1921 réfère souvent, dans ces pages, à la loi belge qui pénalise la détention, la vente, la fabrication et l’importation de stupéfiants en Belgique. 1921, c’est aussi la loi sur les asbl (revue en 2002), dont on célébrera les 100 ans dans quelques mois. Une fête quelque peu gâchée par l’intégration en 2019 des associations au sein du Code des sociétés et des associations, sous l’impulsion de celui qui était alors ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) (Lire «Sociétés: c’est pas le bon code?», AÉ n°455, novembre 2017). Désormais, l’associatif et l’économie sociale, au même régime que les sociétés anonymes ou les sociétés à responsabilité limitée, peuvent exercer une activité commerciale. Ce changement de paradigme inquiète le Collectif21, né à l’automne 2019 sous l’impulsion de Pierre Smet – plus de 30 ans d’associatif au compteur – et qui rassemble aujourd’hui une vingtaine d’associations (dont l’Agence Alter) agglomérées «de manière informelle et par affinités». Il disparaîtra fin 2021 – avec un événement de clôture et une publication – après avoir fait se rencontrer celles et ceux qui croient encore au rôle fondamental de l’associatif pour développer une vision politique sur la vie en société; à travers de multiples rencontres passées et à venir sur des questions comme le management et l’inflation administrative, le rôle de l’association en temps de crise ou encore l’associatif issu de l’immigration. Le collectif entend aussi laisser des traces, participant à la transmission d’une histoire et d’un esprit associatif pas toujours perçu par les jeunes générations.
Alter Échos: L’associatif, c’est large. Comment l’avez-vous défini et circonscrit?
Mathieu Bietlot: On a décidé de se situer sur le champ associatif qui entend contribuer à la démocratie et au bien commun. On se concentre sur le social, la santé, l’économie sociale et la culture (qui comprend l’éducation permanente), non sans interroger l’existence, dans la même catégorie, d’un club de pétanque, d’un hôpital public ou d’un projet comme le Palais des expositions du Heysel, qui ont juridiquement le même statut que le CBCS par exemple.
«Nous craignons que la suppression de la frontière entre asbl et entreprise prépare le terrain à une injonction toujours plus forte sur les asbl à la rentabilité et à la performance « parce qu’elles seraient des entreprises comme les autres ».» Mathieu Bietlot
AÉ: «La récente intégration des associations au sein du Code des sociétés et des associations (CSA) a fait disparaître l’une des dernières frontières formelles entre l’entreprise et l’association.» C’est ainsi que débute votre note d’intention. En quoi cette intégration vous effraie-t-elle?
Alain Willaert: C’est effrayant d’avoir une et une seule manière idéologique de penser notre société. Dans ce code, seul le but distingue les asbl des sociétés commerciales. On ne parle plus de but social. Il n’y a plus de distinction entre des citoyens qui se mettent ensemble – animés par l’envie de faire évoluer la société dans un sens qui leur paraît plus juste – et ceux qui se réunissent dans un but de vendre un produit et de faire du profit. Les deux sont défendables. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’ils soient mis dans la même législation, enlevant toute spécificité au fait associatif alors même que, d’un point de vue purement historique, l’association a pris une grande place dans la construction de la société belge, de la création de la sécurité sociale – construite de manière paritaire avec des associations – à la délégation, encore aujourd’hui, de missions de service public à l’associatif. Confondre asbl et société dans la législation risque de mettre l’État belge en porte-à-faux par rapport aux directives européennes quand il s’agira d’attribuer des marchés pour mettre en œuvre des missions de service public. Comment va-t-il pouvoir dire qu’il privilégie des associations à but non lucratif plutôt qu’une société privée à partir du moment où des sociétés proposeront des projets concurrentiels? L’exemple le plus éclairant est celui des maisons de repos, en grande partie aux mains de sociétés commerciales. On a vu durant cette crise ce que donnent les gestions des MR/MRS qui tiennent plus compte du profit mis dans la poche des actionnaires que du bien-être des résidents1.
