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Regard critique · Justice sociale

Logement

Community Land Trust: un menu, plusieurs recettes

Quel bilan dresser du «Community Land Trust» (CLT), ce modèle américain participatif et anti-spéculatif d’accès à la propriété? Depuis 2009 à Bruxelles, depuis 2012 en Wallonie et en Flandre, des dynamiques associatives se sont mises en place pour implanter le système. Mais si le menu est le même, les ingrédients et donc les recettes diffèrent.

L’inauguration des premiers logements du CLT Bruxelles, quai Mariemont

Quel bilan dresser du «Community Land Trust» (CLT), ce modèle américain participatif et anti-spéculatif d’accès à la propriété? Depuis 2009 à Bruxelles, depuis 2012 en Wallonie et en Flandre, des dynamiques associatives se sont mises en place pour implanter le système. Mais si le menu est le même, les ingrédients et donc les recettes diffèrent.

À Bruxelles, la plateforme CLT existe officiellement depuis le 20 décembre 2012. Première CLT urbaine en Europe, avec Londres, elle est aujourd’hui propriétaire d’un bâtiment de neuf appartements habité par huit familles, quai Mariemont dans le vieux Molenbeek. Cette première réalisation a été inaugurée en septembre 2015 mais d’autres projets sont en chantier.

Le CLT à Bruxelles, c’est l’histoire d’un long travail de sensibilisation et de lobbying auprès des pouvoirs publics. «Lorsque le CLT bruxellois a cherché à mobiliser les acteurs politiques, le seul à avoir réagi, c’était Christos Doulkeridis (Écolo), alors secrétaire d’État au logement social», se souvient Orlando Sereno, coordinateur de l’aisbl Periferia. Orlando Sereno est président de la plateforme wallonne du CLT et membre du CA du CLT bruxellois. Il peut ainsi mesurer toute la distance qui existe désormais entre les deux projets.

Le gouvernement wallon actuel a mis tout le processus en attente. D’une promesse d’achat de terrains, il est passé à des «avances» pour l’acquisition de ces terres puis… à rien.

 

En Wallonie, il y a eu un moment clé, explique-t-il. L’ex-ministre du Logement Jean-Marc Nollet (Écolo, également) a lancé en 2013 un appel d’offres à des projets CLT dans le cadre de l’ancrage communal. «Il y eut un beau succès avec 25 projets rentrés, 17 retenus.» Mais le gouvernement wallon actuel a mis tout le processus en attente. D’une promesse d’achat de terrains, il est passé à des «avances» pour l’acquisition de ces terres puis… à rien. Dans une réponse parlementaire en octobre 2015, le ministre wallon du Logement Paul Furlan (PS) a reconnu que, pour l’exercice budgétaire 2015, «les articles budgétaires relatifs à ces projets n’ont pas été alimentés». Plus un sou donc. Mais Paul Furlan assure qu’il espère bien réaliser (un jour) ce type de projet en Wallonie. Sur le terrain, le scepticisme est grand. D’aucuns estiment que la formule du CLT ne convainc pas trop le ministre.

Le CLT pour les nuls

Les Community Land Trusts reposent sur quelques grands principes

– La séparation du sol et du bâti. Le CLT (trust ou fondation) est propriétaire du sol et peut ainsi le retirer du marché et de la spéculation. Le bâti appartient aux utilisateurs qui en ont un droit d’usage

– L’acquéreur peut utiliser le bâtiment aussi longtemps qu’il le souhaite. Il peut le transformer mais doit l’occuper (pas le louer). S’il vend, le trust a un droit de préemption et le vendeur ne reçoit qu’une petite partie de la plus-value réalisée sur son bien. Le reste revient au trust qui peut ainsi proposer le bâtiment à un prix accessible pour un autre acquéreur (captation de la plus-value)

– Le CLT est un organe de propriété et de gestion collectives avec une gouvernance tripartite incluant les utilisateurs, les pouvoirs publics, les associations de quartier ou riverains. Le CLT accompagne les ménages-habitants dans le maintien du bien et dans leurs capacités à financer leur habitation

– Le CLT promeut la diversité au sein de l’habitat en créant des logements mais aussi des espaces collectifs ouverts à tous.

