Le décret sur la cohésion sociale instaure une concertation entre pouvoir politique local et associations. Les modèles de concertation varient de commune en commune. Parmi les treize concernées, certaines assument un rôle centralisateur. D’autres mettent l’accent sur la participation.
« Le jeu politique est clair. Deux échevins gèrent l’enveloppe cohésion sociale et en font ce qu’ils veulent. » Cette saillie émane d’un responsable associatif qui souhaite témoigner anonymement de la concertation locale de Bruxelles-Ville.
Dans le contexte de la cohésion sociale, le terme « concertation » ne cache-t-il pas plutôt des relations dominant-dominé entre pouvoir politique et associations ? Plusieurs observateurs se posent la question. Ces concertations locales permettent aux communes sélectionnées pour mettre en œuvre la politique bruxelloise de cohésion sociale, de rencontrer leurs opérateurs associatifs. L’avis des associations y est-il pris en compte ? Dans quelle mesure doit-il l’être ? Les conditions pour qu’il s’exprime sont-elles rencontrées ?
Autant de questions qui trouvent un écho dans les propos de notre responsable associatif bruxellois : « La concertation n’est que du vent et les subsides dépendent des contacts politiques. Lors des réunions de concertation, les associations sont là comme un public, on assiste à une représentation. »
Une vision que conteste le coordinateur bruxellois des projets de cohésion sociale1, Karim Bouhout : « Les responsables associatifs sont libres de leur parole et toutes les délibérations de la politique communale passent par la concertation et le vote des assemblées. La ville de Bruxelles se plie aux règles formelles. Elle organise des concertations au vu d’informer les partenaires du contrat communal, des journées thématiques avec travail en atelier (…) ou encore des mises en discussion des projets communaux. » Enfin, le coordinateur affirme que « la délibération de la politique de cohésion sociale dépend peu du choix politique. » Deux visions qui s’affrontent…
Rappelons-le, la politique de cohésion sociale en Région bruxelloise est mise en place par les treize communes concernées par cette politique. Elles le font à travers un contrat communal de cohésion sociale. Certes, les orientations de ce contrat doivent respecter les priorités édictées par la Commission communautaire française (Cocof). Ce qui n’empêche pas l’existence de fortes disparités locales.
Chaque commune a pour obligation de mettre en place une coordination de cohésion sociale qui aura pour tâche d’organiser la concertation locale entre commune et associations. Lieu d’information et de « développement de collaborations entre associations », la concertation se transforme aussi en lieu de démocratie locale, car les associations sont appelées à voter sur le contrat communal ainsi que sur la répartition de l’enveloppe affectée aux associations locales. Un vote qui n’est pas contraignant pour le pouvoir communal. Toutefois, en cas de désaccord, le Collège de la Cocof est aussi amené à se prononcer.
La participation des associations n’est pas obligatoire
Les critiques d’associations à l’encontre des autorités communales ne sont pas l’apanage de Bruxelles-ville. Il faut dire que la notion de concertation est sujette à interprétation. Les communes doivent, via la coordination locale, mettre sur pied une concertation entre opérateurs associatifs et autorités locales. Mais le décret cohésion sociale induit certaines ambiguïtés, comme l’explique Alexandre Ansay, coordinateur du Centre régional d’appui à la cohésion sociale (Cracs), au sein du CBAI : « Dans le prescrit légal, la notion de participation n’apparaît pas. La concertation locale de cohésion sociale est d’abord un lieu d’information où il doit y avoir un vote une fois par an. Si le pouvoir politique ne considère pas les associations comme des partenaires, ce n’est pas interdit, mais c’est critiquable. »
Les associations votent – sur l’attribution des budgets, sur le contrat communal. Mais quelle est la valeur de ce vote qui n’est pas toujours secret ? L’autorité communale reste celle qui décide in fine de l’attribution des budgets, des orientations. Est-il aisé de la contester ?
Le rapport du Cracs de juillet 2009 nous donne un élément de réponse : « Comment assurer les risques d’un conflit lorsque le protagoniste auquel on s’oppose n’est autre que le pouvoir politique local, celui-là même qui désigne les opérateurs inscrits dans le contrat communal, ainsi que les montants qui leur sont affectés. » Une forme de réhabilitation du vieil adage : « Ne mange pas la main qui te nourrit. » Dans ce rapport, le Cracs évoque des formes d’allégeance entre associations et communes, dont la quintessence serait illustrée par les associations para-communales.
Comme souvent, tout dépend du contexte local. Ricardo Roméro, actuellement fonctionnaire de prévention à Schaerbeek, a pu, par le passé et à divers titres (recherche-action, responsable associatif ou simple observateur) s’immerger dans ces lieux d’échange que sont les concertations locales. Il y a constaté, évidemment, « des enjeux de pouvoirs » qui rendent « impossible de communiquer sur tout. Car on communique directement avec le bailleur de fonds. La taille du gâteau est fixée, donc l’intérêt des associations est d’être bien positionné dans ce gâteau. Depuis les années nonante, le partenariat est une notion à la mode, mais, bien souvent, elle cache de la sous-traitance. »
L’autre tendance que souligne Ricardo Roméro est celle de « l’Omerta » entre associations qui n’osent pas se critiquer, restreignant les possibilités d’assister à un débat franc du collier : « Pour éviter une concurrence entre associations, on note une réticence polie à aborder certains sujets et notamment ne pas dénoncer les autres. Ce qui peut lisser la coordination. »
Centralisateur contre décentralisateur
Les modalités de la concertation dépendent fortement des contextes locaux. Ricardo Roméro évoque Molenbeek, « où Philippe Moureaux arrivait et distribuait les enveloppes avant de repartir ».