MB: Le CSA s’inscrit aussi dans une tendance, qui n’est pas neuve, qui amène les associations à se professionnaliser, à se soumettre à des évaluations et un cadre de plus en plus strict concernant ce qui est subsidiable ou pas2. Si on est dans une «taylorisation» du travail social comme Roland Gori3 l’appelle – c’est-à-dire un système où tout doit être décomposé en chiffres et finançable case par case –, on perd le sens de l’associatif, pour la société et pour les personnes qui y travaillent – comprenant selon nous d’être à l’écoute, de prendre le temps d’inventer des solutions ou des réponses. Nous craignons aussi que la suppression de la frontière entre asbl et entreprise prépare le terrain à une injonction toujours plus forte sur les asbl à la rentabilité et à la performance, «parce qu’elles seraient des entreprises comme les autres». Cela pourrait servir à justifier une baisse progressive des subventions publiques pour des associations au rôle d’intérêt public.
AW: Il n’y a en effet plus de frein aux activités commerciales d’une asbl puisque seuls le but et la détermination d’où vont les bénéfices permettent la distinction. L’entreprise pouvant rémunérer ses actionnaires tandis que l’asbl doit réinjecter le profit dans ses activités. Ce qui a fait dire un jour à un cadre d’une association d’aide aux toxicomanes: «Chouette, bientôt pour nous financer, on va pouvoir ouvrir un coffee-shop!»
«L’associatif s’est montré beaucoup plus résilient, ou flexible durant cette crise.» Alain Willaert
AÉ: Le 26 mai dernier, vous organisiez au PointCulture un débat sur l’associatif en temps de crise4. Quel rôle a-t-il joué dans la pandémie?
MB: La pandémie a mis en lumière le rôle nécessaire des associations en cas de crise dans un État social défaillant que ce soit dans la distribution de l’aide alimentaire qui a explosé, dans la recherche de solutions contre la fracture numérique, etc. S’il y a eu une certaine reconnaissance de ce rôle, ce n’est pas pour autant qu’on a changé de cap et qu’on s’est dit que c’était là qu’il fallait injecter plus de moyens.
AW: L’associatif s’est montré beaucoup plus résilient, ou flexible, là où les services publics fermaient, ou étaient difficilement disponibles. On pense par exemple aux CPAS injoignables ou à la fermeture des guichets de l’administration fiscale conduisant toute une série de gens qui avaient l’habitude de s’y rendre pour remplir leur déclaration d’impôts à aller frapper à la porte des centres d’action sociale globale (CASG), eux-mêmes en sous-effectif. L’associatif a continué son travail, s’est adapté, parfois dans des conditions illégales par rapport au prescrit sanitaire.
«Est-ce que les pouvoirs publics ne doivent intervenir que là où l’associatif n’a pas les moyens d’intervenir? Ou inversement, est-ce que l’associatif est là uniquement – de façon subordonnée – pour mettre en œuvre les directives venant des pouvoir publics?» Alain Willaert
AÉ: La pandémie a-t-elle eu des effets positifs sur l’associatif?
AW: Il y en a eu. D’une part, il ne faudrait pas trop mettre services publics et associatifs dos à dos. Les premiers ont comme ils pouvaient aidé l’associatif en ne touchant pas aux subventions ACS (agents contractuels subventionnés) par exemple. Il y a eu aussi la mise en place de nombreuses task forces5 – par exemple publics vulnérables, urgence sociale, etc. On s’est demandé au début comment elles communiquaient entre elles. Le côté positif de tout ça est que VGC (Commission communautaire flamande), COCOF (Commission communautaire française), COCOM (Commission communautaire commune) se sont retrouvés dans la même task force et ont eu un incitant beaucoup plus fort à se parler que dans la période sans crise. On peut espérer que des choses intéressantes puissent en sortir.
