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Regard critique · Justice sociale

Rond-point Schuman

Conseils d’un ex-juge aux Pygmées

L’Europe? «Une très grande idée gérée par des Pygmées», selon Franklin Dehousse, ancien juge au Tribunal de l’Union européenne. Aujourd’hui professeur de droit et commentateur avisé des affaires européennes, l’homme, qui fut aussi représentant spécial de la Belgique dans les négociations européennes, n’a pas l’habitude de mâcher ses mots. Au lendemain d’un scrutin européen marqué, pour la première fois, par une hausse significative de la participation, il nous a livré son éclairage sur l’évolution des enjeux communautaires – non sans décocher au passage quelques flèches de circonstance.

L’Europe? «Une très grande idée gérée par des Pygmées», selon Franklin Dehousse, ancien juge au Tribunal de l’Union européenne. Aujourd’hui professeur de droit et commentateur avisé des affaires européennes, l’homme, qui fut aussi représentant spécial de la Belgique dans les négociations européennes, n’a pas l’habitude de mâcher ses mots. Au lendemain d’un scrutin européen marqué, pour la première fois, par une hausse significative de la participation, il nous a livré son éclairage sur l’évolution des enjeux communautaires – non sans décocher au passage quelques flèches de circonstance.

Comment interprétez-vous la hausse de la participation aux européennes? Assiste-t-on, sur le tard, à la naissance d’un dèmos européen?

Dire qu’il y a un plus grand esprit européen, cela ne me paraît pas évident. En revanche, il me semble qu’il y a une plus grande conscience des enjeux européens, ce qui n’est pas la même chose. On sent bien que l’Europe peut peser. Cela ne veut pas dire que l’on trouve que c’est enthousiasmant, mais on voit bien que c’est difficile de faire sans. En Belgique, la situation est atypique parce que nous jumelons l’élection européenne à d’autres élections. Dans le reste de l’Europe, la situation est complètement différente: on ne vote que pour le Parlement européen. La plupart des Belges n’ont pas voté pour des enjeux européens.

Pour vous, c’est une erreur de faire coïncider les scrutins?

Chaque solution a ses avantages et inconvénients. Si vous jumelez le scrutin européen aux autres, vous allez créer une plus forte participation, c’est un avantage. Et vous évitez de solliciter les gens plusieurs fois. En sens inverse, si vous avez une élection européenne seule, l’enjeu est plus puissamment européen, et la campagne est axée sur les thèmes européens. Vous pouvez choisir vos types d’inconvénients, ce qui est d’ailleurs la définition même de la politique: ce n’est pas choisir entre ce qui est plaisant et déplaisant, mais entre ce qui est déplaisant et très déplaisant.

«Plutôt que de s’occuper de Manfred ou de Tartempion, il serait bon de donner des signaux aux gens sur ce qui les intéresse.»

Au lendemain de l’élection, dans une tribune, vous avez dénoncé la course des candidats à la présidence de la Commission. «N’est pas Jacques Delors qui veut», avez-vous écrit, en qualifiant l’Europe de «très grande idée, gérée par des Pygmées.» Y aurait-il un problème de compétence ou de légitimité à la tête de l’UE?

Les deux, mais c’est lié. Car les gens qui ont une plus grande compétence ont souvent une plus grande légitimité. Prenons l’exemple de Juncker. Il faut reconnaître que c’est un homme qui a des décennies d’expérience dans les affaires européennes et qui naguère était un homme extrêmement brillant. De cette brillance, il reste encore quelque chose, ce qui n’est pas nécessairement l’apanage de ceux qui se bousculent au portillon pour lui succéder. D’où ma formule, qui a paru lapidaire à certains.

