En prélude au bilan du décret et d’un nouveau plan quinquennal, les opérateurs associatifs et publics se sont retrouvés pour les troisièmes rencontres dela cohésion sociale. Analyse et perspectives.
Le Collège de la Cocof s’apprête à remettre sa copie dans l’application du décret sur la cohésion sociale devant la Commission des Affaires socialesdu Parlement bruxellois francophone fin février. Le rapport du Cracs (Centre régional d’appui en cohésion sociale)1 vient d’être déposéau gouvernement. Il proposera des pistes de priorités pour le nouveau « quinquennat » 2011-2015 et envisagera les modifications possibles du décret quant à sesprocédures et ses finalités. Mais avant cela, retour sur une journée de débat en deux temps.
Le professeur de sociologie à l’ULB, Andrea Rea, s’y est livré à une analyse des politiques de cohésion sociale dans le contexte européen.Après une longue introduction théorique (voir encadré), il rappelle comment, dans la crainte des effets négatifs de la diversité, les politiques publiques ont misen place des programmes d’intégration civique pour les nouveaux migrants dans divers pays européens. Andrea Rea souligne toutefois combien les buts poursuivis et lesmodalités de fonctionnement (obligation ou incitation) pouvaient différer selon les États.
Cette apparition a été de pair avec l’immixtion des institutions européennes dans le débat. L’Union européenne n’a pas de compétencedans le domaine de l’intégration, mais elle en a dans le domaine de l’immigration. Les programmes d’intégration civique sont encouragés par ce qu’onappelle désormais des « soft laws ». Il cite ainsi les « Onze principes de base de l’intégration » édictés par la Commission. Sans forcecontraignante, ils influent néanmoins sur le travail des États membres en posant des balises assez marquées. Ces principes alimentent notamment la politiqued’inburgering menée en Région flamande depuis 2001.
Interventionnisme versus laisser-faire
En effet, la régionalisation de notre pays a fait émerger des politiques différentes en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Le moins que l’on puisse dire est queces politiques sont fort variées. En Flandre, cela passe par la politique d’inburgering couplée à une reconnaissance des minorités ethniques et culturelles.Il s’agit d’une politique interventionniste forte visant principalement l’intégration des primo-arrivants.
À Bruxelles et en Wallonie, les politiques sont plus tournées vers l’aspect social. « On remarquera que le décret sur la cohésion sociale n’utilisepas une seule fois le mot immigré alors que le décret wallon y fait explicitement référence en ce compris dans son intitulé », remarque Andrea Rea qui voitdeux explications à cette situation. « La Wallonie véhicule sans doute un peu le mythe de la « Wallonie, terre d’accueil » même si c’est un mythe. L’accueildes immigrés a été loin d’être facile dans l’histoire de la Wallonie ! À Bruxelles, j’y vois plutôt une raison historique liéeà la conversion d’une série de personnalités politiques bruxelloises du racisme quotidien des années 80 au pragmatisme des années 90. Les étrangersétant socialement défavorisés, les mécanismes les concernent « aussi », alors qu’en fait, ils leur sont prioritairement destinés », analyse lesociologue.
Mais au-delà de la sémantique, les politiques bruxelloises et wallonnes se caractérisent par un certain « laisser-faire », notamment en déléguant auxcommunes la concertation avec les associations. « Le débat sur le décret bruxellois tient en huit pages », remarque le professeur Rea. En définitive, il soulignela différence dans la manière dont Flamands et francophones posent le débat. « En Flandre, on parle plus de la définition de la politique et de son public cible.Entre francophones, on parle plus de qui prend les décisions et des sujets qu’on aborde », analyse-t-il.
Tension option places versus option people
L’option places est une méthode d’intervention publique sur des territoires déterminés. En France, ce sont les banlieues. À Bruxelles, l’outilde détermination est l’EDRLR (Espace de développement renforcé du logement et de la rénovation), une notion qui apparaît dans le Programme régional dedéveloppement en 2002. Pour avoir accès au programme de cohésion sociale, une commune doit avoir un territoire reconnu comme EDRLR. Au bout du compte, seulement treize communessont éligibles dans le cadre du décret.
Selon le Centre régional d’appui à la cohésion sociale (Cracs), l’option places prévaut largement à Bruxelles. Les Contrats de quartier sont unautre exemple d’option places. « Mais, à force de s’occuper de territoires, on oublie des catégories de population comme les primo-arrivants », souligneAlexandre Ansay.