 

À Bruxelles, le CLT a pu être reconnu et financé avant la fin de la législature précédente. «Sans cet appui, le CLT n’existerait pas, estime Orlando Sereno. Cela a des conséquences tout de même. La plateforme bénéficie d’un financement mais cela doit se faire dans le cadre imposé par le gouvernement: produire du logement acquisitif.»

Une contrainte? «Pour nous, le CLT s’adresse d’abord à un public fragilisé. Donc l’appui des pouvoirs publics est indispensable», estime Geert De Pauw, coordinateur du CLT bruxellois. La première subvention de 670.000 euros a permis au CLT d’acheter un immeuble qui avait déjà été construit par le Fonds du logement. Depuis lors, une enveloppe budgétaire permet d’intervenir dans l’achat du foncier par le CLT à concurrence de 350 euros (au maximum) le mètre carré. Un second financement permet aux propriétaires de ne pas débourser plus de 30% de leurs revenus dans le crédit hypothécaire qu’ils contractent auprès du Fonds du logement.

Naissance sous pression 

Comment naissent les projets? «Le plus souvent, les communes nous contactent et nous proposent un terrain. Nous en parlons avec le Fonds du logement et les associations de quartier intéressées. Pour chaque projet, il faut faire une demande au gouvernement bruxellois pour pouvoir acheter le terrain.» Les futurs habitants doivent être membres du CLT. Actuellement, 250 familles sont inscrites. «Nous rassemblons les habitants intéressés et les associations de quartier. Cette démarche d’ouverture vers le quartier est au cœur même de la démarche du CLT, poursuit Geert De Pauw. Nous expliquons donc aux familles candidates les principes juridiques mais aussi la part d’investissement personnel que cela demande. Nous avons fait une étude récemment parmi nos membres et nous constatons que les valeurs du CLT sont partagées et qu’elles sont vécues davantage comme une plus-value que comme une contrainte.» Cela dit, et Geert De Pauw le reconnaît sans problème: la première motivation reste celle d’avoir un logement moins cher. «Notre public, ce sont tous les Bruxellois qui ont droit à un logement social, c’est-à-dire plus de la moitié de la population de la Région. Cela va des plus pauvres émargeant au CPAS aux travailleurs ayant des revenus de moyens à bas. Nous essayons d’intégrer tous les revenus de manière équilibrée et le prix de vente est bien sûr calculé en fonction de ces revenus.»

«L’emphytéose a montré ses limites. Il faut donc actionner le deuxième levier du CLT, celui de la captation de la plus-value.» Julie Chantry, échevine du logement à Ottignies/Louvain-la-Neuve

À Bruxelles, le besoin de logements financièrement accessibles est énorme et la pression en ce sens est bien plus forte qu’en Wallonie, reconnaît Orlando Sereno. Et cela change la donne. «Mais il est intéressant de constater qu’à Bruxelles, comme en Wallonie, l’idée n’est pas de ‘produire du bâtiment’. L’essentiel, c’est la démarche sociale, c’est l’accompagnement des gens, l’ouverture sur le quartier. Le CLT est un outil de développement local et doit répondre à des besoins locaux. Cela reste vrai à Bruxelles

En Wallonie, l’absence d’impulsion des pouvoirs publics a créé une situation très différente. Après l’appel à projets, certains acteurs publics ont décidé de poursuivre leur projet CLT. C’est vrai à Ottignies/Louvain-la-Neuve et à Frasnes-lez-Anvaing, dans la région de Tournai. La commune de Warneton poursuit aussi son projet de réhabilitation du centre-ville. «À Warneton, il s’agit aussi de lutter contre une spéculation frontalière, explique Benoît Debuigne pour ‘Habitat et Participation’, association membre de la plateforme CLT wallonne. Le projet existait déjà avant l’appel à projets de Nollet et même si le financement est suspendu, le projet se met tout de même en route.»

Le cas «Louvain-la-Neuve»

Julie Cha
ntry, échevine Écolo du logement à Ottignies-Louvain-la-Neuve, entend aussi aller de l’avant. Le cas de Louvain-la-Neuve paraît à première vue montrer les limites du principe de base du CLT: la séparation du sol et du bâti pour contenir le prix des habitations. Lorsque l’UCL a acquis 900 hectares pour bâtir la ville universitaire, elle a mis en place un système de bail emphytéotique qui devait éviter la spéculation immobilière tout en imposant des règles urbanistiques strictes. Aujourd’hui pourtant les prix des maisons et des appartements flambent. La spéculation se fait sur le bâti.

