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Petite enfance / Jeunesse

Comment s’écrivent les émeutes?

À l’heure d’écrire ce dossier et de préparer le débat qui s’organise dans la foulée, s’est posée la question de l’utilisation du terme «émeutes». Est-ce le bon mot pour qualifier les événements de mai 1991 à Forest? Et qu’en est-il de son usage actuel? Comme les mots investissent les choses, des débats existent autour de cette dénomination.

Photo: Karim Bricki-Nigassa / Illustration: Thibaut Dramaix

«C’est quoi une émeute?» C’est par cette question posée aux habitants de la cité des Hautes-Noues à Villiers-sur-Marne que s’ouvre le film La tentation de l’émeute, réalisé en 2010, cinq ans après les violences urbaines qui ont secoué les banlieues françaises1. «Petite colle», répond un premier interlocuteur, «un rassemblement de personnes qui veulent se faire entendre», avance le second, «un affrontement entre les forces de police et les jeunes des quartiers», «un rassemblement de jeunes qui décident d’aller foutre le bordel en fait», partagent les suivants. Alors, nous aussi, on a posé cette colle à des sociologues et militants qui gravitent autour du sujet.

«L’émeute est un mouvement de soulèvement populaire violent, spontané, peu coordonné, en général de courte durée, définit Julien Talpin, chercheur en sciences politiques au CNRS2. C’est pour ces raisons que le terme est utilisé dans les sciences sociales.» On parle d’ailleurs d’une sociologie des émeutes. Cette définition ressemble à peu de chose près à celles du Robert ou du Larousse, qui suggèrent comme synonymes: insurrection, agitation, désordre, rébellion, révolte, sédition, trouble, soulèvement. Autant de termes mobilisés par les différents interlocuteurs rencontrés au fil des pages.

«Les émeutes telles qu’elles sont utilisées dans le champ politique renvoient à de la violence gratuite, à l’irrationalité et à l’absence de message.» Julien Talpin, chercheur au CNRS

Dévoiement

Mais les émeutes induisent des sens différents selon les bouches desquelles elles sortent. «Les émeutes telles qu’elles sont utilisées dans le champ politique renvoient à de la violence gratuite, à l’irrationalité et à l’absence de message», constate Julien Talpin. Et s’accompagnent souvent d’autres mots comme «racailles», ou même «ensauvagement», passé de la bouche de l’extrême-droite à celle du ministre de l’Intérieur français Gérald Darmanin récemment. «Elles sonnent dans la bouche des politiques comme un désordre dépolitisé. Les émeutes ont pourtant une portée contestataire forte», ajoute le sociologue Andrea Rea, qui utilise le terme émeutes pour qualifier les événements de Forest. En réaction au récit politique et médiatique, un contre-discours, qui émane surtout des quartiers populaires, vise à en resouligner le caractère politique. «C’est le grand combat de Mohamed Mechmache, fondateur d’ACLEFEU à Clichy-sous-Bois, qui parle de révolte sociale pour souligner avec ‘révolte’ la charge politique. L’utilisation de l’adjectif ‘sociale’ permet de déconstruire une lecture racialisante des émeutes et d’évoquer les questions d’égalité et de justice», explique le chercheur. Et de souligner que le même débat agite les États-Unis où «riot» et, côté militant, «rebellion» s’affrontent.

«Mohamed Mechmache, fondateur d’ACLEFEU à Clichy-sous-Bois, parle de révolte sociale pour souligner avec ‘révolte’ la charge politique. L’utilisation de l’adjectif ‘sociale’ permet de déconstruire une lecture racialisante des émeutes et d’évoquer les questions d’égalité et de justice.» Andrea Rea, sociologue, ULB

Des sociologues aussi ont tendance à se méfier de ce terme, pour ne pas prêter le flanc au récit médiatique et politique. C’est le cas de Marco Martiniello, directeur du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (ULg). Lors d’un entretien récent réalisé après les protestations de jeunes à Liège, qualifiées d’émeutes par une bonne partie de la presse, le sociologue liégeois parle de «faits» ou d’«événements». Si l’on remonte 30 ans en arrière, dans un article qu’il consacre à Forest, il utilise le mot «turbulences» pour renvoyer à «une agitation momentanée qui se calme au bout d’un moment». «On avait déjà des débats à l’époque sur les relents stigmatisants du terme ‘émeutes’, se souvient-il. Je ne veux pas utiliser le même vocabulaire que ceux qui veulent réprimer ces mouvements. C’est comme le mot ‘intégration’ que je n’utilise pas parce que son sens est dévoyé dans le champ médiatique.»