L’option people consiste à viser plus spécifiquement les personnes en mettant les gens en mouvement en s’appuyant sur les communautés ethniques etculturelles. Alexandre Ansay donne l’exemple de la Maison des Peuls à Ixelles qui joue un rôle pour l’intégration des Peuls à Bruxelles. Chacun peut y chercherun peu de chaleur en retrouvant des compatriotes et un réseau pour s’intégrer. Cette option est très décriée du côté francophone alors que laFlandre l’encourage par exemple via l’existence d’un forum des Communautés ethnoculturelles. « La méfiance des francophones est due au risque de fragmentation dusocial que les collectifs représentent », souligne le coordinateur du Cracs.
D’autres éléments pourraient entrer en ligne de compte. « On pourrait tenir compte du pourcentage d’immigrés dans une commune ou tenir compte demicro-quartiers comme certains quartiers de logements sociaux qui ne sont ainsi pas éligibles comme à Uccle, au Homborch ou au Merlo », mentionne Jonathan Unger, chargé demission au Cracs.
Région ou commune : le vieux débat
Le rôle prépondérant des communes a toujours fait débat dans ce type de politique. « À l’origine, il fut même l’objet d’undébat important car la Cocof ne pouvait financer les communes, par essence bilingues, à Bruxelles. Pour éviter cet obstacle, il a fallu demander aux associations de se « sexuer »linguistiquement. On se souviendra du refus emblématique – suivi de l’arrêt des activités, [NDLR de l’association « Bruxelles en couleurs-BrusselsGekleurd »] », nous rappelle Alexandre Ansay.< /p>
Aujourd’hui, le débat refait surface. Certes, la cohérence de la politique de cohésion sociale avec d’autres politiques visant des objectifs similaires peutêtre issue d’une bonne coordination communale qui gère aussi les fonds « Politique des grandes villes », le volet social des contrats de quartiers, les fondsliés à la prévention, le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés… « La cohérence est voulue par tout le monde. Les concertationscommunales doivent y contribuer, mais cela reste un vœu. Certaines communes y arrivent, d’autres pas », souligne Jonathan Unger. Il est vrai que les communes font parfois faceà des comportements assez individualistes de leurs édiles et que tous les bourgmestres n’ont pas le leadership nécessaire pour faire face à certaines dérivesscabinales. « Le décret institue un modèle de collaboration entre l’association et le pouvoir public. La pratique de l’allégeance est malheureusementrépandue. Les projets régionaux ont moins de dépendance vis-à-vis du pouvoir politique », soutient Jonathan Unger.
Pour Andrea Rea, pas de doute ! Il soutient que la politique en la matière doit être plus régionale. « Les communes ont joué un rôle, mais elles sontaujourd’hui plus un étouffoir qu’un moyen de cohérence. »
Les futures priorités
Andrea Rea espère que les évolutions attendues prochainement permettront un renforcement de certaines dynamiques dans plusieurs domaines au moins. Selon lui, il fautdécloisonner et lutter contre certaines tendances à la territorialité. « Nos enquêtes montrent la réduction de la mobilité. L’installationd’une structure comme une agoraspace est bien sûr positive mais elle fige les gens sur un périmètre donné », donne-t-il comme exemple.
L’aspect cosmopolite de Bruxelles doit ainsi être mieux soutenu. « Il faut créer plus de lieux de brassage et de mixage et promouvoir des actions plus transversaleset moins territoriales », nous dit-il en soulignant l’aspect positif de la Zinneke Parade en la matière.
Au moment où les débats sur les identités sont assez tendus, il milite pour l’émergence et le soutien à de vrais projets interculturels. « Pour lui,les replis ne sont pas communautaires, ils sont religieux. Il faut donc des ouvertures culturelles », soutient-il. Il souligne aussi l’importance de la spécificité urbainede Bruxelles. « L’émergence d’une culture urbaine est une réalité dont il faut tenir compte. Éric Corijn [ndlr : professeur de sociologie à laVUB] soutient des idées fortes sur le sujet. »
Et demain ?
Si le rapport du Cracs n’est pas encore public, leurs auteurs nous ont néanmoins tracé quelques pistes. Pour le Cracs, il est essentiel de développer un axe concernantles primo-arrivants sous la forme d’un parcours intégré en trois étapes (info sur les droits via la commune, une initiation à la citoyenneté renforcéepar un apprentissage du français et une orientation professionnelle). Ce parcours doit à la fois être non conditionnel, non payant et non obligatoire.
Il y a un problème de cohérence à régler entre le travail du BON (Brussels ONthaalbureau voor mensen van vreemde origine bureau d’accueil pour les personnes d’origineétrangère), mis en place dans le cadre de la politique flamande d’inburgering, l’activité des CPAS et celle des associations de cohésion sociale.« En tout cas, nous insistons sur le contexte de délitement des solidarités interrégionales », explique Alexandre Ansay.