«L’emphytéose a montré ses limites, constate Julie Chantry. Il faut donc actionner le deuxième levier du CLT, celui de la captation de la plus-value (lire ci-dessous) pour diminuer le prix d’acquisition pour l’acquéreur suivant.» La Ville avait répondu à l’appel d’offres de l’ex-ministre du Logement Jean-Marc Nollet pour implanter un CLT. «Nous avons rentré un projet avec la société de logement public Notre Maison puis nous avons eu la confirmation qu’il n’y aurait pas de financement de la part de la Région. Nous allons continuer avec ou sans soutien régional.»

Julie Chantry reconnaît que la démarche n’est pas simple juridiquement. La Ville entend en effet lancer un CLT qui englobe plusieurs communes de l’entité, Ottignies, Louvain-la-Neuve mais aussi Céroux et Limelette. Avec quels partenaires? C’est là la difficulté. Le CLT suppose la participation de partenaires associatifs ou des habitants du quartier. L’Université est un partenaire pour Louvain-la-Neuve, pas pour les autres communes. Il faut aussi identifier les terrains. Pour Louvain-la-Neuve, les logements pourraient être construits dans une partie du parc scientifique Athena. C’était en tout cas le projet qui avait été soumis à la Région wallonne. «Le CLT est un projet auquel nous tenons, conclut Julie Chantry. L’accessibilité du logement est un problème majeur dans notre commune et une priorité de notre législature.»

En Wallonie, une participation surtout citoyenne

«En Wallonie, il y a trois catégories de projets, résume Orlando Sereno. Ceux initiés par les pouvoirs publics, les projets citoyens qui s’appuient souvent sur des dynamiques comme l’habitat groupé avec une forte conviction anti-spéculative et participative, et le troisième acteur, c’est l’associatif qui veut travailler avec des publics fragilisés particuliers. Le projet le plus emblématique dans ce domaine est celui initié par l’association Alodgî [i] qui s’inspire du CLT mais limite néanmoins l’ouverture aux autres acteurs puisque l’accès au logement est conditionné à une problématique de santé mentale. Je pense que cette troisième catégorie, qui n’est pas un CLT ‘pur’, va se développer dans l’avenir.»

«Si nous voulons développer l’outil avec des acteurs associatifs et publics issus de l’ensemble de la Région, nous allons nous retrouver avec des gens qui ne se connaissent pas. Or la dynamique locale est centrale.» Orlando Sereno, président de la plateforme wallonne du CLT

«Les projets d’inspiration citoyenne sont souvent le fait de personnes qui sont à la recherche d’autre chose que les deux seuls modèles qui nous sont proposés: être propriétaire ou locataire, constate Pascale Thys, coordinatrice d’Habitat et Participation. Finalement faute d’appui politique, ce sont les initiatives locales et citoyennes qui sont les plus nombreuses en Wallonie. On est peut-être ainsi plus proche de la philosophie originelle du CLT qui est de créer cette activité à partir des besoins locaux

De fait, les projets ne manquent pas. À Jemappes, au lieu-dit le «Fonds du Petit Marais», trois familles ont acheté un terrain en créant pour ce faire une fondation. Elles vont construire leur habitation autour d’un parc qui sera transformé partiellement en potager collectif. «Ce parc a une grande valeur pour les gens du quartier, explique Benoît Debuigne. Il leur appartenait ‘affectivement’. Nous avons ici de la part de ces familles une vraie démarche ‘CLT’ par la volonté de protection du sol contre la spéculation mais aussi d’ouverture aux autres. Dans ce quartier très défavorisé, elles veulent à présent convaincre les associations existantes et les pouvoirs publics d’adhérer au projet. On est dans une démarche qui part du bas, du local vers le ‘haut’ et c’est intéressant.» Autre exemple, celui de la fondation «Terre en vue»[ii], qui est une forme de CLT agricole. «La logique est celle de protéger la terre, en se la réappropriant et en la mettant à la disposition des agriculteurs. C’est le genre d’initiative à développer en Wallonie, des CLT mixtes qui rassemblent zones agricoles et initiatives d’‘économie solidaire’», estime Pascale Thys.