Derrière la pique se cache un débat de fond. Il existe deux grands modèles de relations entre communes et associations. L’un, très participatif, qui n’est pas non plus exempt de défauts – « Il peut y avoir une certaine inflation discursive et procédurale où l’on commence à voter sur des modalités de vote », nous dit Alexandre Ansay – et l’autre plus centralisateur.
A Molenbeek, pendant les années Moureaux, cette dernière façon de voir était assumée. C’est ce que nous explique Ali Benabid, directeur et responsable concertation et cohésion sociale au sein de l’association para-communale Lutte contre l’exclusion sociale2 : « La participation des associations permet d’échanger, d’étayer. Mais la décision relève en dernier recours des politiques publiques. Je crois que le décret de cohésion sociale réhabilite la commune. »
Molenbeek a élaboré un système différent des autres communes bruxelloises. La moitié des subsides de la cohésion sociale étant allouée à des structures para-communales, alors que l’autre moitié est versée à des opérateurs privés.
Quant aux concertations, elles sont organisées à l’échelle du quartier. « Historiquement, Philippe Moureaux a rassemblé toutes les politiques du vivre-ensemble. C’est une politique intégrée en matière d’action sociale et de prévention. Ce modèle est le plus cohérent, car il évite de saucissonner les problématiques de l’individu. Dans ce cadre nous élargissons la concertation à d’autres secteurs, la Culture, l’Intégration, la Jeunesse, dans un véritable partenariat. »
Ali Benabid défend une vision plus centralisatrice de la cohésion sociale, où le politique a la main : « La commune est au centre du débat. Ce qui n’empêche nullement la concertation. Du moment que les règles sont claires. A titre privé, mon point de vue est le suivant : les missions de cohésion sociale sont des missions de service public. Je refuse le système à l’américaine de privatisation de l’action sociale où l’on délègue ces missions à des associations caritatives. »
A l’opposé, de nombreux acteurs évoquent la commune de Forest comme lieu d’une cohésion sociale participative. Ancien coordinateur de cohésion sociale, Alain Marcel détaille la dynamique à laquelle il a participé : « Dans les concertations locales, il est possible de construire quelque chose collectivement. Et ce n’est pas facile, car les associations n’ont pas toujours un désir fou de se concerter. Elles sont souvent divisées. Aujourd’hui, à Forest, les associations doivent aboutir à un avis construit. La coordination est l’interface entre communes et associations, afin d’essayer de construire un programme commun. Les priorités et les critères d’affectation des subsides ont d’abord été définis en concertation. Le schéma reste fragile, c’est pour cela que nous avons fait une charte afin de stabiliser ce mode de fonctionnement. » Alain Marcel concède que le nombre d’associations à Forest (11 associations) permet davantage de souplesse de fonctionnement que dans des concertations plus massives.
Un apprentissage réciproque entre associations et pouvoirs publics
Certains acteurs associatifs voient au contraire de belles choses dans ces concertations. A Etterbeek, par exemple, Madeleine Guyot de l’association Samarcande reconnaît que, grâce au travail de la coordination locale, il y a eu un réel dialogue structuré. Nous avons eu la chance d’avoir un échevin qui était à l’écoute. » L’avis de Patrick Hullebroeck, directeur de la Ligue de l’enseignement3 – asbl présente dans huit concertations locales, offre un autre éclairage : « Les relations changent de commune en commune, car elles se sont construites de manière différente. Ces concertations ont permis un apprentissage réciproque entre associations et pouvoir politique. C’est un développement dont on ne perçoit pas toujours les bénéfices. De plus, le programme de cohésion sociale, au niveau communal, a été une grande aide dans le développement du tissu associatif. Il peut y avoir des tensions entre l’intérêt de l’association de disposer de moyens publics et le fait de ne pas partager les objectifs politiques de la Commune. Mais cela oblige chacun à rester les pieds sur terre, pour réaliser quelque chose de concret. »
1. Coordination de la cohésion sociale Jeunesse à Bruxelles asbl :
– adresse : avenue de l’Héliport, 56 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 274 21 10
– courriel : jeunesse.asbl@brucity.be
2. Lutte contre l’exclusion sociale asbl :
– adresse : rue du comte de Flandre, 15 à 1080 Bruxelles
– tél. : 02 422 06 11
– courriel : info@clesbru.org
3. Ligue de l’enseignement :
– adresse : rue de la Fontaine, 2 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 512 97 81
– courriel : eduquer@ligue-enseignement.be