Changement de décret au programme. Après 14 ans de bons et loyaux services, le décret relatif à la cohésion sociale, à Bruxelles, va être modifié. L’avant-projet circule et les premières réactions se font entendre. Les plus virulentes viennent des communes qui se verront déposséder d’un pouvoir fort d’affectation des ressources au profit de la Cocof.
«Ce n’est pas une révolution copernicienne que nous proposons.» David Cordonnier, conseiller de Rudi Vervoort, ministre-président de la Région bruxelloise, chargé de la cohésion sociale au sein de la Commission communautaire française (Cocof), se veut rassurant. Non, la politique de cohésion sociale bruxelloise ne va pas être chamboulée du tout au tout, dit-il en substance. Au contraire, le conseiller de Rudi Vervoort n’a qu’un mot à la bouche: «stabilité».
L’avant-projet de décret relatif à la cohésion sociale a pour but officiel de garantir au tissu associatif bruxellois une pérennité de son financement et de stabiliser les objectifs d’une politique dont les priorités variaient tous les cinq ans. L’enjeu est d’importance pour les 320 associations de la Région de Bruxelles-Capitale qui bénéficient de 12,3 millions d’euros de subsides au titre de la «cohésion sociale», une politique qui prône, entre autres, le vivre-ensemble, la lutte contre l’exclusion sociale, le bien-être économique, social et culturel.
Au cabinet de Rudi Vervoort, on temporise en rappelant que l’avant-projet est en cours de discussion et qu’une concertation a été entamée. «Rien n’est plié à l’avance», assure David Cordonnier. Dans les bureaux du ministre-président de la Région bruxelloise, on minimise volontiers la portée du texte. L’avant-projet de décret propose pourtant des changements profonds dans le paysage morcelé de la cohésion sociale.
Vers l’agrément tant rêvé?
Passer du subside à l’agrément. Beaucoup d’associations en rêvaient. Rudi Vervoort suggère de le faire. Sur le papier, c’est un petit bouleversement. «C’est symbolique, mais c’est une avancée, explique Alain Willaert, du Conseil bruxellois de coordination sociopolitique (CBCS). On passe d’une subsidiation de projet à une subsidiation de structures porteuses de projets.»
Depuis l’adoption du décret cohésion sociale, en 2004, les associations bénéficiaires de subsides cohésion sociale l’étaient suite à un appel à projets quinquennal. Tous les cinq ans, le collège de la Cocof déterminait des «priorités» politiques dont découlaient des appels à projets et des financements. Les priorités actuelles sont l’apprentissage du français, le soutien scolaire, la citoyenneté interculturelle et le vivre-ensemble. Le «vivre-ensemble», par exemple, ne figurait pas dans les priorités du quinquennat précédent, au grand dam de certains acteurs associatifs. Pour remédier à ce problème, le ministre en charge de la Cohésion sociale souhaite intégrer dans le décret les quatre priorités. Les fixer une bonne fois. «Cela éviterait le suspense à chaque fin de quinquennat, reconnaît Anne-Chantal Denis, de la coordination générale de Lire et Écrire à Bruxelles, et permettrait une continuité dans l’action.»
L’agrément serait donc octroyé pour une durée de cinq ans, mais son renouvellement serait, en théorie, plus facile à obtenir que les subsides qu’il faut aujourd’hui réclamer. C’est ce que nous explique Alexandre Ansay, coordinateur du Cracs, le Centre régional d’appui à la cohésion sociale: «Avec un agrément, la charge de la preuve incombe à l’administration. Le projet est a priori renouvelé. Il existe une présomption de continuité, sauf si l’administration démontre que ce projet n’est pas viable.» L’avantage pour les asbl est, en théorie, évident: moins de charge administrative, mois de contorsions à faire pour «coller» aux priorités politiques changeantes.
«il serait inconcevable que l’on mette des conditions trop vagues pour l’octroi d’argent public», David Cordonnier, cabinet de Rudi Vervoort
Sauf que les modalités concrètes de l’octroi de cet agrément et de son renouvellement ne sont pour l’instant pas connues. Leur élaboration est renvoyée aux arrêtés d’application. Une chose est certaine, le passage à une logique d’agrément s’accompagnera de davantage de «cadre», de règles conditionnant l’octroi de cet argent public. Des critères clairs d’obtention de l’agrément seront inscrits dans les arrêtés d’applications. L’idée de Rudi Vervoort étant «d’objectiver» le subventionnement en cohésion sociale. «Dans un contexte où l’on parle du fonctionnement des asbl, de leur gestion, il serait inconcevable que l’on mette des conditions trop vagues pour l’octroi d’argent public», se justifie David Cordonnier. Finalement, la charge administrative pourrait s’accroître.
Ce surcroît escompté de règles et de normes fait craindre à des associations que les petites structures ne soient au final les grandes perdantes du passage à l’agrément. «Certains pensent que ce qui va être demandé sera trop ambitieux pour les petites associations», explique Alain Willaert. Des petites structures qui fonctionnent bien souvent grâce à l’aide de bénévoles.