Pour Pascale Thys, il reste cependant évident qu’un appui public est nécessaire au vrai décollage du CLT en Wallonie. Mais qui doit chapeauter les projets naissants? «À Bruxelles, c’est simple. C’est une ville-région mais en Wallonie, peut-être faut-il imaginer un CLT par bassin de vie ou d’activités, un CLT où les différents acteurs pourraient se retrouver dans des zones proches.» Actuellement, les membres de la plateforme wallonne multiplient les séances d’informations aux quatre coins de la région et les longs déplacements sont une réelle contrainte. Pour Orlando, «si nous voulons développer l’outil avec des acteurs associatifs et publics issus de l’ensemble de la Région, nous allons nous retrouver avec des gens qui ne se connaissent pas. Or la dynamique locale est centrale». D’où l’idée d’initier des CLT qui ne seraient pas nécessairement propriétaires des sols. La propriété serait aux mains d’une organisation faîtière qui assurerait la gestion pour l’ensemble de la Wallonie.

À condition bien sûr qu’un soutien public finisse par émerger. Après l’appel d’offres lancé par la Région, beaucoup d’acteurs ont jeté l’éponge parce qu’ils se sont sentis abandonnés. Une aide financière publique permettrait au moins au CLT wallon de réaliser des études de faisabilité pour les projets émergents. Le scénario d’un CLT régional, centre d’appui de CLT locaux, est-il jouable? Certains ont des doutes. Cette conception suppose un projet politique et juridique pour l’ensemble de la région et on sait à quel point le localisme a la peau dure.

 

Dans les cartons

Les projets de CLT ne manquent pas, ni à Bruxelles ni en Wallonie. Dans la capitale, après Mariemont, cinq autres chantiers se dessinent et les futurs habitants sont déjà mobilisés. En Wallonie, des CLT sont en cours de réalisation tandis que d’autres, comme à Jumet, sont à l’étude. À Bruxelles, le premier objectif reste celui de construire du logement. À Jumet, la production de logement est une composante du projet parmi d’autres. Bref aperçu.

Molenbeek. L’un des plus importants en nombre de logements prévus est situé rue Vandenpeereboom avec 32 appartements et un espace communautaire réservé pour une association de femmes mais qui servira aussi partiellement aux habitants. Le projet est porté par la maison de quartier «Bonnevie», Convivence et le Ciré. Les familles candidates, toutes à faibles revenus, sont membres depuis 2012 d’un groupe d’épargne solidaire appelé «Arc-en-Ciel». Le CLT a organisé, avec les associations, plusieurs rencontres au cours desquelles les futurs habitants ont pu réfléchir au projet arch
itectural qui servira de base au cahier de charges réalisé par le Fonds du logement qui est aussi maître d’ouvrage des futures constructions.

Jumet. C’est sans aucun doute le projet le plus ambitieux du côté wallon. Il concerne un site de quatre hectares avec plusieurs bâtiments, propriété d’une congrégation religieuse. Une convention vient d’être signée entre les religieuses et la plateforme wallonne pour mener une étude de faisabilité de création d’un CLT. Si elle s’avère positive, la congrégation envisage de transférer gratuitement le bien au CLT. Le bâtiment principal est d’une superficie de 3.000 m². L’idée est d’y développer une trentaine de logements ainsi que des espaces collectifs. Au rez-de-chaussée, il est prévu d’aménager des logements pour personnes âgées et/ou à mobilité réduite. Mais l’intérêt du projet réside aussi dans l’existence d’autres bâtiments, sur le même site, où l’on trouve une école, une banque alimentaire, un centre ONE, des scouts. Ces occupants ne sont pas propriétaires des lieux. Le volet multifonctionnel, la dynamique collective, l’ouverture aux riverains qui sont au cœur de la philosophie du CLT sont donc potentiellement présents. Enfin, ce qui fait rêver la plateforme wallonne, c’est le grand parc qui abrite un verger. Il permet d’imaginer un potager collectif, un lieu d’échange intergénérationnel. Restent les questions de fond: qui sera le maître d’ouvrage? Va-t-on créer un CLT spécifique à Jumet? Avec l’appui des pouvoirs publics et lesquels?

 

 

 

[i]

«Alodgî, un habitat solidaire pour des personnes souffrant de troubles psychiatriques», Focales n°4, mai 2014.

[ii]

«Terre en vue, pour que la terre nourrisse», Focales n°21, novembre 2015.

 

 

 

 

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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