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Regard critique · Justice sociale

Agriculture

Confinés, mais bien nourris

On l’a beaucoup entendu, mais est-ce vrai ? Le confinement imposé par la crise sanitaire aurait poussé les consommateurs à se tourner davantage vers le circuit-court. Alter Échos a tenté de le vérifier.

© Kathleen de Meeûs

Jeudi 12 mars 2020. Alors que les cas de Covid-19 explosent, le gouvernement fédéral annonce une série de mesures destinées à contrer l’avancée du virus. Les écoles, les bars, les restaurants sont fermés. Prudente, la Première ministre Sophie Wilmès (MR) précise malgré tout qu’il ne s’agit pas d’un confinement. «On reste en phase 2», affirme-t-elle. Une phase qui permet de «contenir la dispersion et la multiplication du virus». Pourtant, à bien y regarder, il ne reste pas grand-chose à faire pour Monsieur et Madame Tout-le-Monde, à part se promener ou aller faire ses courses. Les magasins d’alimentation, eux, sont toujours ouverts et voient d’ailleurs des hordes de clients se presser devant leurs portes afin d’acheter du riz, de la farine ou… du papier toilette, comme si une guerre se préparait. Ils ne sont pas les seuls. Les petits producteurs, les magasins ou les coopératives adeptes du circuit court connaissent parfois aussi une ruée sur leurs produits.

Du côté de «Paysans-artisans», une coopérative de producteurs et de consommateurs de la province de Namur, Benoit Dave constate dès le mois de mars 2020 «une explosion du nombre de ventes en ligne» sur le site de la coopérative. «Le Covid est arrivé dans un contexte où le circuit court était en croissance depuis sept ou huit ans, analyse-t-il. Mais l’effet du confinement a tout de même été positif. Nous sommes passés de 450 à 1.380 clients sur le site en avril 2020.» En peu de temps, le nombre de magasins de la coopérative passe quant à lui de quatre à huit. Quant au chiffre d’affaires de ceux-ci, à part pour celui situé au centre de Namur et qui a souffert de l’absence de travailleurs en centre-ville, Benoit Dave constate une augmentation de 15 à 20% «mais qui peut être aussi liée à certains changements de gammes de produits», précise-t-il, prudent. Avant de souligner que «notre chiffre d’affaires global est passé de trois millions d’euros en 2019 à six millions d’euros en 2020. Et nous prévoyons près de huit millions pour 2021». Enfin, l’activité de grossiste que la coopérative effectue, notamment pour certains magasins à la ferme qui complètent ainsi leur gamme en faisant appel à «Paysans-artisans», connaît elle aussi une «grosse croissance», signe que ces magasins enregistrent également une augmentation de leur clientèle.

Un peu plus à l’est, en Hesbaye, Michel Lecomte, de la coopérative «Hesbicoop» – qui rassemble «des consommateurs, des producteurs et des transformateurs artisanaux mus par le respect de l’homme et de l’environnement» – effectue le même constat. En mars, avril et mai 2020, le nombre de clients des «points de r’Aliments», où sont préparés et distribués les colis de produits, triple. «Beaucoup de clients nous disaient qu’ils ne connaissaient pas le circuit court, mais que vu qu’ils étaient empêchés d’aller dans les grandes surfaces ou qu’ils devaient y aller dans de mauvaises conditions, ils venaient chez nous», analyse-t-il. La peur du virus semble donc avoir son petit effet. Pour d’autres, passer par le circuit court est aussi un prétexte à la balade. C’est que, pour la première fois depuis longtemps, les gens ont le temps et se remettent à faire des choses laissées de côté. «Les ventes de farine ont explosé, pointe Michel Lecomte. Les gens avaient le temps de faire leur propre pain, ils se sont remis à cuisiner des légumes frais.» Dans ce contexte, les magasins de terroir semblent aussi avoir le vent en poupe, d’après Denis Amerlynck, du Réseau paysan, une coopérative «facilitant la distribution des produits de plus de 90 producteurs et artisans de la province de Luxembourg vers des restaurants et points de vente indépendants et hors grande distribution».

«Beaucoup de clients nous disaient qu’ils ne connaissaient pas le circuit court, mais que vu qu’ils étaient empêchés d’aller dans les grandes surfaces, ou qu’ils devaient y aller dans de mauvaises conditions, ils venaient chez nous.» Michel Lecomte, coopérative Hesbicoop.

Ces retours de terrain sont d’ailleurs confirmés par une des rares tentatives d’objectiver ce phénomène. En plein confinement, «Biowallonie», la structure d’encadrement professionnel du secteur bio wallon, financée par la Région wallonne, a transmis, via e-mail, une enquête sous forme de formulaire à l’ensemble des producteurs, transformateurs, points de vente et distributeurs certifiés bio en Wallonie et à Bruxelles. Le panel se composait de 2.756 contacts et a été complété par une enquête qualitative. Biowallonie a obtenu 115 réponses et a publié les résultats de ce travail le 20 mai 2020. Pour le circuit court, ceux-ci révèlent que «la vente en circuit court chez un autre producteur ou via une coopérative de vente est une variante du circuit court qui a connu une expansion très importante. 48% ont noté une augmentation des ventes de 20 à 50% et 16% déclarent une augmentation de plus de 50%». Pourtant, on sent déjà poindre un bémol. Frédéric Jadoul, du comptoir d’Éghezée de la coopérative Agricovert, note dans les pages de l’enquête qu’à «la question ‘Cela va-t-il durer?’, nous en saurons plus dans trois mois. Cette semaine du 11 mai, nous voyons déjà une légère diminution des commandes par e-commerce».