On peut poser la question de fond : comment faire de la cohésion sociale en écartant les néerlandophones ? Faut-il aller jusqu’à régionaliser cesmatières à Bruxelles ? Cela pourrait améliorer la cohérence, mais cela va à l’encontre de la cohérence politique de notre écheveauinstitutionnel.
Autre élément crucial : améliorer les conditions de l’évaluation des projets. « Sur ce sujet, on peut clairement dire que le décret n’a pas lesmoyens de ses ambitions. Il faut en tout cas arriver à distinguer le contrôle de l’évaluation », souligne le coordinateur du Cracs. « Il faut aussi noter ladivergence des réactions des opérateurs allant du refus total à la position de demande de feed-back sur leurs propres rapports. Le secteur s’estime trèslégitime, mais se sent un peu méprisé », conclut-il.
Enfin, le rapport proposera aussi la création d’indicateurs de cohésion sociale.
En conclusion, faut-il revoir le décret ? « Il existe quand même une ambigüité dans ce décret. Réduire la question à une simpledifférence économique est une erreur. Le décret doit s’intéresser à la question de la culture », conclut Andrea Rea. On attend les mesuresgouvernementales dans les toutes prochaines semaines. L’appel à projets sera lancé fin février. Alter Échos reviendra sur les priorités choisies pour le plan2011-2015 dans une prochaine édition.
De la pratique au théorique
Andrea Rea a cadré son exposé par un rappel du débat entre philosophes de la politique. Il part des philosophies libérales. Ainsi, dans son ouvrage Théorie dela Justice2, l’individu du libéralisme politique est totalement abstrait, placé « sous un voile d’ignorance », selon l’expression de Rawls.L’individu n’a ni sexe, ni culture, ni âge, ni aucune autre appartenance. L’appartenance ne doit pas être prise en compte. « Penser l’égalité esterroné dans la pensée libérale, car il existe une inégalité de départ », souligne Andrea Rea. Mais Rawls revient sur cette thèse dans sonlivre Libéralisme politique où il adopte une position différente où son interrogation principale concerne dorénavant les conditions de viabilité d’unesociété multiculturelle. Il ouvre ainsi la voie au philosophe libéral canadien Will Kymlicka qui prend spécifiquement pour objet les minorités ethniques etdéveloppe une théorie assez élaborée définissant une citoyenneté multiculturelle qui permet de concilier le libéralisme et les droits desminorités3. La principale thèse de Kymlicka est d’apporter un cadre libéral au combat pour un juste traitement des groupes minoritaires. Il les divise en deux groupes: les migrants ou groupes pluriethniques, et les minorités nationales.
À l’opposé, il esquisse la perspective de Jurgen Habermas qui essaie de montrer que « la citoyenneté démocratique n’est pas nécessairementenracinée dans une identité nationale d’un peuple, mais quelle que soit la diversité des diffé
rentes formes de vies culturelles, elle requiert la socialisation de tous lescitoyens dans le cadre d’une culture politique commune. » Habermas défend le patriotisme constitutionnel. Pour lui, la culture politique d’un pays se cristallise autour de laConstitution en vigueur.
Lorsqu’au début des années 2000, différents pays européens connaissent des inflexions de leur politique d’intégration comme aux Pays-Bas et enSuède, on parle de la fin du multiculturalisme en Europe4. Malgré les naturalisations et l’accès à la participation politique, le maintien de pratiquesculturelles d’origine et la réminiscence du religieux parmi les minorités ethniques ravivent les débats sur l’efficacité des politiquesd’intégration et restaurent des discours sur l’assimilation comme ceux tenus par Rogers Brubacker. Le débat se pose aux États-Unis comme en Europe. Andrea Reasouligne combien, malgré leur déclinaison différente, la simultanéité et l’analogie de ces débats ont été rares dans l’histoire desflux migratoires des deux continents.
1. Cracs , Centre régional d’appui en cohésion sociale. La mission du Cracs est confiée à une équipe intégrée au Centre bruxelloisd’action interculturelle, av. de Stalingrad, 24 à 1000 Bruxelles – tél. : 02 289 70 50 – site : http://www.cbai.be. Le rapport annuel y est téléchargeable.
2. John Rawls, Théorie de la justice (1971), Paris, Seuil, 1987.
3. Will Kymlicka, Multicultural Citizenship, A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Oxford University Press, 1995.
4. Joppke & Morawska (eds.) Toward Assimilation and Citizenship. Immigrants in Liberal Nation-States, New York, Palgrave Macmillan, 2003.