Aux Amis d’Alladin, Mélody Nenzi détaille ses inquiétudes: «Presque toutes les associations qui reçoivent un subside cohésion sociale sont polysubventionnés. La cohésion sociale est un subside parmi d’autres. Si l’octroi de l’agrément est lié à une activité précise, à un nombre d’heures de cours, avec tant de participants, cela deviendra compliqué de l’appliquer sur le terrain. Chez nous, par exemple, le subside cohésion sociale paye la coordinatrice.» Pour les grosses associations, qui fonctionnent en de multiples groupes de bénéficiaires, il pourrait être plus facile de faire correspondre leur pratique aux normes légales («grâce à ce subside cohésion sociale, nous avons organisé telle animation dans tel groupe»). Tout dépendra donc, une fois de plus, du contenu des futurs arrêtés d’exécution, sachant que l’agrément ne s’accompagnera pas d’un soutien à l’emploi, comme l’espéraient certaines structures associatives.
En passant d’une logique de subsides à une logique d’agrément, Rudi Vervoort veut aussi «faire converger l’action des opérateurs (donc des associations, NDLR) avec les objectifs du service public francophone bruxellois», comme il l’écrit dans l’exposé des motifs de l’avant-projet. Sous-entendu: il existe trop de disparités entre les communes dans l’application de la politique de cohésion sociale. Et pour les gommer, il fallait faire sauter un verrou: le niveau communal.
Bras de fer Cocof contre communes
Depuis 2004, la politique de cohésion sociale s’appuie sur trois parties prenantes. La Cocof, les communes et le secteur associatif. Un triptyque dans lequel la commune joue le rôle prépondérant. Avec son avant-projet de décret, Rudi Vervoort souhaite déposséder les communes d’une partie de leurs attributions pour doter la Cocof de davantage de pouvoir. «La cohésion sociale est traversée d’une tension entre stratégie communaliste et stratégie régionaliste», explique Alexandre Ansay. Et c’est clairement cette dernière qui a les faveurs du président de la Région de Bruxelles-Capitale. L’option qu’il défend avec son avant-projet de décret pourrait dégénérer en bras de fer avec certaines autorités communales.
Dans le système actuel, la Cocof octroie une enveloppe destinée à des associations présentes dans des communes bruxelloises défavorisées, en fonction de critères socio-économiques. Elles sont aujourd’hui 13 communes à bénéficier de cette manne d’argent frais.
Les communes ont un pouvoir important: elles sont chargées d’élaborer un contrat communal de cohésion sociale. Ce contrat détermine quelles associations recevront un subside et pour quel montant. Cette répartition, négociée avec les associations, doit ensuite être avalisée par la concertation locale, qui réunit le tissu associatif concerné et la «coordination» locale, représentant la commune. Le contrat communal fait ensuite l’objet d’un avis de la section cohésion sociale du conseil consultatif (organe de la Cocof) avant d’être avalisé par le ministre en charge de la Cohésion sociale.
Le but de cette architecture institutionnelle est en théorie de créer une politique cohérente, ancrée dans les réalités locales, via l’affectation de moyens aux associations, en donnant un fort pouvoir aux communes. L’opacité de ce système a été critiquée. On ne sait pas toujours pourquoi certaines associations touchent telle somme. Pourquoi telle association a été choisie plutôt qu’une autre. Le «fait du prince», voire le clientélisme de certains bourgmestres, est parfois dénoncé.
Et puis chaque commune a ses dadas. L’une privilégiera le travail en alphabétisation. L’autre, le travail communautaire. Certaines communes optent pour une approche centrée sur le travail d’asbl paracommunales (Molenbeek) par exemple, plutôt centralisatrices. D’autres se reposent davantage sur des asbl privées.
Une chose est sûre, les quatre priorités politiques de cohésion sociale ne sont pas appliquées de manière identique dans chaque territoire de la capitale. Ce qui pose certaines questions quant à l’efficacité de cette politique. «Je ne vois pas toujours le lien entre les difficultés spécifiques d’une population sur un territoire et les différences de politiques mises en place dans les communes», avance Alain Willaert.
Un tout autre modèle
L’avant-projet de décret relatif à la cohésion sociale propose un tout autre modèle. Les contrats communaux de cohésion sociale disparaîtraient. La Cocof n’aurait plus à donner un blanc-seing au «package» de subsides associatifs transmis par la commune. D’une relation tripartite, on passerait à une relation directe entre la Cocof et l’association demandeuse de l’agrément. Chaque projet serait évalué pour ses qualités propres par l’administration. Des avis seraient tout de même sollicités aux communes concernées et aux concertations locales. C’est important, certes. Mais les communes perdraient la main.
David Cordonnier n’assume ce choix qu’à moitié. «Il est logique que le pouvoir qui octroie les moyens maîtrise les orientations de sa politique», dit-il d’abord, avant de nuancer: «Pour nous, les communes restent au cœur de cette politique. Elles créeront le liant entre les différents projets. Elles donneront un avis sur chaque demande d’agrément.» De manière plus fondamentale, le conseiller de Rudi Vervoort décrit certaines des raisons qui expliquent cette orientation politique: «La répartition des moyens entre associations ne se faisait pas en fonction des besoins mais en fonction de l’enveloppe disponible dans les communes, comme un gâteau qu’il fallait découper. Notre système permet un financement en fonction des besoins.»