Au fond, l’Europe est un système politique qui n’a pas réussi à naître complètement. Nous sommes en phase de gestation, et, bien évidemment, il y a une série de gens qui essaient de la prendre en otage pour atteindre des objectifs personnels. C’est très dangereux, car le public est extrêmement sensible. C’est absolument vital qu’on développe une culture plus nordique de nos institutions. C’est valable pour tous les avantages, des voitures de fonction aux nominations. Il y a quelque chose d’indécent à voir tous les prétendants à la présidence de la Commission courir dans tous les sens sans se soucier le moins du monde de la signification collective de ces élections. On n’a pas invité 470 millions de personnes à voter pour savoir si Manfred Weber allait être président. Et d’ailleurs sur les 470 millions, il y a à peu près 450 millions qui ne savent pas qui est Manfred Weber, et pour tout dire ils s’en fichent royalement. Ils veulent des solutions sur l’emploi, le climat et de la sécurité. Plutôt que de s’occuper de Manfred ou de Tartempion, il serait bon de donner des signaux aux gens sur ce qui les intéresse. Sinon ils vont avoir l’impression que le système sert à s’occuper des carrières de Manfred et de Tartempion, et pas de s’occuper de leurs intérêts.

À l’origine le système des Spitzenkandidaten1 était censé renforcer le débat démocratique…

La situation en 2014 était différente. Les deux candidats principaux étaient plus sérieux. Juncker et Schulz, ce n’était pas du même tonneau que le débat actuel, où les candidats sont d’un moindre niveau d’expérience et d’un moindre poids politique. En 2014, des gens avaient des doutes sur le système, comme Madame Merkel, mais les concurrents l’avaient assez bien géré et ça a fini par passer. Mais maintenant, nous voyons les inconvénients. Il y a des tas de petits malins qui ont essayé d’utiliser le système pour avantager leur position personnelle. Nous voyons tout de suite que ce n’est pas vraiment un débat démocratique. On fait semblant qu’on est aux États-Unis, où il y aurait eu des primaires, sauf que les candidats ne se sont jamais présentés devant les électeurs. Ils se sont présentés devant les appareils de partis. Et donc qui les connaît? Nobody. À quel système de contrôle et de critique ont-ils été soumis durant les primaires? Rien. Et on veut nous dire que ce serait l’équivalent du système américain? C’est rigolo.

Les partis europhobes, même s’ils n’ont pas eu le résultat espéré, envoient de nombreux députés au Parlement. Est-ce que cela n’augure pas d’un recul de l’intégration européenne?

Je ne le crois pas. Constatons deux choses: la première, c’est qu’il n’y a pas d’accroissement de la représentation eurosceptique dans la représentation. Deuxièmement, si vous additionnez les quatre formations politiques principales, qui sont d’une manière ou d’une autre toutes favorables à l’intégration européenne, vous avez quand même une très forte majorité.

Par ailleurs, les Britanniques sont devenus tellement cinglés dans la gestion du Brexit que ça devient une contre-publicité énorme pour n’importe quel exit d’un autre État membre. Cela va avoir pour conséquence de rendre extrêmement difficile dans l’avenir de plaider pour un exit quelconque. Chaque fois que les Anglais s’engluent davantage, c’est une contre-publicité pour un discours à la Le Pen et à la Salvini. Les gens voient bien qu’on est en train de s’enfoncer dans un marécage incroyable.

«Les candidats ne se sont jamais présentés devant les électeurs, mais devant les appareils de partis. Et donc qui les connaît? Nobody.»

Le vote de contestation contre l’UE est quand même significatif…

Il y a une partie de la population qui est ulcérée, qui estime que le système ne fonctionne pas à son avantage et elle a totalement raison. L’Europe est un système qui distribue beaucoup de bénéfices à une moitié de la population, un peu de bénéfices à un quart, et le quart restant est complètement oublié.