La débandade

Malheureusement, cette tendance va se confirmer pour bon nombre d’acteurs du secteur. Toutes les bonnes choses ont une fin. En mai et juin 2020, alors que le pays se déconfine, «pas mal de clients ont repris leurs mauvaises habitudes», soupire Michel Lecomte. Une fois le métro-boulot-dodo reparti sur les chapeaux de roue, l’engouement pour le circuit court s’étiole. Denis Amerlynck n’hésite d’ailleurs pas à parler de «débandade». «Tout ça alors qu’en général, le mois de juin n’est déjà pas le plus folichon de l’année», ajoute-t-il.

Pourtant, tout n’est pas si négatif. Pourquoi? Parce que, si chute du nombre de clients il y a eu, celui-ci s’est souvent stabilisé à un niveau supérieur à celui de la période pré-Covid. En d’autres mots, certains clients arrivés durant le confinement sont tout de même restés. Chez Paysans-artisans, Benoit Dave note que le nombre de clients s’est stabilisé autour de 650/700 en juillet-août 2020 (soit plus que les 450 initiaux) et que le deuxième confinement n’a pas – plus – changé la situation. Même son de cloche chez Hesbicoop, où Michel Lecomte signale qu’au triplement des clients s’est substitué un doublement franchement pas mauvais, mais qui semble lui laisser un petit goût amer en bouche. «Doubler, c’est bien, on est contents bien sûr. Mais quand on vient du triple…», lâche-t-il.

Détail amusant: en plus d’avoir permis à des structures déjà existantes de prospérer, le confinement semble aussi avoir parfois donné un coup de pouce à des personnes qui se sont lancées à ce moment-là. Guillaume Rouchet, jeune éleveur de vaches actif en province de Liège, à Olne, a repris une ferme en plein confinement. «C’est un hasard, c’était déjà en route depuis longtemps», précise-t-il. Pourtant, d’après lui, se lancer fin mars 2020 «a constitué presque une opportunité». S’il élève 150 vaches limousines ou blanc-bleu belge destinées «au circuit traditionnel», Guillaume Rouchet vend aussi de la viande en circuit court. Et la demande semble au rendez-vous. «J’en suis à une vache par mois (soit entre 500 et 600 kilos de viande), mais ça augmente. Je pourrai bientôt en faire une deuxième», illustre-t-il.

Bernard Convié abonde dans le même sens. Actif à la ferme de Jambjoûle, dans la province de Namur, il affirme que le magasin de la ferme a connu l’«affluence» lors du premier confinement. Mieux: un magasin qu’il a récemment lancé à Marche-en-Famenne en compagnie d’autres agriculteurs en mai 2020 a lui aussi démarré sur les «chapeaux de roue». «La crise sanitaire a accéléré quelque chose qui était déjà en route», affirme-t-il. Avant de noter, également, un changement de public. «Cela fait vingt ans que je suis dans le coin. Avant, nous avions très peu de locaux, nos clients étaient plutôt des néoruraux. Maintenant, il y a plus de gens du coin.»

Nationalisme économique

Malgré ces constats positifs, le secteur bruisse aussi parfois de mauvaises nouvelles. Du côté du Réseau wallon de développement rural, Xavier Delmon note que certains agriculteurs «ont aussi déchanté. Certains maraîchers ont fait des plans de culture optimistes pour assurer la continuité de l’offre et se sont cassé la figure».

Au réseau des Gasap (groupes d’achats solidaires de l’agriculture paysanne), qui permet aux maraîchers de fournir des groupes de «mangeurs», Laurence Lewalle, coordinatrice du réseau, note qu’à la suite de la fermeture des marchés, «les producteurs se sont retrouvés avec des légumes coupés, sans débouchés». Elle souligne aussi que l’engouement des clients pour le circuit court et leur afflux chez les producteurs a entraîné un surcroît de travail pour ces derniers et une baisse mécanique «de leur salaire horaire».

«La grande distribution parle aussi de circuit court. Ils mettent en avant leurs gros producteurs belges de l’agroalimentaire, les mêmes qu’avant, mais avec un petit drapeau belge.» Benoit Dave, coopérative Paysans-artisans

 

Autre «souci», souligné par quelques intervenants: l’intérêt soudain de la grande distribution, qui a flairé le bon filon, pour le «local». «La grande distribution parle aussi de circuit court. Ils mettent en avant leurs gros producteurs belges de l’agroalimentaire, les mêmes qu’avant, mais avec un petit drapeau belge. C’est du nationalisme économique et cela n’a rien à voir avec le circuit court, qui table sur de la production artisanale, de la qualité différenciée, hors agroalimentaire…», se désole Benoit Dave.

Reste maintenant à voir comment tout cela va évoluer dans le temps. Mais Michel Lecomte a une conviction: «Ce qui s’est passé montre qu’une bonne partie des gens sont convaincus par le circuit court, mais ils n’ont pas le temps. S’il y avait une diminution générale du temps de travail, les gens y reviendraient plus durablement.»

En savoir plus

Relire aussi sur le sujet:

«Circuits courts à court de bras», Alter Échos n° 484, mai 2020, par Céline Teret

ainsi que notre dossier «Qui osera être agriculteur demain?», Alter Échos n°407-408, juillet 2015.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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