MB: J’ai pu observer récemment lors d’un webinaire de la Fédération des services sociaux (FDSS) que des travailleurs et travailleuses de terrain s’interrogeaient sur le sens de leur boulot, et avaient envie de se rassembler. Quelque chose semble s’être resserré au sein de l’associatif.
AÉ: Le Collectif21 entend «réaffirmer le fait associatif comme une composante incontournable de la démocratie». Comment concrètement?
MB: Nous défendons au sein du collectif que l’existence du «fait associatif» – des associations et de leur travail – contribue de façon fondamentale à l’idée de «faire société» à contre-courant du chacun-pour-soi. Les associations telles que nous les envisageons font émerger de nouvelles questions et nouvelles demandes, relayent la parole de ceux qui sont exclus, proposent des réponses et des manières de faire. Ces trois dimensions ont tendance à être mises de côté aujourd’hui. En effet, on observe une vision très «descendante» ou «compétitive» des associations comme fournisseuses de services. Face à des problèmes déjà identifiés, soit les pouvoirs publics ont avec elles un rapport de soustraitance, soit on leur demande de proposer des réponses au même titre que les entreprises sur un marché où le public pourra choisir ce qui lui convient. L’associatif n’est ni l’un ni l’autre. Il a une force de proposition à partir des questions de son public, en dialogue critique avec les pouvoirs publics et la société. Ce rôle est d’autant plus fondamental aujourd’hui dans cette période de transition et de vacillement des modèles qui nécessite de réinventer des réponses face aux crises sociales, environnementales, sanitaires…
AW: Est-ce que les pouvoirs publics ne doivent intervenir que là où l’associatif n’a pas les moyens d’intervenir? Ou inversement, est-ce que l’associatif est là uniquement – de façon subordonnée – pour mettre en œuvre les directives venant des pouvoirs publics, logique qu’on observe avec les appels à projets? Cet affrontement entre ces deux questions – qui interroge son autonomie – est l’une des raisons pour laquelle la Charte associative n’a jamais été appliquée. Celle-ci reconnaît l’associatif comme contre-pouvoir. Dans les faits, on observe une grande censure – peut-être pas au niveau de l’éducation permanente –, les associations ont de la peine à contrer et dire ouvertement leur désaccord, de peur de perdre leurs financements.
«Les associations telles que nous les envisageons font émerger des nouvelles questions et nouvelles demandes, relayent la parole de ceux qui sont exclus, autant que proposent des réponses et des manières de faire.» Mathieu Bietlot
AÉ: Comment comptez-vous inclure des initiatives citoyennes non instituées, des collectifs, des groupes affinitaires qui participent aussi au «faire société» et viennent peut-être aussi mettre au défi le «vieux monde» associatif?
MB: C’est une question qu’on va traiter parce qu’on reconnaît qu’on peut aussi passer pour de vieux cons. Il s’agira de voir pourquoi ils ne se reconnaissent pas dans l’associatif qui, on a déjà quelques idées, leur paraît trop figé, pris dans une forme d’encroûtement institutionnel. Je crois que les deux ne sont pas si inconciliables.
1. «La crise sociosanitaire actuelle doit réveiller l’altérité du fait associatif», carte blanche du CBCS, 26/5/2020.
2. «Sous le joug de la bureaucratisation», Alter Échos n° 446, juin 2017, Céline Teret, disponible en ligne.
3. «L’associatif et l’effondrement: entretien avec Roland Gori», une rencontre organisée par le Collectif21, 3/7/2020.
4. «L’associatif en temps de crise, résilience et place du secteur associatif dans les politiques publiques», une rencontre organisée par le Collectif21, 26/5/2020.
5. «Task forces’ story», Alter Échos n° 485, juin 2020 disponible en ligne.
En savoir plus
Infos, programme des événements à venir et traces des événements passés sur www.collectif21.be
Sur le même sujet dans Alter Échos, lire notre dossier «Associatif et pouvoirs subsidiants: parcours sur un fil», AÉ n° 420, mars 2016.