Une personne issue de l’université, qui a des diplômes, peut bénéficier de la libre circulation, les billets d’avion sont moins coûteux, elle va en Erasmus… la vie est belle. Les grandes entreprises agricoles bénéficient de subsides… la vie est belle. Les entreprises voient des facilitations importantes dans les activités transfrontières… la vie est belle. Les gens qui sont dans la nouvelle économie bénéficient de l’Europe pour les mêmes raisons. Tout le secteur high-tech se développe, il y a une demande forte pour les gens qui ont les compétences, ils circulent beaucoup, leur salaire augmente.

En sens inverse, toute une série de gens faiblement qualifiés voient leur job disparaître ou ils doivent travailler des conditions plus précaires. C’est le cas par exemple pour les emplois dans les supermarchés, dans le textile ou encore dans le secteur du transport routier. Depuis l’élargissement, le secteur routier belge s’est effondré. L’activité s’est massivement décentrée vers l’est. Et que sont devenus les gens qui travaillaient là? Il y a une hostilité d’une partie de la population à l’Europe, et c’est justifié. L’Europe a bien assisté les gagnants, mais elle ne s’est pas assez souciée des perdants.

Le président sortant de la Commission, Jean-Claude Jucker, prétendait déjà s’occuper de cette partie de la population. Il postulait même à un «triple A» en matière sociale

Oui, mais il n’a eu qu’un triple C. C’est mieux que zéro. On a un peu revu la directive sur les travailleurs détachés. On a un peu renforcé les contrôles sur les prestations de sécurité sociale qui leur étaient données, on est dans le processus pour créer une agence qui vise à protéger ces droits sociaux là. Ce sont des initiatives qui vont dans le bon sens. En matière sociale, même dans le cadre des traités actuels, vous pouvez faire quelque chose. Le point essentiel, ce ne sont pas les traités. Pourquoi a-t-on rénové seulement un peu la directive sur les travailleurs détachés? Par manque de volonté politique. Là où le traité empêche réellement des choses, c’est en matière fiscale, où la règle de l’unanimité prévaut partout. Dieu sait qu’on a essayé de la changer, avec Dehaene et Verhofstadt, à toutes les négociations auxquelles j’ai participé… c’était dur.

Pensez-vous qu’un jour on pourra avancer sur la fiscalité européenne, ou est-ce qu’on se berce d’illusions?

Non je crois qu’il faut le faire, mais on arrivera à cela que quand nous aurons une crise. Et viendra un moment où nous aurons une crise. Parce qu’à l’heure actuelle, les États perdent des dizaines de milliards chaque année. Fatalement, dans ce contexte, les gens commencent à tirer sur tout ce qui bouge. C’est pour ça que le Brexit est un avertissement. Non pas tellement parce que les gens veulent sortir de l’UE, mais il y a un moment où le système les presse tellement qu’ils tirent dessus. Voyez le vote du Brexit: une partie des gens sont révulsés. Et c’est toujours le même profil: des gens qui sont dans des zones rurales ou des petites villes de province, qui ont été oubliés par la restructuration économique, où on a détruit beaucoup d’emplois traditionnels et où on en a peu créé de nouveaux et où les gens vivotent dans des circuits de distribution, sur des petits emplois…

Votre propos, c’est que la prochaine Commission devrait s’intéresser à cette partie du public.

Il est vital que les politiciens fassent deux choses: un, fournir la preuve qu’ils ne sont pas là pour se sucrer. Deux, se soucier davantage des gens qui sont oubliés par le système. Et s’ils font davantage ces deux choses-là, alors on réussira à résorber la crise de confiance.

 

  1. Ce système, lancé en 2014, prévoit que les partis politiques européens désignent avant l’élection leur favori à la présidence de la Commission européenne. Il n’est pas ancré dans le traité, mais a été présenté comme une avancée pour le débat démocratique européen.

En savoir plus

«Europe sociale: enjeu électoral» (dossier), Alter Échos n° 472, avril 2019.

«Europe sociale, simple A», Alter Échos n° 471, 12 février 2019, Éric Walravens.

Eric Walravens

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