Cohue vs émeute

Hasard du calendrier, alors que nous commencions cet article, le débat sémantique a fait rage sur les réseaux sociaux à la suite de «la Boum», un rassemblement de jeunes au bois de La Cambre qui a débouché sur des incidents entre jeunes et police. Un dessin d’Hachmi Fouad a fait le tour des réseaux sociaux. Ou plutôt deux dessins. Ils représentent un même groupe de policiers qui s’apprêtent à matraquer un jeune. En revanche, la première image représente un jeune à la peau de couleur, portant une capuche sur la tête, tandis que le jeune sur la deuxième image a des cheveux blonds ondulés et une bière à la main. La légende indique «émeute» en haut, «cohue» en bas, des mots inspirés des titres de presse ou des réactions politiques. D’autres légendes sont apparues sur les réseaux sociaux: le «nord» et le «sud» de Bruxelles. Les «prolos» vs les «bobos». Les «casseurs» vs les «fêtards». Et des commentaires qui soulignent «l’indignation à géométrie variable», «la différence de vocabulaire».

Des sociologues aussi ont tendance à se méfier de ce terme, pour ne pas prêter le flanc au récit médiatique et politique.

Les réactions ne tournent pas tant autour de «fallait-il qualifier cette Boum d’émeutes», mais interrogent plutôt le traitement différencié par les médias de ces «soulèvements populaires violents, spontanés, peu coordonnés et en général de courte durée» quand ils se passent à Anderlecht, Liège, Blankenberge( Lire à ce sujet: «Violences policières: pire qu’hier, mieux que demain?»,  n°486, sept. 2020)… ou Uccle.

«Quand on se penche sur le sens d’un mot fort utilisé, il faut considérer à la fois le sens du mot dans la langue mais aussi ses usages. Si la définition lexicale d’‘émeutes’ est restée stable depuis des siècles, les usages ont, eux, évolué, explique Laura Calabrese, titulaire de la Chaire de communication multilingue à l’ULB et auteure d’un livre sur la désignation des événements dans les médias. Dans  l’imaginaire occidental actuel, l’émeute a une composante jeune, urbaine, de classe sociale défavorisée et de façon plus contemporaine, elle comporte une dimension ethnique.» Marco Martiniello abonde: «On ne parle pas d’émeutes chaque fois qu’il y a des foules qui se rassemblent. Il y a une connotation ethnoraciale.» Un «imaginaire colonial», diront d’autres.

Déséquilibre des récits

Selon la linguiste, les journalistes dans leur grande majorité n’ont pas utilisé le terme «émeutes» pour qualifier les événements du bois de la Cambre, parce qu’ils n’y ont pas pensé, ou plutôt, n’ont pas pu se le représenter. «Ces événements n’ont pas activé le script de l’émeute. Il y manquait la composante classe sociale populaire. Ils ont donc privilégié des mots pour décrire une foule qui défie l’autorité plutôt que décrire la violence, souvent associée à des classes défavorisées». Selon elle, «les médias d’information ont du mal à se représenter la violence des classes moyennes, on n’a pas les mots, les récits, les scénarios préfabriqués pour dire cette violence. Ce qui provoque un déséquilibre, c’est ça qu’il faut interroger».

«Les médias d’information ont du mal à se représenter la violence des classes moyennes, on n’a pas les mots, les récits, les scénarios préfabriqués pour dire cette violence. Ce qui provoque un déséquilibre, c’est ça qu’il faut interroger.» Laura Calabrese, titulaire de la Chaire de communication multilingue à l’ULB

Car la violence des quartiers populaires est, elle, régulièrement nommée. Trop nommée. «Les jeunes avec qui je travaille ne s’interrogent pas spécialement sur le sens des mots. Mais ils sont conscients qu’ils vivent des injustices et des discriminations et sont en colère sur la façon dont ils sont représentés dans les médias, explique Sarah Bahja, formatrice au sein du collectif Zin TV sur la représentation médiatique. Et cela a un impact direct sur leur quotidien, sur leur construction identitaire, sur leur estime d’eux-mêmes.» Car si nommer les choses, c’est faire exister, ne pas nommer, c’est… ajouter au malheur du monde.

Mais nommer, c’est parfois aussi gommer. «Je n’utilise pas plus émeutes que révoltes. Ce qui me révolte, c’est la manière dont les subjectivités politiques sont complètement évacuées au profit d’imageries et d’imaginaires. Par exemple à Liège, lors de la dernière séquence émeutière, il y a eu beaucoup de références aux grandes émeutes liégeoises des années soixante ou nonante, ce qui a fait disparaître les raisons politiques de la présence des jeunes qui étaient là pour foudroyer la domination policière, pas autre chose. Cet instant politique a été défiguré par ces références au passé», explique Anas Amara, permanent JOC et militant à la Nouvelle Voie anticoloniale. Dont l’acronyme nous rappelle que, derrière le mot, il faut toujours regarder la plume.

(1) Un film de Benoit Grimont, France, 2010, 52 minutes.

(2) Auteur du récent ouvrage collectif L’épreuve de la discrimination: enquête dans les quartiers populaires, PUF, 2021 mais aussi de Lutte urbaine: participation et démocratie d’interpellation à l’Alma-Gare, avec Paula Cossart, Éd. du Croquant, 2015.

Manon Legrand

Manon Legrand

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