«On décide soudainement de centraliser. Je pense que la cohésion sociale y perdra en terme de dynamique locale». Myriam Amrani, coordinatrice locale cohésion sociale, Saint-Gilles
Dans les communes, le coup politique de Rudi Vervoort fait grincer des dents, alors même que la concertation n’est pas terminée. Juan Latorre, à Schaerbeek, est coordinateur des programmes de cohésion sociale. Il s’interroge: «N’y a-t-il pas dans ce projet un déficit démocratique? Il existe, ici à Schaerbeek, un équilibre entre les trois légitimités. Celle de la Cocof, celle de la commune et celle des associations. Il y a une logique de contre-pouvoirs entre ces trois entités. Le décret actuel permet aux communes d’élaborer leurs propres priorités, en fonction des réalités locales. Je comprends la volonté d’apporter une cohérence régionale, c’est légitime. Mais à Schaerbeek, cela fonctionne, il existe une dynamique commune avec les associations. Pourquoi ne s’est-on pas plutôt inspiré de ces dynamiques locales qui fonctionnent?» Même étonnement à Molenbeek où Olivier Bonny, lui aussi coordinateur local (qui pourtant souligne plusieurs points positifs dans le projet), trouverait «aberrant que disparaisse, pour les communes, la possibilité de coconstruire une politique locale de cohésion sociale».
La grogne n’est pas que l’apanage de communes à majorité non socialiste. À Saint-Gilles, la coordinatrice locale, Myriam Amrani se dit «inquiète». «Sur la base de quelle évaluation vient cette proposition politique? Ce n’est pas une demande des communes. La politique de cohésion sociale est originale car elle s’inscrit dans une logique de concertation – et de rapports de force – à tous les niveaux de pouvoir. Je crains qu’il y ait moins d’espace pour cela. On décide soudainement de centraliser. Je pense que la cohésion sociale y perdra en termes d’ancrage, de dynamique locale. Cela peut fragiliser ce qui a été fait depuis 25 ans. Il faut des pouvoirs locaux qui mouillent le maillot sur l’intégration des populations précaires.»
D’autres communes, comme Bruxelles-Ville, accueillent avec bienveillance le projet de Rudi Vervoort. Mais le pouvoir communal est l’un des plus ancrés dans le paysage politique belge. Et de nombreux députés au parlement francophone bruxellois sont aussi élus dans des communes de la capitale. Entre les deux mandats, leur cœur balancera. «C’est la question, enchaîne Alexandre Ansay. Le parlement validera-t-il un déplacement de pouvoirs vers la Cocof.» Impossible à dire pour l’instant. Mais la proposition de Rudi Vervoort trouve déjà des soutiens ailleurs que chez les socialistes. Alain Maron, député Écolo, estime que «le financement par projet est plutôt positif car la répartition des budgets par les communes était parfois arbitraire». En attendant le débat parlementaire, le ministre-président se confrontera aux acteurs associatifs et aux pouvoirs communaux. Pas certain que son idée passe comme une lettre à la poste.
Le FIPI mangé à la sauce cohésion sociale
Le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés, suite à la sixième réforme de l’État, n’est plus géré par le niveau fédéral. Les Communautés sont désormais responsables de la gestion de ce fonds. À Bruxelles, c’est la Cocof qui a hérité du 1,280 million d’euros transféré depuis le fédéral.
L’avant-projet de décret relatif à la cohésion sociale propose d’intégrer le Fipi dans le dispositif de cohésion sociale. Une partie du montant sera intégrée dans l’enveloppe globale de la cohésion sociale. Une autre permettra de financer des projets novateurs via des appels à projets. Ces appels à projets devraient être le fruit d’une collaboration entre la Cocof et les communes. L’idée étant de soutenir des projets qui «participent d’une impulsion nouvelle permettant d’expérimenter des pratiques ou de lancer une activité inédite».
En savoir plus
Alter Échos n° 406, «La cohésion sociale se décline dans toutes nos politiques», Cédric Vallet, 8 juillet 2015
Malgré les mots doux susurrés par Rudi Vervoort à ses partenaires associatifs et communaux, le changement annoncé génère déjà des inquiétudes. Celles-ci sont encore murmurées. Mais le bruit de fond se fait plus intense ces derniers temps. «Le texte, pour l’instant, est très flou», regrette Hélène Delory, coordinatrice de l’association Eyad, la Maison de Turquie, à Saint-Josse. «Je crains qu’on ne nous vende un chat dans un sac, ajoute-t-elle. En fonction des arrêtés d’exécution, la teneur de l’avant-projet de décret peut partir dans un sens ou dans un autre.» Pour de nombreux acteurs de terrain, trop d’articles de l’avant-projet renvoient à de futures dispositions qui seront prises par arrêtés. «Et ces arrêtés ne seront pas contrôlés par le parlement», ajoute Mélody Nenzi, de l’association schaerbeekoise Les amis d’Alladin.