Quand on parle durable, beaucoup pensent environnement. Et quand on parle alimentation durable, soit l’interlocuteur ne comprend pas, soit il pense bio et évoque parfois le commerce équitable.
Se pencher sur le grouillement d’initiatives de terrain nous a permis d’élargir le regard : soutien des productions locales, autoproduction, réduction du gaspillage, entreprises sociales horeca, etc., sont autant de manières de concrétiser l’idée d’alimentation durable. Qui plus est, ces dimensions encore discrètes sont pétries de préoccupations sociales.
Aujourd’hui, c’est au début de la chaîne que la dimension sociale de l’alimentation durable est la plus manifeste, chaque fois que les initiatives ont pour objectif de soutenir les producteurs, que ce soit en améliorant leurs conditions de revenu, ou tout simplement leur autonomie. Nous en avons peu parlé dans ces pages parce qu’Alter Echos s’y est déjà souvent attardé, il y a encore un an à peine avec un numéro spécial consacré aux enjeux sociaux de la ruralité.
Dans toutes les assiettes ?
Ce qui a amené Alter Echos à vouloir traiter la question de l’alimentation durable, c’est surtout cette impression qu’une énorme vague est en train de se lever pour un changement des modes de consommation alimentaires. Et que la vague n’éclabousse pas tout le monde, et surtout pas les publics les moins favorisés. L’alimentation plus éthique, plus écologique et plus saine semble être la nouvelle préoccupation de tous, du secteur associatif aux géants de l’agroalimentaire, en passant par les institutions publiques, les écoles, etc. Labels, produits fermiers, paniers bio, groupes d’achats, ateliers et émissions culinaires connaissent un succès toujours croissant. Autant d’innovations séduisantes mais, si l’alimentation durable est sur toutes les lèvres, arrive-t-elle dans toutes les assiettes? Y compris dans celles qui ne sont pas tout à fait pleines tous les jours?
En terminant ces pages, nous avons l’impression que la rencontre entre alimentation durable et secteur social est pourtant effective en de nombreuses occasions, même si c’est parfois de façon encore laborieuse, car la question des valeurs est ici en jeu. Il est des cas où une recette a fait ses preuves dans un milieu social bien situé, mais ne pourra pas s’ouvrir à un public socialement défavorisé sans se réinventer. C’est par exemple le cas des GAC et Gasap. Il est d’autres cas où les promoteurs de l’alimentation durable n’ont pas encore eu l’occasion de regarder leurs combats en chaussant les lunettes des familles précarisées ou des travailleurs sociaux. Mais à l’inverse, certaines initiatives, telles les potagers solidaires ou la revalorisation des invendus, renouent avec une histoire sociale ou avec certaines ressources culturelles de populations issues de l’immigration.
Des ressorts politiques
Se pose aussi la question du soutien politique à cette tendance de l’alimentation durable, et de ce qui s’y joue pour le social. Or, l’intérêt politique pour la question entre en scène par une toute autre porte : celle des préoccupations environnementales. La production et la distribution alimentaires durables sont moins gourmandes en pétrole, moins polluantes et émettent moins de gaz à effets de serre. C’est donc tout ça de pris pour espérer résorber les grands déséquilibres globaux. L’enjeu politique consiste dès lors à aider à conquérir des parts de marché.
La seconde porte est évidente : il s’agit de la santé publique. La malbouffe commence réellement à faire peur, pour ses répercussions sur la santé individuelle – celle des enfants et des jeunes en particulier –, mais aussi sur l’équilibre de la sécurité sociale.
Et pas l’emploi ?
Comme troisième porte, on pense spontanément à l’emploi. Mais jusqu’à présent, aucune évidence ne s’impose à cet égard : le travail dans l’agroalimentaire est souvent saisonnier et éloigné des villes où se concentrent les chômeurs, et les emplois qui se créent en ville compenseraient en partie ceux qui disparaissent dans le système conventionnel. Pour les Régions, s’être donné comme objectif de nouer une Alliance Emploi-Environnement sur l’alimentation relève du défi.
L’enjeu qui tire l’agenda politique est bien de l’ordre du social et du sociétal. C’est particulièrement visible au niveau local : la cohésion sociale et la convivialité sont au centre du jeu, comme l’ont compris les acteurs que nous avions déjà rencontrés dans notre numéro spécial sur les communes wallonnes en mai dernier, et qui cherchent par exemple à épouser les mouvements slow et transitionniste. Il se dit même que la prochaine tendance en la matière sera celle du « Edible Incredible ». Parti de la ville de Todmorden en Angleterre, elle consiste à recoloniser intensivement l’espace public urbain par des productions potagères autogérées, et des émules se font déjà en Région wallonne dont Alter Echos vous parlera sous peu.
S’attaquer aux ressorts cachés
Nous terminions notre édito en interrogeant la demande des ménages. Si l’offre d’alimentation durable continue son essor au point qu’on pourra bientôt parler d’un « secteur », le différentiel de prix avec les achats alimentaires traditionnels va s’amenuiser. Olivier De Schutter affirme d’entrée de jeu que le prix n’est souvent plus le principal obstacle aux évolutions des choix des consommateurs. Même si en attendant, pour les plus précarisés, on l’a vu, le coût reste l’arête coincée dans la gorge et c’est plutôt la dimension santé qui peut éventuellement servir de levier.
In fine, c’est sur les modes de vie et leurs déterminants qu’il faudrait travailler pour lever les obstacles de fond, et donc par ricochet, sur quelques dossiers lourds : protection sociale, fiscalité, aménagement du territoire, équilibre travail-vie familiale, régulation des marchés de biens et services de grande consommation, etc. Autant de chantiers à la hauteur du changement de modèle qui est vraisemblablement en train de se jouer, et pas seulement dans le secteur alimentaire.
Catherine Closson & Thomas Lemaigre