, on n’avait jamaisvu quelqu’un retourner dans le judiciaire après être passé au Conseil d’État, se souvient-il avec amusement. Et j’ai été très heureuxcomme juge de paix. C’est une des plus belles positions, car on a un territoire délimité, on est en contact direct avec la population et on bénéficie d’unegrande liberté dans l’organisation de son travail. »
Des dossiers, des histoires
Le juge de paix, qui tranche dans des conflits dont l’enjeu financier ne dépasse guère 1 860 euros, voit défiler un tas de « petitesaffaires » révélatrices des difficultés quotidiennes rencontrées par les habitants du canton dont il est en charge. « J’ai vu les anciensmétallos de Mital arriver chez moi avec des défaillances de paiement, les problèmes de couple qui surviennent quand le mari n’a plus de boulot, l’augmentation desdemandes de médiation de dettes. En dix ans, j’ai observé un accroissement de la pauvreté à cause de la crise économique », déplore lemagistrat, visiblement touché.
Dans un rapport qu’il a rédigé sur la Justice de paix à Grâce-Hollogne pour le Centre pour l’égalité des chances en 2005, Christian Wettinckestimait que la moitié des personnes qui recourent à la justice de paix, demandeurs et défendeurs confondus, vivent dans la précarité. Chaque année, celareprésente 500 ménages grosso modo.
Les dettes qui s’accumulent, les pensions alimentaires impayées, les querelles de voisinage, derrière chaque dossier, se dévoile une tranche de vie. « Il fautprendre le temps de parler avec les gens. Sinon tout se réduit à du papier », insiste le magistrat dont le discours dévoile une certaine tendresse pour la région etses habitants. Quand il aborde le rôle des avocats, son ton mesuré trahit un léger agacement. Certains, constate-t-il, ne savent même pas combien d’enfants a leurclient. « Quand les gens viennent avec un avocat, alors celui-ci parle à leur place et tout se réduit à du papier. Et parfois, je préfère avoir des gens quiviennent sans avocats que des gens qui envoient leur avocat à leur place. »
Reste que la grande majorité des personnes assignées en justice de paix ne présente ni leur avocat, ni le bout de leur nez. « Les pauvres ne sont jamais làoù on les attend, car ils ont toujours un tas de choses considérables à faire : aller au CPAS, faire une demande pour un logement social, pour une aide au guichet énergie,se présenter au Forem… Quand le travailleur social ou le propriétaire les cherchent, les voilà qui sont aux urgences avec le petit. Plus les gens sont pauvres, plus ilssont submergés. Il faut prendre cela en considération. » Face à cet absentéisme notoire, Christian Wettinck distingue deux catégories de juge. Les paresseuxdonneront tort aux absents. Les courageux prendront le temps d’examiner le dossier et de se demander ce qu’ils plaideraient à leur place.
Justice de terrain
On l’aura deviné, Christian Wettinck n’est pas le genre à rendre des jugements depuis sa tour d’ivoire. « Il faut sortir de son bureau et de ses dossiers,aller voir les logements insalubres. Je connais les corniches qui percent. Je sais où se trouvent les taudis, les parcs industriels, les anciens quartiers militaires. La régionm’est familière tout comme ses habitants. »
Quand il arrive à Grâce-Hollogne, le magistrat veut faire connaissance avec son territoire, se rendre compte de la réalité sociale et économique sur le terrain.En sociologue plus qu’en juge, il a l’idée de réaliser une cartographie des conflits dans le canton. Mieux comprendre la répartition des problèmes, pense-t-il,peut permettre de développer des politiques préventives. « Mais comment faire pour que cet outil ne soit pas utilisé à des fins de contrôle »,s’interroge-t-il dans le même temps ? À l’heure où le mot activation est sur la bouche de tous les politiques, Christian Wettinck opte finalement pour la prudence.
Durant ces dix années dans le canton, le juge tente également d’impulser une concertation entre les CPAS, les services d’urbanisme, la police. Il participe à desaprès-midi de travail, donne des conférences, rêve de tables rondes qui réuniraient les représentants du peuple, des pouvoirs juridiques et des services pu
blics. Lesacro-saint principe de la séparation des pouvoirs entre la justice et l’exécutif, ne signifie pas pour lui qu’il faille s’ignorer mutuellement. « Je ne peux pasgouverner à leur place et eux ne peuvent pas juger à ma place. Mais cela n’empêche pas de collaborer et de se connaître. Les travailleurs sociaux, par exemple, nesavent pas toujours exactement à quoi sert le juge de paix. C’est important qu’il y ait des rencontres et j’espère que mon successeur aujourd’hui pourracontinuer dans ce sens. »
Un beau plaidoyer, en somme, pour une justice plus proche des gens, à la fois d’un point de vue géographique et humain. Pas vraiment le sens des politiques actuelles qui tendent versun regroupement des arrondissements judiciaires. « Certains politiques, côté flamand notamment, sont attirés par le modèle hollandais. Je suis absolumentopposé à toute réforme qui viserait à remettre le juge au niveau de l’arrondissement. Ce serait une grande perte. »
Juger sans condamner
Avec leur vocabulaire technique et leurs robes d’un autre temps, les juges paraissent parfois bien éloignés du citoyen lambda. Dans le cadre de ses activités syndicales,Christian Wettinck s’est battu pour faire évoluer un langage dont la complexité, dans bien des cas, freine l’accès à la justice. Un langage qui, sans vraimentle vouloir, véhicule une certaine violence. « Au 21e siècle à Grâce-Hollogne, on ne condamne plus », annonce ainsi le magistrat, une pointe de fiertédans la voix. « Pourquoi condamner les gens à payer une pension ou un loyer, au lieu de dire qu’ils sont tout simplement obligés. C’est démesuré ! Lesgens ne sont pas coupables d’être pauvres. »
Aux syllogismes savants et aux citations latines, le magistrat préfère remettre les choses dans leur contexte. Ses jugements se lisent comme des histoires. « Il faut êtrenarratif. On a des affaires avec des actes qui peuvent dater de 1920. Il faut expliquer que la commune n’était pas la même à l’époque, qu’il y avait deschemins vicinaux, qu’il n’y avait ni autoroutes, ni aéroport à Bierset, ni expropriations. » Quant à la décision, il préfèrel’inscrire en introduction plutôt qu’en conclusion comme le veut l’usage. « Les avocats savent qu’il faut aller directement à la dernière page, maispas les gens. »
Dans le bureau du juge le soleil brille toujours. La bande magnétique de l’enregistreur arrive au bout. Notre dernière question s’adresse autant au magistrat, qu’au sociologue, ausémiologue et au syndicaliste que nous venons de rencontrer.
Dans le fond, Monsieur Wettinck, qu’est-ce que la justice pour vous ? « Le mot justice est mal utilisé, il faudrait plutôt parler de juridiction », répond lemagistrat. Avant de rappeler, que la justice c’est d’abord l’accès à l’éducation, au logement, à la santé, autant de domaines qui relèvent du politique.« Une demande en justice n’est pas une demande de justice, mais derrière, il y a toujours une demande de justice. Et malheureusement, ça, je ne peux pas y faire grand-chose,sauf éviter qu’ils ne soient punis pour rien. Je donne des mots, pas de boulots ni de soupe. » Il laissera le mot de la fin au juge italien Marco Ramat : « La meilleure justicec’est celle qui fait le moins mal. »
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